Collections | Volume 8 | numéro 3

Entrevues et portraits

Une blanche chez les Innus

Samuel Larochelle

José Mailhot a consacré plus d’un demi-siècle à découvrir et promouvoir la culture des Innus. Loin d’être une archéologue qui tentait de faire parler le passé, l’anthropologue, linguiste, traductrice et autrice a tout fait pour garder la parole de ce peuple vivante et ancrée dans le présent. Elle est décédée le 24 mai 2021, quelques jours seulement avant la publication de ses mémoires intitulées Shushei au pays des Innus. Portrait d’une grande femme d’ici

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Anne-Marie André a connu José Mailhot lorsque cette dernière est venue s’établir chez sa mère à Schefferville pour continuer son apprentissage de l’innu, dans les années 1970. « Au début, je pensais que c’était une femme blanche qui venait apprendre notre langue seulement pour l’été, mais elle est restée 30 ans avec nous », explique la dame de 78 ans.

Peu à peu, leurs liens sont devenus d’une solidité à toute épreuve. « Elle était ma sœur plus que mon amie, précise Mme André. Elle avait perdu ses parents tôt sans sa vie et elle est devenue une membre de notre famille. Mes parents l’aimaient comme leur enfant. »

L’apprentissage de la langue les a également rapprochées. « Quand elle apprenait l’innu avec ma mère, j’étais là moi aussi et j’apprenais en même temps. À un moment donné, elle connaissait la langue plus que nous autres, puisqu’elle l’avait étudiée de toutes les façons. Ça lui a permis d’enseigner l’innu à une nouvelle génération d’enfants et de jouer un rôle de transmission des savoirs dans la communauté. »

Elle a aussi poussé madame André à croire en elle. « J’ai écrit un livre, mais je croyais que mes histoires n’avaient pas d’intérêt. José m’a donné confiance. Elle a corrigé la grammaire et elle a fait des commentaires en fonction de la façon de penser des aînés qu’elle avait connus. Elle a été très inspirante pour moi ! »

Acharnée au travail

Pour sa part, l’anthropologue Madeleine Lefebvre a été impressionnée par l’acharnement au travail de José Mailhot. « Quand elle commençait quelque chose, elle le finissait et le faisait bien, dit-elle. Ça lui a pris dix ans pour bien apprendre l’innu. Il fallait entre autres maîtriser les genres animés et inanimés, l’emplacement de la racine des mots, reconnaître les mots de la même famille et découvrir un vaste vocabulaire. »

Anne-Marie André abonde dans le même sens. « Quand une personne n’a aucune base de langue innue, il faut apprendre par cœur la façon dont les mots se transforment et la façon de construire des phrases très compliquées et à la fois très simples, selon la situation dans laquelle on se trouve, explique-t-elle. Il faut le vivre pour l’apprendre. On doit être dedans. »

À force d’être « dedans », José Mailhot a conçu – avec une équipe – un dictionnaire innu-français et un autre innu-anglais, avec Marguerite Mackenzie. « Elles ont uniformisé l’écriture, car il y avait plusieurs dialectes dans les régions de l’est et de l’ouest, sans oublier que chaque localité a ses particularités », souligne Mme Lefebvre.

L’anthropologue était aux premières loges de la naissance de la passion de José Mailhot. « Je l’ai rencontrée en 1968, alors que je faisais mon mémoire en anthropologie, sous la direction du professeur Rémi Savard. Je rassemblais des récits amérindiens de légendes. Il fallait que je rencontre les aîné·e·s pour qu’ils me racontent leurs histoires dans leur langue. José a été envoyée par Rémi pour m’introduire dans un village du Labrador, près du lac Melville. »

Bâtisseuse de ponts

Collègues et amies, elles ont ensuite créé le Laboratoire en anthropologie amérindienne et la revue Recherches amérindiennes au Québec, avec Rémi Savard et Sylvie Vincent. Deux initiatives qui ont profité de l’implication de José Mailhot. « Elle avait je ne sais combien d’ami·e·s dans tous les villages, autant au Labrador qu’au Québec, affirme madame Lefebvre. Les Innus étaient émerveillés de voir qu’elle parlait leur langue. C’était une forme de respect pour eux. Ça lui a permis de bâtir des ponts. »

Kateri Lescop renchérit en disant que José Mailhot a fait appel à l’intelligence des Innus. « À ses débuts, les seuls livres traduits en montagnais (la façon dont on nommait la langue innue à l’époque) étaient la Bible et quelques petits livres pour enfants, mais c’était timide, souligne-t-elle. Nous voulions dépasser ce que les curés avaient fait. »

