Collections | Volume 9 | numéro européen

Entrevues et portraits

Une expérience de sincérité

Alain Farah

Nicholas Giguère

Cet article a été rédigé pour le public européen.

Pour Alain Farah, écrivain chevronné et professeur de littérature à l’Université McGill, la littérature est un véritable laboratoire où tout est possible : « La notion de jeu est importante dans ma conception de la littérature. Pour moi, c’est un terrain de jeu très amusant. Il n’y a pas de limites. Les seules qui existent, ce sont celles qu’on s’impose, et elles ont à voir avec une certaine conception de la littérature. C’est ce que j’ai remarqué en travaillant avec des étudiants qui veulent écrire. La plus grande limite, c’est la perspective de ce qu’est ou non la littérature. Je ne travaille pas du tout de cette manière. Je n’ai pas d’a priori sur la définition de la littérature, d’un livre. »

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Cette conception de la littérature et du travail d’écriture traverse tous les ouvrages de l’auteur, de Quelque chose se détache du port (Le Quartanier, 2004), qui entremêle poésie et prose, à La ligne la plus sombre (La Pastèque, 2016), roman graphique illustré par Mélanie Baillargé, en passant par Pourquoi Bologne (Le Quartanier, 2013), livre à mi-chemin entre la science-fiction et l’autofiction ; sans oublier, bien sûr, Mille secrets mille dangers, qui connaît, depuis sa publication en 2021, un immense succès critique et commercial tant au Québec qu’en France. Le livre sera également transposé au grand écran par le réalisateur Philippe Falardeau et un colloque, Pourquoi Alain Farah, consacré à l’œuvre de l’écrivain, se déroulera les 14 et 15 juin 2023 à Paris, plus précisément à la University of London Institute in Paris.

Ce succès sans précédent est le fruit d’un travail acharné et passionné de la part de l’auteur, qui s’est mis à l’écriture de Mille secrets mille dangers peu de temps après avoir fait paraître Pourquoi Bologne : « Je ne suis pas le genre d’écrivain qui a beaucoup de chantiers actifs en même temps. J’y vais souvent un livre à la fois. Dans les mois qui ont suivi la publication de Pourquoi Bologne, je me suis questionné sur les défis que je voulais relever pour continuer de progresser dans mon apprentissage de l’écriture. J’avais envie, cette fois-ci, de proposer une expérience de sincérité. J’ai écrit plusieurs versions du livre, que j’ai soumises à Éric de Larochellière et Alexie Morin [les éditeurs au Quartanier]. Grâce à leurs retours, j’ai pu ensuite retourner au boulot. Au fil des lectures et des versions, certaines choses se sont confirmées ; des éléments ont disparu. Le travail est devenu de plus en plus intense et pointu, jusqu’au page à page, qui est la façon de faire au Quartanier. Le tout s’est passé dans une grande amitié, une grande confiance. » Nul doute que ce processus éditorial rigoureux explique la qualité de l’écriture de Mille secrets mille dangers et sa structure formelle imparable.

Parlant de la forme, Alain Farah insiste sur le fait qu’elle prime sur tout le reste dans l’acte d’écrire : « La forme, c’est la littérature, c’est l’écriture, c’est là où les choses existent. Je pense que la forme, dans Mille secrets mille dangers, est peut-être la plus complexe à laquelle j’ai été confronté, mais elle est un petit peu moins visible. Elle l’est, bien sûr, par le jeu des chapitres, la chronologie, mais il y a beaucoup de travail formel dans ce livre dont le succès se mesure par son invisibilité. L’aspect formel était très ostentatoire dans mes livres précédents. Rendre la forme moins visible, et donc plus efficace, exige un autre type de travail, beaucoup plus laborieux. »

Plus accessible que ses autres ouvrages, Mille secrets mille dangers est également celui dans lequel l’écrivain se livre davantage et joue avec les codes de l’autofiction. « Je prends le risque, confie-t-il, de mettre quelque chose en jeu qui est vrai, mais vrai du point de vue de la vérité expérientielle, et non factuelle. Cela n’a aucune importance de livrer les faits dans l’ordre dans lequel ils se sont produits. Ce qui m’intéresse, c’est d’arriver à reproduire la vérité d’une émotion ressentie face à telle ou telle épreuve. Et c’est ce que permettent justement les moyens de la littérature. »

C’est assurément (mais pas seulement) cette « vérité de l’émotion », à laquelle est arrivé Alain Farah, qui peut expliquer en grande partie la réception dithyrambique de son dernier ouvrage. « Ça me dépasse, admet-il. En tant qu’auteur, on souhaite toujours le mieux pour nos livres. On ne tient rien pour acquis, mais on peut quand même espérer une certaine résonnance, une rencontre avec les lecteurs. J’ai été surpris très tôt par la trajectoire de Mille secrets mille dangers, par le fait qu’il puisse toucher des gens d’horizons très différents. Je me sens très chanceux de pouvoir vivre une telle complicité avec le public. » Cette dernière transcende d’ailleurs les frontières du Québec : l’œuvre connaît aussi une réception plus qu’enthousiaste en France – où l’auteur a vécu, étudié et même publié un essai, Le gala des incomparables (Classiques Garnier, 2013). « Il y a quelque chose de naturel pour moi, précise-t-il, dans le dialogue entrepris avec les lecteurs français. Matamore no 29 a été repris chez Léo Scheer en 2010. J’ai déjà vécu l’expérience de la France. Mais cela se passe à une autre échelle pour Mille secrets mille dangers, notamment du point de vue du lectorat. C’est très stimulant pour moi d’aller à la rencontre d’un public qui a envie de se faire raconter une histoire québécoise comme la mienne. » Les occasions d’échanges avec le lectorat français sont d’une importance capitale pour Alain Farah : « En proposant nos textes à ces nouveaux lecteurs, qui sont très souvent aguerris, on s’ouvre à la possibilité d’être confrontés dans nos perceptions, dans nos visions de ce qu’est la littérature. C’est ce que je trouve extrêmement excitant : la possibilité d’apprendre beaucoup à la rencontre d’un nouveau lectorat. » Justement, Alain Farah aura la possibilité de rencontrer ses lecteurs français et d’échanger avec eux lors de sa prochaine tournée promotionnelle, prévue en 2023. Une autre étape cruciale dans la trajectoire fulgurante de ce grand écrivain.

Mille secrets mille dangers, Alain Farah, Le Quartanier, coll. « Série QR », 2022, 512 p., 23 €, 9782896985272.