Collections | Volume 10 | numéro 1

Article de fond

Les fleurs sont plus jolies en bouquet

Josiane Cossette

Réunis sous une même reliure, les textes d’un collectif se complètent et s’éclairent mutuellement, comme les fleurs d’un bouquet. Angles, voix, facettes et visions s’assemblent pour creuser une thématique, tout en faisant communauté. Pourquoi – et comment – réfléchir et écrire ensemble plutôt qu’en solo ? Tour du jardin avec Sara Dignard et Jérémie McEwen, qui ont respectivement dirigé Ce qui existe entre nous (Éditions du passage) et L’artiste et son œuvre (XYZ).

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Laisser des traces, ensemble

Publié en 2018, Ce qui existe entre nous réunit 11 dialogues poétiques. Sous la gouverne de Sara Dignard, l’ouvrage est né du désir de créer des rencontres entre des écrivaines de générations différentes. « Dans Le deuil du soleil, l’autobiographie de Madeleine Gagnon, un extrait parlait de sa fascination pour Marguerite Duras. Lors du passage de Duras dans la province, elle et Gagnon devaient faire un roadtrip à Québec. Ça ne s’est pas passé comme prévu… » Duras était éméchée, le voyage a été écourté, les écrivaines sont rentrées plus tôt à Montréal.

Cette anecdote a inspiré la poète. Fascinée par les liens entre l’autrice et l’œuvre (une fascination que partage Jérémie McEwen), mais, aussi et surtout, par les relations qui se tissent entre les écrivaines, elle a voulu provoquer des rencontres « qui vont durer, qui pourront être relues plus tard ». Laisser des traces.

En ont résulté divers tandems, notamment composés de Denise Desautels et Tania Langlais, Élise Turcotte et Laurence Veilleux, Rita Metsokosho et Marie-André Gill ; des binômes qui se sont formés de manière à la fois organique et organisée.

D’emblée, Sara Dignard a pensé à des femmes avec lesquelles elle avait envie de travailler. Elle a d’abord procédé au repérage des plus aguerries, puis a songé aux jumelages avec des poètes de sa génération – quand les mariages ne s’étaient pas déjà imposés d’eux-mêmes. « Parfois, les gens se proposaient. Louise Dupré m’a nommé qu’elle souhaitait travailler avec Ouanessa Younsi, par exemple. Parfois, j’ai choisi les deux pour créer une rencontre qui m’apparaissait riche, comme celle entre Monique Adam et Geneviève Boudreau. C’était comme un Tinder poétique ! J’étais la cupidon, je matchais des poètes que j’aimais et je voulais voir ce qui se passe. »

Des sœurs d’écriture

Comme bougie d’allumage, Sara Dignard a lancé les autrices sur la piste du lieu et des « géographies intimes » – tout en demeurant très vague sur les contraintes. Un pari audacieux, qui aurait pu se traduire en un ouvrage dispersé, mais qui a plutôt abouti à un riche fil rouge, qui se déroule d’une couverture à l’autre de l’ouvrage : celui de la sororité, du partage réciproque entre « sœurs d’écriture ».

Une expression magnifique, qui se distingue des relations mère-fille. Car bien que réunissant des écrivaines que l’âge sépare, l’ouvrage n’a pas voulu fouler les plates-bandes du mentorat ni inscrire les relations nouées dans cette dynamique. Aux Îles-de-la-Madeleine, où Sara Dignard a déjà résidé, les jeunes s’attablent au café et se lient spontanément avec des personnes qui sont de 40 ans leurs aînées. Les conversations et les rencontres se passent. C’est ce que l’autrice a voulu recréer dans ce collectif polyphonique, dans lequel les deuils, les phares, la mort et la mer s’invitent.

