Collections | Volume 8 | numéro 3

Littérature

Au-delà de la logique binaire

La diversité sexuelle et de genre dans la littérature québécoise

Nicholas Giguère

Depuis la parution, en 1944, du premier roman québécois mettant en scène l’homosexualité masculine, à savoir Orage sur mon corps, d’André Béland, les représentations de la diversité sexuelle et de genre ont grandement changé dans la littérature québécoise. D’abord associées aux milieux interlopes, à la tare sociale et au péché, les sexualités qui s’écartent de la soi-disant norme hétérosexuelle ont progressivement acquis leurs lettres de noblesse au cours des décennies 1970, 1980 et 1990, grâce notamment aux œuvres novatrices d’auteurs tels que Marie-Claire Blais et Michel Tremblay, du côté du roman, de Michel Marc Bouchard et de René-Daniel Dubois, du côté du théâtre, ainsi que d’Anne-Marie Alonzo et d’André Roy, du côté de la poésie.

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Aujourd’hui, les œuvres présentant une pluralité d’identités de sexe et de genre sont plus diversifiées que jamais. Modernes, pour ne pas dire postmodernes, volontiers hétérogènes, voire hybrides, elles mélangent les genres littéraires et subvertissent les idées reçues ainsi que les stéréotypes afin de renouveler les discours sur la sexualité. Autrefois produits par de petites structures éditoriales plus marginales, ces titres queers sont désormais intégrés aux catalogues de maisons davantage connues : pensons ici à Querelle de Roberval (2018), de Kevin Lambert, publié par les Éditions Héliotrope ; à Mordre jusqu’au sang dans le rouge à lèvres (2019), une œuvre de José Claer parue à L’Interligne ; à Notre-Dame du Grand-Guignol (2020), de Sébastien Émond, lancé par les Éditions Hashtag ; sans compter la collection « Queer », des Éditions Triptyque, véritable tribune pour les grandes voix queers de la littérature contemporaine. De telles œuvres, à la fois colorées, sensibles et politiques, déconstruisent les conceptions passéistes de la sexualité et incitent les lecteurs à repenser leur rapport à leur propre sexualité, à leur identité

Suggestions de livres

Laurent McCutcheon et la révolution gaie et lesbienne du Québec

DENIS-MARTIN CHABOT

Quiconque s’intéresse de près ou de loin à l’histoire LGBTQ+ au Québec risque tôt ou tard de voir passer le nom de Laurent McCutcheon. Mais qui était ce militant infatigable, qui a présidé l’organisme Gai Écoute (devenu Interligne en 2017) pendant plus de trente ans et pris part aux grandes luttes pour la reconnaissance juridique et sociale des personnes LGBTQ+ ? Dans Laurent McCutcheon et la révolution gaie et lesbienne du Québec, l’auteur DENIS-MARTIN CHABOT, également président de Fierté littéraire, dresse le portrait d’un homme au parcours passionnant et complexe. En effet, Laurent McCutcheon a plusieurs réalisations à son actif : il a entre autres créé la Fondation Émergence en 2000 et mis sur pied, en 2003, la Journée internationale de lutte contre l’homophobie. Dans cette biographie, Denis-Martin Chabot en profite pour revenir sur les grandes étapes de la vie personnelle et professionnelle de McCutcheon, qui a fait son coming out au début des années 1970. Pour rendre son ouvrage vivant, celui qui a été journaliste pendant plus de trente ans à Radio-Canada a mené une série d’entretiens avec McCutcheon lui-même, mais aussi avec plusieurs de ses proches et des personnalités publiques, dont Janette Bertrand, qui signe la préface. Voilà un livre incontournable, écrit dans une prose précise, qui permet d’en apprendre davantage sur l’un des artisans incontournables du Québec d’aujourd’hui.

