Collections | Volume 8 | numéro 3

Littérature

« Femme debout, femme puissance, femme résurgence* »

Josianne Létourneau

La scène qui suit se déroule dans une librairie au cœur de l’île de Montréal.

« Bonjour! »

« Bonjour monsieur ! N’hésitez pas si j’peux vous aider! »

« Oui, bien, en fait… J’aimerais avoir quelques recommandations…»

« Avec plaisir ! Suivez-moi ! J’ai justement rassemblé dans ce rayon quelques titres que j’ai lus récemment.

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Vous avez ici le très beau roman de Caroline Dawson, Là où je me terre, qui raconte son arrivée du Chili au Québec à l’âge de sept ans. Il y a aussi celui de Marie-Claire Blais, Petite Cendre ou la capture, qui m’a complètement renversée. C’est une œuvre qui fait un portrait percutant de l’Amérique actuelle. Ces deux livres ont d’ailleurs été finalistes au Prix des libraires. Sinon, il y a le nouveau Emmelie Prophète, Les Villages de Dieu. Vous avez peut-être entendu Dany Laferrière en parler récemment ? C’est un roman qui nous plonge au cœur d’un quartier de Port-au-Prince soumis au dictat de la violence des gangs … »

« Ok, c’est bien mais… vous ne me suggérez que des femmes… »

À ce moment-là, j’avoue être restée bouche bée.

Je suis libraire depuis 1997. Je ne compte plus le nombre de recommandations faites durant toutes ces années. Heureusement, rares sont les lecteur·trice·s qui réagissent ainsi. Comme si les livres écrits par des femmes se ressemblaient tous ou ne s’adressaient qu’à elles.

Avec cette scène à l’esprit, j’ai préparé la liste de romans et d’essais qui suit : des œuvres actuelles, débordantes de talent, fruits du travail acharné de femmes brillantes et inspirantes qui proposent un regard unique sur notre monde. Et quelle chance, quel privilège avons-nous qu’elles existent dans l’univers littéraire québécois !

Suggestions de livres

Un pont entre nos vérités

VANIA JIMENEZ

Un pont entre nos vérités, cinquième roman de l’écrivaine VANIA JIMENEZ, n’est pas une œuvre autobiographique. Mais plusieurs personnages et événements de cette histoire familiale puisent leur essence dans la vie de l’autrice. Tout comme Marie-Louise Chamelian, la mère subitement disparue de son livre, Vania Jimenez naît au Caire de parents arméniens et immigre au Québec en pleine Révolution tranquille. Et c’est ce parcours peu banal qu’elle métamorphose en fiction. Alternant entre la voix de Clara qui, à travers sa lecture avide des textes écrits par sa mère, en revit la jeunesse québécoise, et celle de Marie-Louise qui résonne par ses propres mots, l’écrivaine raconte une vie de femme : ses études de médecine, ses amours, ses maternités. Autant d’étapes franchies par la jeune femme immigrante d’alors, dont le statut ne simplifie rien et met en lumière une vie empreinte de passions.

Druide, 2021, 696 pages 29.95 $

Nullipares

CLAIRE LEGENDRE

« Trois vagues de féminismes et un mouvement sex-positive n’auront pas suffi à faire sortir de la marge le choix de ne pas procréer ni […] à libérer la parole autour de ce choix. » Tirés du texte offert par BRIGITTE FAIVRE-DUBOZ au collectif Nullipares, ces mots illustrent de façon éloquente la nécessité pour celles qui ont fait le choix de ne pas enfanter, ou qui n’ont tout simplement pas pu le faire, d’être considérées comme des femmes accomplies. Dirigé par l’autrice CLAIRE LEGENDRE, Nullipares rassemble de nombreuses essayistes et écrivaines (parmi lesquelles CATHERINE VOYER-LÉGER et MONIQUE POULX), ayant en commun des expériences liées au regard parfois impitoyable sur leur réalité. « Ni sorcières, ni égoïstes, ni désespérées », écrit d’ailleurs CLAIRE LEGENDRE dans son avant-propos : « Il fallait leur demander de raconter, de prendre la parole côte à côte, pour mieux faire entendre nos voix dissonantes. »