« C’est tellement riche. Comme écrivaine, je me suis assise avec Louise Dupré. Elle a l’âge de ma mère, mais je me sentais aussi nourrie par elle qu’elle par moi. » L’âge s’efface, donc dépasse celui du corps. « Qu’on enfante ou non, parfois c’est le corps ou la mémoire qui change. On est à la même place quand on parle de nos amours, mais quand on parle des amies qui meurent, qu’on perd autour de soi, ça diffère. »

Par moments, les plumes se fondent si bien qu’il devient presque impossible de les distinguer. « Le texte se lit, s’entend comme une partition à deux voix, le témoin de nos échanges », écrivent Monique Adam et Geneviève Boudreau. Sara Dignard et France Cayouette interviennent dans les poèmes de l’une et de l’autre, comme Gill et Metsokosho, comme Sarah Marilou Brideau et Dyane Léger… La puissance des images se trouve galvanisée par l’écriture à quatre mains, dont seuls les italiques permettent d’identifier la propriétaire. « On s’est beaucoup questionné sur le procédé à adopter lors de l’édition de l’ouvrage », soulève Dignard.

Travailler dans le temps long

Comme souvent, la direction du collectif a fait émerger de belles surprises. Alors que des autrices se sont visitées chez l’une et chez l’autre, dans leur école secondaire ou leur maison d’enfance « comme pour rattraper une maille perdue », le binôme Turcotte-Veilleux a marché à côté de la contrainte : « On a vite compris qu’on était […] du mouvement, du passage, qu’on aimait les non-lieux. En ne trouvant pas de lieu où se rencontrer, on a choisi de ne pas aller contre. » Tissée de silences et de pudeur, la rencontre entre Chloé Savoie-Bernard et France Théorêt a quant à elle fini par advenir grâce à un acte de lecture commun, dans une ruelle montréalaise par un jour de canicule : « […] nous avons commencé à parler de nos familles, et là, je crois que quelque chose s’est passé, quelque chose comme un échange ».

Pour Sara Dignard, ce temps d’apprivoisement était important. Pas question de bousculer les autrices : entre l’idée du collectif et sa concrétisation, presque trois années se sont écoulées. « Viriginie Beauregard D. et Nicole Brossard ont mis plus d’un an avant de réussir à se voir en personne », me livre la directrice, qui a tenu à s’asseoir, seule à seule, avec la vingtaine de poètes pour écrire sa préface. « Tout le monde a gagné humainement. Au-delà du livre, c’était des rencontres. L’objet livre est important, mais qu’on soit réunies aussi, lors du lancement, pour une lecture, un spectacle. Faire communauté de femmes. J’espère que ça va rester aussi dans le temps. »

Les traces se multiplient déjà, les graines plantées deviennent rhizomes. Nous ne sommes pas des fées (Mémoire d’encrier), de Louise Dupré et Ouanessa Younsi, en est une inspirante preuve. « J’avais l’impression que c’était l’enfant de Ce qui existe entre nous », me dit sa directrice, non sans fierté. Parions qu’il y en aura d’autres.

Visions multiples pour une vaste question

Peut-on séparer l’œuvre de l’artiste ? À la suite de six ans de collaboration à l’émission On dira ce qu’on voudra (ICI Première), où cette vaste question revenait souvent, le philosophe Jérémie McEwen a souhaité s’y pencher plus en profondeur, en collectivité.

« J’y voyais quelque chose d’ancré dans une réalité médiatique. Comment l’artiste perçoit-il l’œuvre avec laquelle il interagit ? Quand est-ce que ça devient problématique de trop lier sa personnalité à son œuvre ? Comment en parler dans des angles qui s’écartent de ceux qu’on aborde d’habitude, à commencer par celui de la moralité ? »

L’idée d’un collectif s’est vite imposée. « Je suis allé chercher des gens, des connaissances, des artistes que j’admire, que j’avais envie de lire sur cette question. Je leur ai suggéré une direction, tout en étant clair sur le fait que je les laissais libres. » Inspirées par l’envie de réfléchir à cette question, les huit personnes pressenties ont accepté. Certaines se prêtaient au jeu de l’essai pour la première fois.

