Collections | Volume 9 | numéro européen

Bandes Dessinées

La bande dessinée québécoise déborde d’inventivité

En pleine ébullition

Marilyse Hamelin

Cet article a été rédigé pour le public européen.

Sans complexe, au sommet de son art, la BD québécoise renoue avec l’introspection et l’intimité. Sans fard, elle va au cœur de ce qui nous lie en explorant des voies profondément humaines comme la compassion, l’impuissance, la tendresse et la solidarité. Elle a aussi le mérite d’être portée de plus en plus par des artistes féminines, transgenres et non binaires, ainsi que de faire éclater les carcans entre le récit, l’autofiction et même la littérature de genre. La bande dessinée québécoise est non seulement en pleine expansion, mais aussi en pleine explosion : d’idées, de trouvailles, de réinventions. Au point où l’on peut parler d’un véritable âge d’or, et les titres qui suivent, dans toutes leurs différences et en même temps leur universalité, constituent sans conteste un échantillon emblématique.

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Suggestions de livres

Symptômes

Catherine Ocelot

Plus que jamais, dans Symptômes, son album de la maturité, CATHERINE OCELOT nous berce de la douceur de ses couleurs et de la chaleur de ses ambiances. L’artiste nous livre une œuvre encore plus réconfortante que sa série télé ­préférée, dont il est question dans le prologue (on vous garde la surprise !). Tout dans cette BD est apaisant, à commencer par le délicieux sens de l’humour de l’autrice… qui peut toutefois nous surprendre en effleurant parfois l’absurde, jusqu’à tomber dans le glauque lors de quelques passages saisissants. Par-dessus tout, on prise son sens de l’autodérision, qui donne des échanges exquis, comme celui-ci entre elle et son médecin : « Vous êtes une artiste, vous ­réfléchissez beaucoup... »/« Bah vous savez je fais de la bande dessinée, n’exagérons rien. » Mais surtout – l’œuvre d’Ocelot reposant sur la mise en lumière de sa vulnérabilité et de son anxiété –, on ressent sa capacité d’introspection et de compassion. D’ailleurs, ses angoisses la poussent parfois à l’hypocondrie, d’où le titre (vous l’aviez vu venir !). Reste qu’album après album, l’artiste nous tire dans une zone où la tristesse est si belle et verdoyante qu’elle en devient presque habitable. Prévoyez donc verser quelques larmes salutaires. Ocelot est une guérisseuse de spleen, elle sait pincer avec génie les bonnes cordes de nos sensibilités.

Pow Pow 26 € / 35,95 $

Débarqués

André Marois; Michel Hellman

On pourrait qualifier Débarqués de jumeau cruel du magnifique album Le petit astronaute de Jean-Paul Eid – lui aussi publié à La Pastèque – tant cette fable nihiliste jette un œil rude sur la réalité des personnes handi­capées. Mais ce serait faire abstraction de la tendresse, l’empathie et la tristesse sous-jacentes au récit. Le duo formé par ANDRÉ MAROIS et MICHEL HELLMAN propose un constat brutal, apoétique, accompagné d’une bonne dose d’humour noir et même plutôt abrasif. Les accès comiques et le désespoir y cohabitent avec brio, dépeignant une réalité non maquillée, dure, bouleversante, mais qui mérite d’être nommée. Les illustrations drues d’Hellman viennent amplifier le récit de Marois, pour qui il s’agit d’un premier scénario de BD – selon une idée originale d’Isabelle Arsenault – après de nombreux romans et nouvelles tout aussi sombres. Le tandem raconte sans la juger la violence et la dureté d’hommes burinés par la vie, souffrant d’un déficit de compassion, et il réussit à rendre presque tous les personnages attachants, même ceux plus difficiles à aimer.