Hamac, 2020, 144 pages 19.95 $

Filibuste

FRÉDÉRIQUE CÔTÉ

« Filibuster » : technique parlementaire visant à bloquer l’adoption d’une loi par un discours ininterrompu. C’est à cet exercice épuisant que s’est livrée, le 25 juin 2013, la sénatrice démocrate Wendy Davis afin d’empêcher l’adoption d’une loi visant à retirer aux Texanes l’accès à l’avortement après la vingtième semaine de grossesse. Et c’est de ce terme politique que FRÉDÉRIQUE CÔTÉ a puisé le titre de son premier roman, Filibuste, livre où la parole appartient aux femmes. Autour de la table du souper dominical ou du drame meurtrier provoqué par le père. À travers les souvenirs et la cruauté des relations sororales, avec les mots désarmants de lucidité de trois sœurs et d’une mère, c’est toute une théâtralité familiale qui s’anime, un scénario féroce rivalisant sans peine avec cette téléréalité que l’autrice décortique en parallèle, tel un fil rouge suivant les contours sinueux de ce miroir de la vraie vie.

Le Cheval d’Août, 2021, 128 pages 20.95 $

Le marcassin envolé

TYPHAINE LECLERC

Vivre le deuil d’un enfant nous place devant un événement qui n’a rien de naturel. En donnant naissance au petit Paul, TYPHAINE LECLERC ne pouvait s’imaginer qu’elle vivrait seulement quatre semaines de bonheur avec son fils. C’est l’éclatement de cette bulle de félicité qu’elle raconte dans son premier livre, Le marcassin envolé, récit qui emprunte un peu sa forme au journal de création, avec de courtes entrées qui s’échelonnent de 2014 à 2020. Publiant initialement sous la forme d’un blogue, l’autrice a retravaillé les textes afin de les rendre plus accessibles, mais aussi pour en faire une œuvre porteuse de poésie. Pourtant, au-delà du style, ce sont les méandres de son cœur et de ses souvenirs que l’autrice explore devant nous, avec beaucoup d’honnêteté et d’émotion. Un voyage qui emprunte sans pitié tous les petits sentiers intimes de sa vie et n’évite pas les remises en question sur la trajectoire de sa vie de fille, de femme et de mère.

Pleine Lune, 2020, 154 pages 21.95 $

Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme

KRISTEN GHODSEE

Pourquoi les femmes ont une meilleure vie  sexuelle sous le socialisme est un titre accrocheur qui se permet l’audace de l’affirmative. Et pour cause. Professeure d’études russes et est-européennes, l’essayiste américaine KRISTEN GHODSEE est résolue à ne pas laisser le socialisme être jeté comme un bébé avec l’eau du bain. « Ce livre s’appuie sur 20 ans de recherche et d’enseignement pour offrir une introduction destinée aux non-spécialistes qui s’intéressent à la théorie féministe européenne, aux expériences du socialisme d’État au XXe siècle et aux leçons que l’on peut en tirer pour le présent. » Ravie de la meilleure circulation des idées socialistes aux États-Unis qu’elle attribue, entre autres, à la présence politique de militants comme Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, Kristen Ghodsee s’applique à souligner l’impact du capitalisme sur l’indépendance économique des femmes. Car, dans la théorie « ghodseeienne », il est judicieux d’y voir un lien de cause à effet avec le bien-être sexuel féminin.