Les deux femmes se sont rencontrées sur la Côte-Nord, alors que madame Lescop faisait une maîtrise en linguistique à l’Université de Montréal. « José était déjà reconnue comme une des rares personnes blanches qui parlait l’innu de façon quasi parfaite, ajoute-t-elle. Moi, je découvrais cet univers à travers ma recherche en linguistique. Nous avons jumelé nos projets pour pondre un lexique de 8500 mots en montagnais-français. »

« Quand je lui ai présenté mes deux adorables enfants, un fils haïtien et une fille chinoise tous deux adoptés, elle a craqué pour eux. Elle est devenue leur deuxième mère, tout en continuant son travail de terrain. »

–Mireille Cormier

Elles ont travaillé étroitement pendant environ deux ans, avant que leurs rencontres s’espacent dans le temps. « On se revoyait une fois par année pour corriger nos fiches, précise madame Lescop. J’allais dans sa maison près d’Oka et on passait de grosses fins de semaine à travailler sans arrêt. Moi, ce n’était pas mon fort de bosser jusqu’à deux heures du matin, mais avec elle, j’y arrivais. Elle me donnait énormément d’énergie. »

Carburer à la passion

Quand on demande à Mireille Cormier, la conjointe de José Mailhot depuis 1995, quelle place le travail occupait dans sa vie, la réponse est on ne peut plus claire : le travail passait en premier. Néanmoins, des nuances s’imposent. « Je l’ai connue quand elle avait 50 ans et elle avait déjà voué trois décennies de sa vie au terrain, précise Mme Cormier. Quand je suis arrivée dans sa vie, avec mes deux enfants, elle a été capable de faire du temps pour nous. Lorsque j’ai eu le cancer, elle a appelé à Sept-Îles pour annuler toutes ses formations. Elle a continué de travailler à partir de la maison, mais elle m’a priorisée. »

Cette union est apparue dans la vie de l’anthropologue après une relation de 25 ans avec un homme et une période largement consacrée au travail. « On avait chacune des vies passionnantes, dit son amoureuse. Quand je lui ai présenté mes deux adorables enfants, un fils haïtien et une fille chinoise tous deux adoptés, elle a craqué pour eux. Elle est devenue leur deuxième mère, tout en continuant son travail de terrain. »

D’année en année, celle qu’on surnommait « la Blanche chez les Innus » a fait découvrir la culture qui la fascinait à sa petite famille. « On allait en vacances en camping sur la Côte-Nord. Elle avait aussi une maison à Natashquan. José aimait beaucoup nous introduire à la culture innue et apprendre des choses aux enfants. »

Féministe et déterminée

Nul besoin de chercher très loin pour comprendre la nature des convictions de José Mailhot. « Elle n’était pas politisée dans le sens de participer à des manifestations avec des pancartes, dit Mireille Cormier. Comme elle avait beaucoup de travail, elle n’avait pas ce réflexe. Mais elle est passée par-dessus tous les obstacles qu’on peut vivre comme femme. Elle s’est émancipée et elle a développé ses talents pour les langues. C’est comme ça qu’elle était une féministe et une grande femme. »

Son amie Madeleine Lefebvre partage le même point de vue. « Je n’ai jamais croisé José dans une manifestation pour les femmes, mais toute sa vie prouve qu’elle était féministe, car elle a fait ce qu’elle voulait. Elle est allée jusqu’au bout de son engagement. José était un exemple de femme déterminée. »

Elle a également assumé son homosexualité à une époque où les mentalités n’étaient pas aussi ouvertes qu’aujourd’hui. « Elle était une personne vraie, proche de ses désirs, qui cherchait toujours la vérité, précise Mireille Cormier. Quand elle a décidé qu’elle aimait une femme, elle l’a dit à tout le monde sans réserve. Elle a élevé nos enfants comme les siens. Quand elle est décédée, mes enfants ont dit : ‘‘Ma mère est morte’’. »

Inévitablement, nous lui avons demandé quel héritage sa conjointe laissait derrière elle. « Son amour des autochtones, le respect de leur culture, le grand désir qu’ils s’émancipent au niveau politique et culturel, a répondu madame Cormier. Elle a contribué à ce que les Innus soient fiers d’eux. Elle les aimait profondément. »

Un legs sur papier

José Mailhot n’a pas uniquement produit les différentes versions du lexique innu vers le français et l’anglais. Elle a aussi été la traductrice d’An Antane Kapesh : une relation professionnelle et humaine absolument fascinante qu’elle raconte en détail dans le livre Shushei au pays des Innus, publié chez Mémoire d’encrier.

