Collections | Volume 10 | numéro 1

Article de fond

Le perpétuel renouvellement de la poésie québécoise

Samuel Larochelle

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Les quinze dernières années ont été fertiles pour la poésie québécoise et franco-canadienne. Les libraires témoignent d’une curiosité grandissante des lecteurs et lectrices à son égard. Les soirées de micro ouvert, qui n’ont cessé de proliférer, ont permis à de nombreuses personnes d’apprivoiser la forme autrement. La critique littéraire Claudia Larochelle affirme que la poésie est sortie du sanctuaire où elle se trouvait dans le passé. Le Devoir évoque un « reboom ». Les genres se décloisonnent. La poésie est hybride, narrative, normée, abstraite, traditionnelle ou accessible. De nouvelles maisons d’édition s’ajoutent au paysage. Une poésie dédiée à la jeunesse occupe une place grandissante. Tout est en train de se transformer.

Afin de témoigner de l’évolution du monde poétique, Collections a convié les directrices littéraires de maisons d’édition plus que quinquagénaires, Roxane Desjardins aux Herbes rouges, ainsi que Mélissa Labonté et Charlotte Francœur des Éditions du Noroît.

En 2023, Les Herbes rouges franchissent le cap des 55 ans. Plus de cinq décennies se sont écoulées depuis que les frères François et Marcel Hébert ont cofondé la maison d’édition en réaction à la poésie lyrique et nationaliste de l’Hexagone. « À l’origine, les poètes qui publiaient aux Herbes rouges étaient des lecteurs de Roland Barthes et des structuralistes français qui étaient dans une logique de recherche et un peu d’avant-garde, explique Roxane Desjardins. Durant les cinquante premières années, les frères Hébert ont été des éditeurs extraordinaires. Ils ont appris à lire et à écrire à beaucoup de gens, alors qu’ils étaient autodidactes. »

Véritable institution poétique, la maison est passée entre les mains de Roxane Desjardins en 2016. « Durant les cinq premières années, je choisissais les textes avec François, qui a été mon éditeur. On était presque toujours d’accord sur la qualité des textes et la façon de les sélectionner. »

Et cela est vrai, même s’ils n’avaient pas sillonné les mêmes chemins. « J’ai une scolarité au doctorat en littérature, alors que François était un décrocheur qui n’avait pas fini son cégep. Ma perspective sur la poésie et ma façon d’en parler sont peut-être influencées par des outils théoriques qui n’étaient pas les siens. »

La touche personnelle de l’éditrice commence d’ailleurs à se faire sentir pour les plus fins observateurs. « Depuis que je dirige la maison, on peut reconnaître une approche et un travail différents par le fait que je suis une femme et que j’ai une sensibilité aux enjeux féministes. »

Une autre quinquagénaire

Trois ans après la naissance des Herbes rouges, Le Noroît s’est ajouté au milieu littéraire québécois. En 1971, René Bonenfant et Célyne Fortin ont créé un lieu convivial où les artistes de différents horizons pouvaient se retrouver avec le poème comme point commun, afin d’explorer toutes les possibilités du livre. « Ça a commencé avec des conversations de cuisine, rappelle Charlotte Francœur. C’était une toute petite maison au départ. La première année, un seul livre a été publié. L’année suivante, il y en a eu deux. La production a augmenté année après année. »

Dans cette demeure littéraire qui invite les poètes à s’impliquer du début à la fin de la création de l’objet livre, une certaine standardisation s’est déployée avec le temps, alors que trois dizaines de titres sortaient des presses chaque année.