Lux Éditeur, 2020, 288 pages 26.95 $

Pas facile

KELLI MARIA KORDUCKI

Rompre n’est jamais chose aisée. Et l’autrice KELLI MARIA KORDUCKI, qui détaille ouvertement les raisons qui l’ont poussée à mettre fin à la première véritable relation amoureuse de sa vie d’adulte, en sait quelque chose. C’est d’ailleurs l’une des motivations ayant mené à l’écriture du fascinant Pas facile. L’étonnante histoire féministe de la rupture amoureuse. « Je voulais faire la lumière sur les développements culturels et économiques ayant permis aux femmes comme moi de quitter un partenaire sérieux et bon – ou même n’importe quel partenaire – et montrer pourquoi, malgré ces progrès, la décision de rester ou de partir continue d’être si lourde. » De ce point de départ, la journaliste et critique culturelle parcourt l’histoire et la littérature, s’arrêtant notamment sur l’univers des héroïnes de Jane Austen, pour remettre à sa juste place le mythe de l’union romantique et questionner « l’archétype d’une vie réussie [reposant] encore sur le fait de trouver son autre moitié ».

Marchand de feuilles, 2020, 160 pages 19.95 $

Une guerre mondiale contre les femmes

SILVIA FEDERICI

Comment l’examen de la persécution des sorcières peut-il nous faire comprendre les féminicides actuels ? Autrice du célèbre Caliban et la sorcière, l’universitaire et militante féministe SILVIA FEDERICI souhaite, avec l’ouvrage Une guerre mondiale contre les femmes, proposer un livre accessible à un large public. Ainsi, par de courts textes, l’essayiste fait valoir l’actualité de la chasse aux sorcières, citant, par exemple, ces milliers de femmes tanzaniennes exécutées pour sorcellerie afin de les déposséder de leurs biens. « [S]i ma lecture de la chasse aux sorcières est juste, une autre analyse historique devient possible, par laquelle les esclaves africain·e·s, les paysan·ne·s exproprié·e·s d’Afrique et d’Amérique latine et la population autochtone massacrée d’Amérique du Nord deviennent tous·t·es parents des sorcières européennes ». Pour Silvia Federici, l’établissement d’un système économique global et la volonté d’écraser le pouvoir communautaire singulier des femmes ont toujours été à l’origine des féminicides. Ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui

Éditions du remue-ménage, 2021, 144 pages 18.95 $

11 brefs essais pour l’égalité des sexes. Horizons féministes émergents

NOÉMIE DÉSILETS-COURTEAU

Après s’être attaquées aux importantes questions de l’austérité et du racisme, les éditions Somme Toute proposent, sous la direction de NOÉMIE DÉSILETS-COURTEAU, 11 brefs essais pour l’égalité des sexes. Horizons féministes émergents, collectif qui aborde cette fausse impression voulant que l’égalité entre les hommes et les femmes ne soit plus un problème. « Ce livre prend sa source dans une lassitude devant la violence de la réaction qui guette trop souvent celles et ceux qui osent pointer du doigt les inégalités et demander des améliorations », affirme Noémie Désilets-Courteau, qui refuse d’« accepter le statu quo » ou d’« embrasser l’immobilisme ». Ainsi, à travers de courts textes signés, entre autres, par les plumes de CHLOÉ SAVOIE-BERNARD, MARILYSE HAMELIN et STEVE GAGNON, il devient clair que tout n’est pas gagné et que nombreuses sont les sphères de nos vies encore touchées par cette égalité non acquise.

Éditions Somme Toute, 2019, 152 pages 17.95 $

Empreintes de résistance

ALEXANDRA PIERRE

« C’était comme si, en tant que femme et féministe minorisée, j’avais intériorisé l’ignorance du féminisme et des mouve-ments sociaux majoritaires sur ce qui a précédé, sur ce que les Haïtiennes, les femmes noires, les femmes racisées et les femmes autochtones vivent ici (et ailleurs). » C’est ainsi qu’ALEXANDRA PIERRE, présidente de la Ligue des droits et libertés, souligne l’ignorance collective face à la contribution des femmes issues de minorités culturelles dans le combat féministe québécois. Afin de mettre leur implication en lumière, elle a, pendant plus de deux ans, rencontré des femmes telles DALILA AWADA et HIRUT MELAKU, dont les trajectoires personnelles et professionnelles incarnent cette lutte contre les résistances actuelles, bien présentes, face aux diverses façons d’incarner l’émancipation féminine. Chacune d’entre elles pourrait d’ailleurs s’approprier les mots d’Alexandra Pierre, fils conducteurs de cet ouvrage: « Le racisme et le colonialisme ne constituent pas d’autres problèmes, ce sont bien des problèmes de femmes. »