Ce fut le cas de l’animatrice d’On dira ce qu’on voudra, Rebecca Makonnen, dont la contri- bution qui amorce l’ouvrage se penche avec une grande lucidité sur les œuvres d’artistes aux comportements problématiques. Bill Cosby, Michael Jackson, Woody Allen, Roman Polanski, R. Kelly, Kevin Spacey… Bien que Makonnen ne croie pas en la censure, elle souhaiterait que les agresseurs en mènent moins large, notamment au sein des institutions, et elle s’avoue incapable de distinguer l’artiste de son œuvre parce qu’elle pense aux victimes. « Si j’entends I Believe I Can Fly de R. Kelly, je sais que c’est l’œuvre d’un homme qui a profité de sa célébrité en toute impunité pendant plus de vingt ans et qui est enfin reconnu coupable de plusieurs crimes sexuels. Je ne veux pas l’oublier, je ne veux pas faire l’autruche. Je ne sais pas faire autrement », conclut-elle.

Safia Nolin, qui lui succède, propose un essai personnel d’une grande acuité, en esquissant sa réflexion à partir du « goût amer, voire décâlissant du triste constat que [s]a vie artistique est maintenant polluée par [s]a vie publique », et ce, depuis qu’elle a été sacrée révélation de l’année à l’ADISQ en 2016. « Quand j’ai reçu le texte de Safia, oh mon Dieu que c’était beau, j’étais fier, dit McEwen. Ce texte est dans mon collectif. Il vient du fond de son cœur, j’étais touché qu’elle m’ouvre cette porte. »

Le goût doux-amer des institutions

Aussi abordée par Nolin, la question des institutions pointe dans plusieurs textes, qu’il s’agisse de l’université, chez Eftihia Mihelakis, ou du « milieu littéraire », chez Laurie Bédard. « L’industrie de la musique, les médias québécois, c’est tout ce qui va détruire la créativité des artistes à court, moyen et long terme », écrit sans ménagement la musicienne, mettant de l’avant un paradoxe inextricablement lié à la question centrale de l’ouvrage : les œuvres ont besoin des institutions et des systèmes, tout aussi imparfaits et toxiques qu’ils soient, pour vivre. Et ces institutions et systèmes accordent beaucoup d’importance aux artistes. Il convient donc de les ébranler intelligemment, tout en ne s’en extrayant pas. Une observation qui s’applique au monde de l’essai, souligne McEwen, qui assume pleinement le fait que sa présence médiatique est nécessaire pour que ses titres rejoignent un public plus large.

« Il peut y avoir l’espèce d’idéal que l’essai va faire son chemin par lui-même s’il est déjà pertinent. J’ai déjà écrit un essai qui n’a eu aucun écho. Je trouve donc amusant de jouer le jeu médiatique, d’aller à la radio, à la télé ; il y a une stratégie conceptuelle qui fait montre d’une intelligence autre. Dans le monde littéraire, on va souvent cracher sur tout ce qui est communication. Or, il y a des gens qui sont appelés à s’exprimer dans l’espace public parce qu’ils sont à même de mettre en forme leurs idées dans différents formats et médias. J’ai décidé de ne pas me gêner de ça. » McEwen ouvre d’ailleurs son préambule en parlant de son intérêt pour Michèle Richard et de son amour de la télé. « La télé se fout de la distinction œuvre / artiste et c’est beaucoup ça que nous aimons. »

Un polaroïd nuancé de notre époque

Comme Sara Dignard, l’auteur et philosophe s’est dit agréablement surpris par certaines contributions, notamment par la manière dont Gabriel Cholette a entremêlé les couches pour produire un texte profondément original, entre l’essai et le récit ; par l’angle provocateur de son amie Eftihia Mihelakis, qui scrute sans complaisance le cadre universitaire dans lequel elle évolue ; par le « One Play Wonder » d’Alexandre Goyette, qui fut le dernier à lui remettre son chapitre. Coincé qu’il était dans le format de l’essai classique, le comédien a fini par recommencer en allant puiser dans ses tripes pour offrir un texte très émotif, rythmé et incarné des différentes créations du solo théâtral King Dave. « J’ai besoin de ces gens-là pour m’abreuver », admet McEwen, qui se voit bien réfléchir à nouveau en collectivité ultérieurement.