Mélissa Labonté et Charlotte Francœur ont travaillé pour Le Noroît durant des années avant d’en prendre les commandes. « On a choisi Le Noroît parce que la maison nous ressemblait, dit Charlotte Francœur. On n’est pas venues pour faire table rase. On connaissait bien le fonds et les poètes de la maison. En même temps, de nouveaux manuscrits commençaient à rentrer. La transition s’est faite assez doucement. »

En 2016, Charlotte Francœur avait également cofondé, avec trois autres personnes, les Éditions Omri, qui ont été fusionnées avec Le Noroît. « Cette maison mettait en lumière la poésie émergente des jeunes et presque toujours des premiers recueils, souligne-t-elle. Des œuvres qui bâtissent des ponts poétiques entre les arts pour créer d’autres niveaux de lecture. Cette fusion représente bien l’attention portée aux nouvelles voix et à notre volonté de réfléchir à la forme au sein même de la langue. »

Une vision sans étiquette

Quelque 52 ans après la création du Noroît, ses directrices cherchent plus que jamais à créer un dialogue entre la poésie et les arts visuels. Ce qui implique inévitablement de voir le livre comme un objet d’art. « On a toujours refusé le format uniforme, dit Mélissa Labonté. Le projet littéraire guide l’objet livre. C’est pour ça qu’il y a plein de formats différents au Noroît. On multiplie les réflexions sur les potentialités du livre. Notre vision éditoriale est une version 2.0 de la mission première de la maison. »

Pour cette organisation qui cherche toujours à se transformer, il est peu probable qu’une étiquette lui convienne. « Ce qui fait la spécificité du Noroît, c’est qu’on ne se réclame pas d’un courant en particulier ni d’une poésie qu’on pourrait catégoriser dans un silo, révèle Charlotte Francœur. Au contraire, on essaie que notre catalogue soit le plus ouvert possible. On publie des poésies de plein de générations différentes et de plusieurs courants. Le mot d’ordre est la surprise et l’émotion. »

Sa partenaire renchérit en réitérant leur envie de réfléchir aux formes et aux idées. « Il faut qu’on sente du mouvement, précise Mélissa Labonté. On ne veut pas être figé dans une idéologie ou dans une structure trop rigide. Si tu veux complètement revoir l’idée du livre, tu vas penser au Noroît. Les gens cognent à notre porte pour des projets spéciaux. »

Rigueur, rigueur, rigueur

Les Herbes rouges sont quant à elles reconnues pour leur rigueur formelle. « Je pense que c’est particulier aux Herbes rouges de ne pas nous mêler du propos, affirme Roxane Desjardins. Les auteurs sont responsables de ce qu’ils souhaitent raconter et des sujets abordés. »

L’éditrice croit aussi que la maison se distingue en publiant des œuvres qui sortent du lot. Quitte à ce qu’elles présentent un défi de lecture. « Nos livres peuvent être exigeants. Les poètes avec qui on travaille abordent la poésie comme un lieu d’expérimentation. Peu importe le style, ils vont travailler leurs textes avec curiosité et inventivité, en essayant de déjouer la logique du connu, de l’habitude, du confortable et de l’aisance. »

La poésie n’est cependant pas son seul cheval de bataille. « La maison est née avec la poésie et elle a continué son chemin en développant d’autres genres littéraires, afin de suivre les projets de nos auteurs et autrices. On a un lien très fort avec eux et elles. »

Elle dit prendre l’engagement de suivre les explorations, tant dans les passages des artistes entre les genres littéraires que dans sa façon de travailler. « On recherche des œuvres qui ont une voix, un rapport particulier au langage et qui proposent une expérience inédite de lecture. On accompagne des œuvres très singulières et différentes les unes des autres. »

Ébranler les fondations

Mais comment les trois éditrices arrivent-elles à rester fidèles aux fondations de leurs institutions qui ont franchi le demi-siècle, tout en demeurant actuelles et pertinentes ? « C’est une question que je me pose et je suis persuadée que ma compréhension du catalogue des Herbes rouges reste mon meilleur guide, dit Roxane Desjardins. Je l’ai lu au complet. J’ai fait une anthologie de leur poésie. Je me suis familiarisée avec toutes les périodes. Quand on a un catalogue aussi solide, il y a quelque chose qui dépasse les goûts personnels. »

Le Noroît veut pour sa part demeurer transgénérationnel. « Si tu viens à notre lancement collectif, tu vas découvrir un éventail de voix qui n’est pas lié seulement aux voix émergentes, explique Mélissa Labonté. On ajoute de nouvelles plumes en conservant celles qui ont fait notre renommée. »

