Les fleurs poussent encore
Les fleurs poussent encore
Tandis qu’avril traîne sa froc crispée le long des trottoirs, à travers les dernières croûtes gelées qui recouvrent mes plates-bandes, vient d’éclore la toute première talle de perce-neige de la saison. De petites fleurs hardies et têtues, qui reviennent chaque année aux mêmes endroits, toujours plus nombreuses.
Les plantes bulbeuses me fascinent. Afin de survivre à des conditions climatiques défavorables, elles ont développé des organes souterrains qui agissent comme réserves nutritives ou bien se multiplient de façon asexuée, selon l’espèce. Cette magie souterraine s’apparente à celle de l’édition et de la publication d’un livre.
Planter un bulbe est un geste empli d’espoir : après la mise en terre, il faut patienter de longues semaines, et souvent de longs mois, avant que surgisse glorieusement le vert tendre de ses bourgeons. Et plus l’environnement qui les voit naître est hostile à leur épanouissement, plus la surprise est grande et plus le geste est précieux.
Il y a des hivers de froids extrêmes. Des hivers qui se prolongent et s’éternisent. Il y a des hivers qui ne sont pas l’hiver, mais le capitalisme, le colonialisme, le racisme, la misogynie, l’homophobie, les injustices sociales et autres pandémies. Lorsqu’un livre arrive à percer ces couches asphyxiantes pour révéler au monde sa beauté et lui redonner sens, j’aime croire que le printemps l’emporte sur l’ignorance et la haine, que la vie l’emporte sur la mort, que les fleurs poussent encore.
J’ai reçu l’invitation de la revue Collections à vous adresser ces quelques mots le 21 mars dernier, Journée mondiale de la poésie. Quelques jours plus tôt, on annonçait publiquement mon entrée en poste en tant que directrice littéraire chez Perce-Neige. Ma nouvelle maison porte le nom d’une petite fleur têtue, symbole d’espoir, qui fleurit depuis plus de 40 ans à Moncton, au Nouveau-Brunswick, dans une communauté de langue officielle en situation minoritaire. La résilience et l’audace de mes prédécesseurs ont rendu possible l’essor de la littérature acadienne contemporaine et ont permis de faire vivre la langue française dans les provinces maritimes, où les taux de littératie sont plus bas que la moyenne nationale et où l’écosystème littéraire demeure fragile. Je n’ai cependant pas peur pour l’avenir du français. Nous sommes plusieurs à travailler le sol en amont, à l’ameublir saison après saison pour que s’y enracinent des bulbes de toutes sortes, du français acadien au joual, en passant par l’acadjonne, le brayon, le chiac ou le français cadien (Louisiane). C’est cette étonnante diversité, cette faculté de se mêler aux autres, de s’adapter, d’emprunter, d’échanger ses codes et ses couleurs, qui fait de la langue une vaste talle de vivaces rustiques.
Poésie, espoir et jardinage : ces trois mots pourraient constituer la description de tâches de mon nouveau poste chez Perce-Neige. Mes collègues du milieu de l’édition s’y retrouveront peut-être aussi. Faire le pari de la littérature, qui plus est de la poésie, est un acte de foi en l’humanité. Le présent numéro propose une luxuriante sélection des bulbes livres qui se retrouvent ce printemps dans les rayonnages des bibliothèques et sur les tablettes des librairies. À vous désormais de les replanter dans vos plates-bandes pour que vivent et se propagent les idées qui nous permettront d’imaginer la prochaine saison du monde.
Émilie Turmel
Directrice littéraire, Éditions Perce-Neige
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