Éditions du remue-ménage, 2021, 336 pages 26.95 $

NORMA DUNNING

Annie Muktuk

« Annie, ma fille, ma beauté. Tu le sais aussi bien que moi : l’heure est venue. L’heure de se poser. C’est le temps d’avoir des bébés et de devenir comme les autres filles. C’est le temps de trouver l’amour, pas de niaiser avec les restes. » Personnage central de ce premier livre de l’écrivaine Inuk NORMA DUNNING, Annie Mukluk ne fait pas l’unanimité. Loin de se conformer aux attentes de sa mère ou de se laisser intimider par l’agressivité masculine, elle revendique, d’abord pour elle-même, une liberté s’inscrivant au-delà du genre. À l’instar de Sedna et des Esprits féminins qui habitent les nouvelles de Norma Dunning, tous les personnages de ce recueil sont à la croisée des chemins d’une vie stigmatisée par les contraintes. Et si le titre Annie Muktuk relève cette ressemblance troublante entre le nom d’une femme (Mukluk) et celui d’un mets dont on se délecte (Muktuk), est-ce vraiment une coïncidence ?

Mémoire d’encrier, 2021, 208 pages 23.95 $

Thelma, Louise & moi

MARTINE DELVAUX

Dans l’émouvant Thelma, Louise & moi, titre figurant sur la liste préliminaire du Prix des libraires en 2019, MARTINE DELVAUX plonge courageusement dans des eaux narratives troubles. Glissant entre l’analyse et le récit de soi, l’autrice scrute l’œuvre cinématographique et relève, à travers ses scènes, répliques et, même, les réactions ayant entouré sa sortie, tout ce qu’elle met en lumière. « C’est l’histoire d’une valse entre deux filles et le monde, entre la vie avec des gars et la vie avec des filles, entre le goût de fuir et celui de rester. » Son regard toujours posé sur ces héroïnes aimées au funeste destin, la narratrice revisite en leur présence les violences masculines de sa vie. Voix intime pour un film-symbole, Thelma, Louise & moi est peut-être le livre qu’il nous fallait pour ne jamais oublier comment une femme se sent face à une littérature et un cinéma qui la violentent, l’écrasent et la tuent

Héliotrope, 2018, 240 pages 22.95 $

Méduse

MARTINE DESJARDINS

La beauté. Cette arme absolue, incontestable, dont l’absence est cruelle pour celles à qui elle fait défaut. Telle est la douleur de Méduse, personnage du plus récent roman de MARTINE DESJARDINS, que l’on ne connaîtra jamais que sous ce nom et qui, depuis la naissance, porte le fardeau de la laideur, de ces yeux monstrueux dont la nature l’a dotée. Abandonnée par son père aux murs cauchemardesques de l’Athenaeum, soumise aux perverses volontés des bienfaiteurs de cet institut qui ne lui apprend rien, Méduse transformera bientôt son apparente malédiction en pouvoir. Un pouvoir résolument féminin qui, à l’instar de celui de ses sœurs mythologiques et marines, fera de tous ceux qui la croiseront une proie potentielle. Figurant sur la liste préliminaire du Prix des libraires 2021, cette Méduse, dernière-née de l’univers envoûtant de Marine Desjardins, est, par ce plaidoyer magnifique sur la puissance du corps féminin, son œuvre la plus férocement féministe.

Mémoire d’encrier, 2021, 208 pages 23.95 $