C’est d’ailleurs grâce au projet de retraduction de la grande dame de la littérature autochtone que Rodney Saint-Éloi, éditeur et directeur général chez Mémoire d’encrier, a pu entrer en contact avec José Mailhot. « Pour dire la vérité, je pensais qu’elle faisait partie d’une génération inaccessible, confie-t-il. En littérature, on est toujours en train de mythifier les gens, comme s’ils étaient morts ou trop loin. Finalement, ma très bonne amie Joséphine Bacon m’a dit que si je voulais reprendre Kapesh, il me fallait rencontrer José. Je l’ai appelée et elle m’a répondu, tout simplement. »

À l’époque, la septuagénaire avait encore beaucoup de vigueur dans la voix et une énergie indéniable pour traduire à nouveau Je suis une maudite sauvagesse et Qu’as-tu fait de mon pays ? « On a fait un travail d’exigence littéraire énorme, dit-il. Comme elle avait traduit ces livres une première fois dans les années 1970, elle ne voulait plus de sa propre traduction 50 ans plus tard : sa connais-sance de la langue innue avait nettement évolué. Elle s’est donc mise à relire et à retraduire. »

En cours de processus, elle a informé l’éditeur qu’elle avait un projet très personnel sur sa table de travail. « Elle m’a dit : ‘‘J’ai un manuscrit, mais je ne sais pas si c’est un livre : c’est un ensemble d’écrits et de chapitres. J’ai besoin de quelqu’un pour mettre tout ça en place.’’ On a donc fait appel à Jonathan Lamy pour faire de l’ordre et travailler avec elle. Ça nous a pris deux ans pour arriver au bout du projet. » raconte Rodney Saint-Éloi. 

« Nous sommes devenus des vieilles et des vieux, nous avons rejoint la table des sages, table où nous pouvons raconter le chemin parcouru, entre le mépris si bien illustré par An Antane Kapesh et la reconnaissance bienveillante du génie de la culture innue, que la société québécoise découvre, depuis plusieurs années, à travers les voix et les œuvres des jeunes générations d’Innus, mais aussi à travers le travail fidèle et acharné de Sushei au Pays des Innus. »

–Serge Bouchard, août 2020.

En cours de processus, elle a informé l’éditeur qu’elle avait un projet très personnel sur sa table de travail. « Elle m’a dit : ‘‘J’ai un manuscrit, mais je ne sais pas si c’est un livre : c’est un ensemble d’écrits et de chapitres. J’ai besoin de quelqu’un pour mettre tout ça en place.’’ On a donc fait appel à Jonathan Lamy pour faire de l’ordre et travailler avec elle. Ça nous a pris deux ans pour arriver au bout du projet. » raconte Rodney Saint-Éloi. 

À l’époque, celui-ci s’était entendu avec l’autrice et traductrice pour offrir au public ses nouvelles traductions de Kapesh, avant de présenter au lecteur·trice·s un ouvrage sur sa vie professionnelle et personnelle. « Elle raconte son parcours sans mettre en valeur ses accomplissements, affirme-t-il. Ce qui caractérise José, c’est son humilité. Elle n’a pas l’arrogance des auteurs littéraires. »

À force de découvrir son travail, il a vu surgir une relation d’inversion avec les peuples autochtones. « Plutôt que d’avoir droit au biais colonial des Blancs dans leurs relations avec les Innus, elle s’est déplacée chez eux pour être à leur écoute. Elle faisait entendre sa propre parole à travers la voix des autres. Elle leur faisait honneur et ils lui répondaient avec un grand respect. »

Alors que le Canada prend de plus en plus conscience du rapport malsain qui le lie aux peuples autochtones, quantité de citoyens se demandent quoi penser, quoi faire et quoi lire. Selon Rodney Saint-Eloi, les mots de José Mailhot peuvent être un début de réponse. « José est un incontournable pour comprendre les relations entre les Québécois et les Premières Nations. Son livre est une fenêtre ouverte sur les communautés innues : leur langue, leurs légendes, leur culture. »

« Elle raconte son parcours sans mettre en valeur ses accomplissements. Ce qui caractérise José, c’est son humilité. Elle n’a pas l’arrogance des auteurs littéraires. »

–Rodney Saint-Éloi

Si Shushei au pays des Innus devait initialement arriver sur les tablettes à l’automne 2021, sa publication a été devancée quand l’éditeur a appris que l’autrice avait un cancer. « J’ai su qu’elle était malade en mars 2021. Le manuscrit était presque prêt. J’ai décidé de le publier en juin, car je rêvais qu’elle le voie avant de mourir. Quand le livre imprimé est arrivé, elle l’a regardé, elle a souri et elle s’est endormie avec la copie sur son cœur. Quelques jours après, elle est décédée. J’ai l’impression qu’elle attendait le livre pour partir. »