Éditions de l’Homme, 2020, 240 p 27,95 $

Maîtresses-Cherokees

JOSÉE YVON

On n’a certainement pas encore mesuré toute la pertinence et l’importance des ouvrages de JOSÉE YVON dans le milieu littéraire québécois. Celle que son complice Denis Vanier surnommait « la fée des étoiles » est l’autrice d’une œuvre avant-gardiste et protéiforme qui défie tout effort de catégorisation, tant elle entremêle textes et images, déconstruit les genres traditionnels et privilégie l’esthétique du collage. Les Herbes rouges poursuivent la réédition des livres de Josée Yvon : après Danseuses-mamelouk, la maison d’édition récidive avec Maîtresses-Cherokees, un récit alliant prose et poésie dans lequel on retrouve l’univers cher à l’écrivaine : celui des lesbiennes aux prises avec les violences de la société hétéronormative, des travailleuses du sexe, des transgenres et d’autres laissées-pour-compte de la société. Avec toute la verve qu’on lui connaît et son style iconoclaste, Yvon dépeint des vies marginalisées à l’extrême, celles de Donna, de Bobby, de Berta, d’Éva, de Laurie et d’autres femmes dont le « nom est volé ». Par la même occasion, l’autrice redonne vie à ces êtres dépossédés de tout, y compris de leur nom

Les Herbes rouges, 2021, 136 p 20,95 $

Le bleu des garçons

ÉRIC LEBLANC

Tour à tour photographe, artiste numérique et performeur, ÉRIC LEBLANC ajoute une corde à son arc avec son premier livre, Le bleu des garçons. Les quatorze textes de ce recueil, qui passent allègrement de la prose à la poésie, puis au théâtre, mettent à l’avant-plan des personnages masculins qui s’aiment et se désirent, comme dans le magnifique long poème « L’amant », qui évoque, ne serait-ce que par son titre, l’univers de Marguerite Duras : « Je prendrai sa main / et aussitôt nous voilà dans sa chambre, / au pied du lit, sous sa douche, contre le mur / d’une ruelle, / dans la toilette du café. / Il sait que j’ai besoin de / ça. » Mais ces protagonistes finissent souvent par s’entredéchirer et s’autodétruire. Dans les faits, LeBlanc dépeint une masculinité profondément en crise. À la rigidité des modèles masculins dominants, il oppose la sensibilité, le doute, la remise en question des carcans anxiogènes et étouffants. Les fictions de cet ouvrage sont portées par une écriture ciselée et photographique : en peu de pages, et avec une économie de moyens plutôt rare en littérature, LeBlanc campe rapidement des atmosphères envoûtantes

Hamac, 2020, 145 p 18,95 $

La fille d’elle-même

GABRIELLE BOULIANNE-TREMBLAY

Connue dans le milieu du cinéma, entre autres pour son rôle dans le film Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau, GABRIELLE BOULIANNE-TREMBLEY est aussi une autrice accomplie : son recueil de poèmes Les secrets de l’origami, paru chez Del Busso en 2018, a été fort bien accueilli par la critique. Avec La fille d’elle-même, l’écrivaine originaire de Saint-Siméon livre un premier roman fracassant sur le thème de la transitude. Cet ouvrage autofictionnel met en scène une narratrice écartelée, pour ne pas dire déchirée entre deux identités. En fait, elle se sent prisonnière dans son corps de garçon. La fille d’elle-même raconte la lente quête, souvent parsemée d’embûches, de ce protagoniste qui ne vit pas en parfaite adéquation avec son propre corps. Les étapes de ce cheminement identitaire sont décrites dans des chapitres courts et denses dont l’écriture, très imagée et poétique, traduit bien la gamme d’émotions par laquelle passe la narratrice. Le livre est d’ailleurs précédé d’un manifeste percutant et bouleversant dans lequel Boulianne-Tremblay revendique, pour les personnes trans, le droit à la dignité et à l’existence.

