Féminisme et diversité de genre
Ouvrir la fenêtre et écouter
C’est en faisant la grève, au printemps 2012, que je me suis éveillée aux féminismes. À force de débattre de justice sociale avec d’autres étudiant·e·s, il m’est apparu que ces combats, contrairement à ce que j’avais cru, n’étaient pas « déjà gagnés ». J’avais bien sûr connu mon lot d’injustices liées au fait que je suis une femme, mais mon indignation à leur sujet était toute personnelle (j’ai envie de dire, aujourd’hui, égocentrique). Je ne voyais pas qu’autour de moi de tels obstacles se mettaient en travers du chemin de toutes les autres. Surtout, protégée par un milieu favorisé, par ma relative aisance à évoluer dans l’identité de genre féminine, par la couleur de ma peau, j’ignorais que les préjudices que je subissais n’étaient qu’une goutte d’eau dans l’océan.
Plus jeune, j’adorais être one of the boys. J’étais bien fière qu’on me dise que je n’étais pas « comme les autres filles ». Je ne savais pas que toutes les personnes ne sont pas soit un gars, soit une fille. Comme la plupart des enfants de ma génération, j’ai grandi dans l’ignorance de la variété qui compose le monde, et mon esprit s’est développé dans une logique binaire, A ou B. Et B, le rôle féminin, me coinçait tellement.
On divise pour mieux régner, n’est-ce pas. Voilà ce que j’étais : divisée, disjointe de mes sœurs (ou adelphes, ce beau mot épicène qui désigne frère/sœur, utilisé dans certaines communautés queer). Rencontrer une foule de possibilités autres, notamment celles qui adviennent par l’ouverture du vocabulaire à des mots comme adelphe et non binaire, m’a permis d’entrevoir quelque chose comme la liberté.
Depuis, deux sources alimentent ma progression dans ce champ plein de découvertes révoltantes, débordant de beautés inespérées : mes ami·e·s écrivain·e·s, et les livres. Les un·e·s m’orientant sans relâche vers les autres, travaillant avec moi la matière souvent brute, bouleversante de ces essais, récits, romans, recueils de poèmes, bandes dessinées, manuels d’éducation sexuelle… Ces œuvres, nous les lisons avec joie ou colère, avec compassion ou dégoût ; elles repoussent nos limites respectives, elles élargissent nos horizons. J’ai dévoré Les argonautes de Maggie Nelson, traduit par un ami. Puis Quand je lis je m’invente de Suzanne Lamy, à la suggestion d’une autre amie qui en a signé la postface. Je me suis plongée dans les textes féroces de Josée Yvon. Nous ne sommes pas toujours d’accord, mes ami·e·s et moi, mes ami·e·s lecteurices, écrivain·e·s, libraires, éditeurices ou chercheur·ses. Mais nous cultivons l’affection et nous efforçons d’établir pour chacun·e l’espace nécessaire à la croissance.
Certaines convictions semblent plus politiques que d’autres. Je sais que le féminisme, a fortiori le féminisme intersectionnel tel que je l’apprends depuis maintenant dix ans avec enthousiasme, est vu par certain·e·s comme une perspective radicale qui ne peut qu’étouffer la littérature. C’est oublier que la littérature est une des voies privilégiées par lesquelles l’ordre du monde est défié, remodelé, imaginé autrement. L’engagement féministe est un engagement pour la dignité. Défendre la dignité de tou·te·s – pas seulement celle des hommes, des personnes blanches ou des personnes dont l’identité de genre est conforme à celle qu’on leur assigne à leur naissance : voilà comment s’enrichit la littérature. Je remercie donc Collections de me donner cette tribune, en formulant le souhait que ce ne soit qu’un des gestes qui permettront enfin d’ouvrir grand les fenêtres pour que ce vent de liberté, si vital, s’immisce partout et que chacun·e ait enfin voix au chapitre.
Roxane Desjardins
Directrice générale, Les Herbes rouges