Elle dit tout faire pour protéger l’effet de communauté autour du poème. « On actualise la maison en invitant d’autre monde dans le party. On rajoute des chaises autour de la table. »

Une popularité qui s’explique

La métaphore des invités qui se multiplient vaut également pour les adeptes de poésie. « Au cours des 15 dernières années, le lectorat s’est diversifié et agrandi, sans aucun doute », souligne Roxane Desjardins. « Selon moi, la poésie est un mode de lecture différent. Quiconque est curieux de cette expérience peut aimer la poésie. »

Ce potentiel amoureux s’est immiscé dans l’esprit de plus en plus de lecteurs et de lectrices à partir du moment où le genre littéraire a commencé à faire moins peur. « Quand la poésie s’est davantage ouverte à la prose et à la poésie narrative, c’est comme si une brèche s’était ouverte, observe Charlotte Francœur. Ce décloisonnement des genres et cette hybridité effraient moins les lecteurs et lectrices. Beaucoup de gens osent maintenant franchir le pas vers la lecture de la poésie. Quand ils découvrent des œuvres plus accessibles, parce que la langue est moins normée, ils se donnent des permissions en tant que lecteurs et lectrices. »

Roxane Desjardins croit que l’un des principaux obstacles de la lecture de poésie est l’impression que l’on doit posséder des connaissances particulières. « On essaie de faire réaliser aux gens qu’ils ont tout le nécessaire pour lire un poème », dit l’éditrice. Elle remarque aussi l’impact de l’accessibilité aux études universitaires, notamment en littérature, au Québec. « Puisque de plus en plus de gens vont à l’université, ça leur donne plus d’occasions d’être exposés à la poésie. »

Poésie performative

Roxane Desjardins note également les effets de la recrudescence de la pratique du micro ouvert depuis 2010. « Ça a donné une autre façon d’accéder à la poésie à des gens qui n’étaient pas nécessairement intéressés par la lecture avec le support livre. Par la suite, l’émergence de maisons d’édition, comme les défuntes Éditions de l’Écrou, qui ont décidé de faire des livres avec ces œuvres de scène, a rendu cette poésie plus accessible. »

Si la poésie doit demeurer un choc aux yeux de Mélissa Labonté, elle ne lève pas le nez sur les œuvres moins effrayantes ou difficile d’approche. « La poésie moins abstraite peut être une porte d’accès qui fait moins peur, surtout si on la compare à un texte devant lequel certaines personnes ont l’impression de n’avoir aucun point de repère, dit-elle. Les nouveaux lecteurs ou les nouvelles lectrices qui entrent par une poésie plus accessible peuvent ensuite aller dans ce qu’on nomme de la poésie plus ‘‘abstraite’’. »

Roxane Desjardins rappelle que la poésie narrative écrite dans une langue plus facilement accessible ne date pas de la dernière décennie, mais elle précise que la circulation de ces œuvres peut influencer les perceptions. « Il y avait un côté plus élitiste auparavant. »

Aujourd’hui, la poésie se démocratise, tant pour la lecture que pour l’écriture. « Certaines générations et certaines couches de la population, qui ne se retrouvaient pas dans certains recueils de poèmes, s’y reconnaissent davantage aujourd’hui. »

Renouvellement générationnel

L’intérêt grandissant pour la poésie se voit également dans les salons du livre auprès des publics de tous les âges, y compris les enfants. « Il y a dix ans, lors des matinées scolaires dans les salons, il ne se passait pas grand-chose, se souvient Mélissa Labonté. Aujourd’hui, les jeunes nous connaissent. »

Une chose rendue possible en partie grâce aux nouvelles maisons d’édition, selon elle. « Ces maisons ont fait bouger un milieu qui était peut-être sclérosé. Ça a créé des possibilités et amené de nouveaux lecteurs et de nouvelles lectrices. Ça donne tellement espoir pour la suite. C’est rafraîchissant. »