Marchand de feuilles, 2021, 340 p 26,95 $

Jeunes trans et non binaires

ANNIE PULLEN SANSFAÇON

Pendant trop longtemps, les personnes trans ont été considérées comme anormales ou comme des êtres présentant de graves problèmes de développement. Or, comme le souligne avec justesse le texte qui figure en quatrième de couverture de l’ouvrage Jeunes trans et non binaires. De l’accompagnement à  l’affirmation : « [L]a littérature scientifique actuelle et l’expérience du terrain nous montrent que les identités de genre non conformes sont une expression parmi d’autres de la diversité humaine. » Ce livre, paru sous la direction d’ANNIE PULLEN SANSFAÇON, professeure à l’École de travail social de l’Université de Montréal, et de DENISE MEDICO, professeure au Département de sexologie de l’Université du Québec à Montréal, rassemble les contributions d’une trentaine de chercheur·euse·s et de spécialistes des questions trans. Foncièrement pluridisciplinaire, le collectif aborde une multitude de sujets, comme l’accueil des personnes trans et non binaires à l’école, la santé sexuelle, l’itinérance, la parentalité, etc. Empruntant à l’essai universitaire sa rigueur et sa richesse documentaire, et au guide pratique son style accessible et son ton engageant, Jeunes trans et non binaires fourmille de réflexions justes et de pistes d’intervention concrètes afin de mieux accompagner les trans et de favoriser leur épanouissement.

Éditions du remue-ménage, 2021, 384 p 28,95 $

Les carnets de l’underground

GABRIEL CHOLETTE

Spécialiste de la littérature du Moyen Âge, GABRIEL CHOLETTE propose, avec Les carnets de l’underground, un univers qui n’a rien à voir avec les romans de la Table ronde ou la littérature courtoise à la Tristan et Iseult. Dans son premier livre, le jeune auteur queer revisite plutôt la philosophie « sexe, drogues et rock and roll ». Toutefois, à la musique rock, il substitue la techno des boîtes de nuit de Montréal, de New York et de Berlin, où le dérèglement des sens et la quête de sensations fortes sont la norme. L’œuvre, dont le point de départ est une série de publications de Cholette sur Instagram, se lit comme une suite de brèves vignettes, de stories rédigées dans une langue crue et agrémentées par les illustrations explicites de Jacob Pyne. En réalité, c’est tout l’univers des raves qui est mis en scène dans Les carnets de l’underground, avec ses codes, ses rituels, ses façons de faire. Lieux où le rapport à la culture de l’image est constamment (re)négocié, les raves s’imposent aussi comme des espaces sécuritaires où peuvent s’épanouir les différentes identités de sexe et de genre, et ce, en toute liberté.

Triptyque, 2021, 128 p 28,95 $

La mue de l’hermaphrodite

KAROLINE GEORGES

Autre roman de science-fiction, La mue de l’hermaphrodite, de KAROLINE GEORGES, a été publié à l’origine par Leméac en 2001. Toujours aussi criante d’actualité, cette œuvre, désormais disponible en format poche (pour le plus grand bonheur des lecteur·trice·s!), raconte l’histoire d’Hermany, un être né hermaphrodite. Suscitant la curiosité en raison de sa condition, il devient vite un cobaye forcé de consommer des quantités phénoménales de psychotropes. Accusé d’un crime, le personnage, retenu prisonnier dans une cellule par des détracteurs omnipotents – véritables réincarnations de Big Brother –, livre ses pensées les plus intimes sur un cyberréseau et tente de comprendre le sens de son existence ainsi que de sa lente transformation. Avec La mue de l’hermaphrodite, l’autrice du roman De synthèse articule une réflexion sur l’identité sexuelle et la liberté individuelle qui n’a pas pris une ride.

BQ, 2020, 112 p 8,95 $

Phénomènes naturels

VINCENT FORTIER

Premier opus de VINCENT FORTIER, traducteur et réviseur à son compte, Phénomènes naturels plonge les lecteurs in medias res dans un univers pour le moins lourd : le narrateur, accablé par une peine d’amour, veut en finir. Littéralement au bord du gouffre, il réévalue sa vie, ses choix déchirants, ses regrets amers, ses désirs les plus fous, ses fantasmes débridés ainsi que sa quête d’authenticité dans un monde où règnent les faux-semblants et les faux-fuyants. Présenté sous la forme de fragments, chacun exposant un pan de la psyché du protagoniste, Phénomènes naturels est une autofiction sur les désillusions des personnes LGBTQ+ et la volonté d’être soi-même. Le personnage parvient à trouver du sens à son existence en embrassant pleinement la philosophie queer, à laquelle il s’identifie pleinement et qui le représente davantage. À lire absolument !