Ce n’est par ailleurs qu’au lancement que le directeur de l’ouvrage a remarqué qu’il était le quasi- doyen du projet, bien qu’il ne soit qu’au début de la quarantaine. Presque toutes les personnes conviées étaient plus jeunes que lui ; ça l’a frappé. « Mes tripes sont excitées quand je découvre un ou une jeune essayiste, quand le penseur n’est pas sûr d’avoir raison. Il y a un côté iconoclaste, une inquiétude dans le texte et dans le ton, qui traduit l’expérience humaine mieux qu’un système fait de béton. »

C’est peut-être pour cette raison que s’il y avait une constante à dégager de ce polaroïd de l’état des réflexions sur cette question au Québec à l’automne 2021, ce serait la nuance. « On ne peut pas séparer l’artiste et l’œuvre, on ne peut pas les souder ; c’est correct que ça finisse en aporie. Il n’y a pas de réponse définitive, on n’a pas à être sécurisé par un prêtre de la moralité artistique. On marche sur un fil, en être conscient suffit. » Et ce fil se montre assez fort pour tenir, d’un bout à l’autre, L’artiste et son œuvre en brillant équilibre.

Ce qui existe entre nous. Dialogues poétiques, Sara Dignard (dir.), Éditions du passage, 2018, 176 p., 24,95 $, 9782924397473. Avec Monique Adam, Virginie Beauregard D., Geneviève Boudreau, Sarah Marylou Brideau, Nicole Brossard, France Cayouette, Marie-Josée Charest, Louise Cotnoir, Denise Desautels, Sara Dignard, Louise Dupré, Marie-Andrée Gill, Geneviève Gosselin-G., Tania Langlais, Dyane Léger, Rita Mestokosho, Diane Régimbald, Chloé Savoie-Bernard, France Théoret, Élise Turcotte, Laurence Veilleux et Ouanessa Younsi.

L’artiste et son œuvre, Jérémie McEwen (dir.), XYZ, coll. « Essai », 2022, 184  p., 19,95 $, 9782897724016. Avec Laurie Bédard, Gabriel Cholette, Alexandre Goyette, Rebecca Makonnen, Eftihia Mihelakis, Caroline Monnet, Safia Nolin, Marie-Ève Trudel.

Sara Dignard

Jérémie McEwen

Suggestions de livres

15 brefs essais sur l’amour. Petits et grands chantiers de reconstruction

MARILYSE HAMELIN

Après ses 11 brefs essais sur la beauté, l’écrivaine féministe MARILYSE HAMELIN récidive en regroupant une quinzaine de plumes bien trempées pour réfléchir à l’inépuisable sujet qu’est l’amour, « le crisse d’amour ». Lancé juste à temps pour la Saint-Valentin, 15 brefs essais sur l’amour. Petits et grands chantiers de reconstruction embrasse (et « fesse » !) large, et éclate, comme son prédécesseur, les lieux communs. Fini le temps où l’on attendait le prince charmant trop souvent toxique (bien que personne ne soit à l’abri) : ici, on déclare son amour à la langue française, on découvre sa bisexualité, on se laisse surprendre par la force de l’amour filial, on célèbre le célibat, la coparentalité, l’amitié, l’amour-propre.

Le collectif, notamment tissé des réflexions sans complaisance de journalistes, écrivaines, comédiennes et humoristes, se veut « une thérapie, un exorcisme, une méditation, une exploration de toutes les formes d’amour reçu et donné, une célébration de la filiation et de l’altérité ». De quoi jeter un regard neuf, et même plusieurs, sur les relations qui peuplent nos vies.

Somme toute 19.95