Est-ce dire que les vénérables éditions du Noroît pourraient un jour se laisser tenter par la poésie jeunesse ? « On est toujours dans le refus de l’étiquette d’une poésie jeunesse ciblée, dit Mélissa Labonté. Parfois, certains de nos livres sont plus accessibles et pourraient être lus par un public plus jeune. C’est excitant pour un enfant ou un ado d’aller dans une section qui n’est pas propre aux jeunes. »

Pourtant, les maisons d’édition comme La courte échelle, Héritage jeunesse et Leméac, qui ont donné un espace à la poésie jeunesse, l’ont fait en demandant aux auteurs et aux autrices d’écrire sur des enjeux et des émotions associées à la jeunesse.

Aux Herbes rouges, la question du développement de la poésie jeunesse a été posée maintes fois. « Nous avons une très petite maison avec quatre employés, dont deux à temps plein, explique Roxane Desjardins. On est toujours en train de courir après notre temps et de suivre ce que nos auteurs et autrices proposent. Certains d’entre eux ont publié de la poésie jeunesse avec La courte échelle. J’apprends par leur entremise comment c’est abordé. Pour l’instant, on ne le fait pas. »

Surtout en raison d’un manque de temps, de sous et de connaissances pour développer ce nouveau public, l’éditrice des Herbes rouges ajoute que « faire la promotion d’œuvres jeunesse, c’est vraiment une autre game. » Elle ne voudrait pas faire ça n’importe comment.

Elle croit aussi que les auteurs et autrices de la maison qui souhaitent en écrire sont peu nombreux. « La poésie est le genre littéraire idéal pour jouer et mettre de l’avant le fait que le langage n’est pas une chose qui doit être évidente ou transparente. Chez les poètes que j’accompagne, ce désir se manifeste par une recherche très poussée. En poésie jeunesse, on peut pousser des sujets, mais on va surtout travailler pour que les textes soient très accueillants et faciles d’accès, ce qui est à l’opposé de ce que la plupart des poètes avec lesquels on travaille font. »

Qu’elles ajoutent ou non la corde jeunesse à l’art de leur poésie, les maisons d’édition Le Noroît, Les Herbes rouges et nombre de leurs consœurs semblent avoir trouvé comment traverser le temps et demeurer plus pertinentes que jamais.

Mélissa Labonté

Charlotte Francoeur

Roxane Desjardins

Suggestions de livres

Je ferai battre le cœur des pommes

Marc-André Foisy

Le Noroît n’a peut-être pas de collection jeunesse, mais ce titre de Marc-André Foisy peut certainement faire vibrer les jeunes. Avec sa poésie de peu de mots, relativement naïve et assurément touchante, qui se concentre sur l’infiniment petit, l’auteur arrive à émouvoir des lecteurs et des lectrices de tous les âges.

Le Noroît 32.95

L’ancolie

Marie St-Hilaire-Tremblay

Dans cette poésie à personnages imaginée par Marie St-Hilaire-Tremblay, on découvre l’histoire d’une jeune fille dont la sœur est décédée. La petite joue dans la maison avec sa mère qui pleure à l’étage, enfermée dans sa chambre. Tout au long de la lecture, on observe la fillette grandir, tenter de s’émanciper et vivre sa vie malgré la douleur de la perte. Cette œuvre est inventive sur le plan formel et rythmique, ce qui impose une lecture plus intuitive.

Les Herbes rouges 20.95

Il fleurit

Justine Lambert

Publié à l’origine aux Éditions Omri, cofondées par Charlotte Francœur, cette œuvre de Justine Lambert est une lettre d’amour d’une petite-fille à son grand-père. Qui plus est, le livre est accompagné de dessins qui semblent faits au crayon de bois, mais qui sortent tout droit de l’univers numérique. Bercée par une douce nostalgie et plusieurs vagues d’émotions, le livre est un voyage vers la fin de vie d’un être aimé. Une habile réflexion sur ce qui reste.

Le Noroît 20