Hashtag, 2020, 101 p 18 $

QuébeQueer

Pierre-Luc Landry

Difficilement réductible à une définition simple et circonscrite, puisqu’il est par essence pluriel, le mouvement queer peut toutefois être envisagé comme l’actualisation d’une « pensée non binaire, non catégorielle et non normative ». C’est la définition qu’en donnent Isabelle Boisclair, professeure de littérature à l’Université de Sherbrooke (et collaboratrice dans ce numéro de Collections), Pierre-Luc Landry, directeur de la collection « Queer » des Éditions Triptyque et professeur adjoint au Département de français de l’Université de Victoria, et Guillaume Poirier Girard, doctorant et chargé de cours à l’Université de Sherbrooke, dans l’avant-propos à l’ouvrage QuébeQueer. Le queer dans les productions littéraires, artistiques et médiatiques québécoises. Ce collectif réunit les contributions d’une trentaine d’universitaires et de spécialistes, qui exposent des méthodologies renouvelées pour analyser, dans une perspective queer, des œuvres telles que L’enfant mascara, de Simon Boulerice, Fierce Femmes and Notorious Liars, de Kai Cheng Thom, Mouthquake, de Daniel Allen Cox, et Ourse bleue, de Virginia Pesemapeo Bordeleau, mais aussi des productions musicales, cinématographiques et télévisuelles. Les articles critiques et théoriques sont entrelardés de textes plus personnels flirtant parfois avec la fiction et l’expérimentation. Multipliant les approches et les corpus, ratissant large, QuébeQueer est certainement en voie de devenir la référence sur le queer au Québec.

Les Presses de l’Université de Montréal, 2020, 520 p 44,95 $

J’ai peur des hommes

VIVEK SHRAYA

« J’ai peur des hommes, et pas seulement à cause d’une expérience précise que j’ai vécue avec un homme en particulier. J’ai peur des hommes à cause des dommages causés au fil du temps, de la somme des expériences quotidiennes que j’ai racontées ici, de celles qui restent tues, et de celles que je continue à affronter chaque jour. » À eux seuls, ces mots résument fort bien la démarche de VIVEK SHRAYA, une écrivaine et artiste cana- dienne d’origine indienne qui compte à son actif plusieurs livres et albums solos. Dans son vibrant témoignage J’ai peur des hommes, l’autrice montre à quel point son corps et son existence ont été malheureusement façonnés par certains hommes hétéro- sexuels et cisgenres, dignes représentants de l’ordre hétéropatriarcal, et par la masculinité toxique en général. Pour échapper à de potentielles situations dangereuses et arriver à vivre dans un monde hostile qui a nié sa féminité et qui cherche encore à l’étouffer, Shraya a dû développer des stratégies de survie. Critique vitriolique de la masculinité canonique, plaidoyer pour l’avènement d’un vivre-ensemble plus harmonieux, J’ai peur des hommes est l’un de ces récits qui ne laisse personne indifférent, tant il remet en question toutes les catégories de perception.

Éditions du remue-ménage, 2020, 96 p 16,95 $

Valide

CHRIS BERGERON

Avec Valide, son premier roman, CHRIS BERGERON a réussi l’improbable : réunir autofiction et science-fiction dans un même livre tout en maintenant une cohérence implacable. Si l’ouvrage se lit d’abord comme une fictionnalisation d’événements plus ou moins autobiographiques et relate le processus de transition de la narratrice, il prend rapidement une autre tangente et adopte les codes de la science-fiction la plus pure. Catapultée dans un 2050 qui n’est pas très éloigné de la société actuelle, la narratrice n’a pour tout interlocuteur qu’un ordinateur, qu’elle doit réussir à tromper afin d’aller au bout de sa transformation. Œuvre insolite truffée de références à la culture populaire, véritable ovni littéraire qui n’est pas comparable à quelque œuvre que ce soit, Valide propose un regard à la fois juste et dérangeant sur la place des femmes trans dans le monde, les situations problématiques auxquelles elles sont confrontées et les inégalités qu’elles subissent au quotidien. Un tour de force !

XYZ, 2021, 224 p 24,95 $