La Pastèque 17 € / 21,95 $

La grosse laide

Marie-Noëlle Hébert

Dessinatrice autodidacte, MARIE-NOËLLE HÉBERT explore dans sa première BD, La grosse laide, des ambiances sombres, angoissantes, quasi oniriques, à la frontière du cauchemardesque… ou du moins du rêve angoissé. Derrière les contours flous de ses illustrations au crayon graphite, l’autrice se raconte par bribes, s’enfouit derrière la honte de son corps. Tout y passe : la pression familiale, les flashbacks d’intimidation, les amours déçues. L’autrice se console dans la nourriture, engloutit des sacs de chips au complet en réaction à cette pression à la minceur et autres diktats de la beauté qu’elle subit. Elle se répète un mantra crève-cœur : « cacher son corps qui est une honte/s’effacer avec des subterfuges vestimentaires/s’ignorer et suivre la tradition/si t’es grosse, tais-toi ». Hébert dénonce une société grossophobe ayant poussé les membres de sa famille, a fortiori les femmes, à juger qu’il était plus important de lui enseigner à rentrer le ventre plutôt qu’à se redresser. Une BD coup de poing ayant remporté le Prix des libraires du Québec dans sa catégorie en 2020.

Éditions des Équateurs / XYZ 20 € / 29,95 $

Sarclage

Geneviève Lebleu

Inoffensives, nos plantes d’intérieur ont néanmoins une vie entière qui leur est propre, qui nous échappe complètement. Mais que dire de celles du dehors, du petit lopin de terre qu’on cultive derrière chez soi, et qui nous guettent d’un œil mauvais ? Dans une banlieue aux apparences tout ce qu’il y a de plus ordinaire, Martine cultive un jardin aux allures psychédéliques et aux fourrages inquiétants, dont l’étrangeté échappe, du moins pour un temps, à l’esprit cartésien de la propriétaire des lieux. On pourrait décrire Sarclage, ce récit baignant dans la fantasmagorie, comme un mélange des films Le jour de la marmotte, Being John Malkovich et le Dune jamais abouti de Jodorowsky. Et tout cela rencontrerait du côté de la bande dessinée l’univers de Fred et de son Philémon. Or cette première œuvre BD de GENEVIÈVE LEBLEU est plus que cela. Véritable Alice au pays des merveilles du féminisme ­québécois, Sarclage constitue une puissante fable sur l’amitié féminine, de même que sur les non-dits et les entraves à la sororité.

Pow Pow 15 € / 21,95 $

Wendy, maître ès art

Walter Scott

Pure joie de lecture, œuvre franche, lucide et bienveillante, Wendy, maître ès art de WALTER SCOTT réussit l’exploit paradoxal de nous désespérer (un peu) de l’humanité tout en la célébrant. L’album « cartoonesque » raconte une saison dans la vie de Wendy – une joyeuse (et anxieuse !) étudiante en art fêtarde – grâce à de courtes saynètes desquelles émane un humour sardonique, truculent. Au fil des planches, on découvre le regard à la fois tendre, caustique et souvent désopilant que pose l’auteur sur son milieu, celui des arts visuels émergents et ­académiques. Son parcours de maîtrise en art à l’Université de Guelph a d’ailleurs largement servi d’inspiration pour ce récit d’abord paru en feuilleton et dont l’album original en langue anglaise est ici traduit avec brio par la poète et essayiste Daphné B.

La Pastèque 24 € / 29,95 $

Confessions d'une femme normale

Éloïse Marseille

Voici Confessions d’une femme normale, un album à glisser dans les mains de tout ado, ou même jeune adulte, tous intérêts confondus. ÉLOISE MARSEILLE y propose une réflexion sans tabou sur la sexualité et l’éducation sentimentale. Dans Confessions d’une femme normale, on découvre l’autrice montréalaise dans son propre rôle ; celui de jeune femme mi-vingtenaire ayant connu moult désillusions et décon­venues. Protagoniste attachante, l’autrice partage à cœur grand ouvert son savoir durement acquis, notamment quant à la dépendance à la pornographie, les infections transmises sexuellement et les difficultés relationnelles. Il s’agit d’un récit prenant la forme d’une succession de confidences, un ouvrage à la lecture duquel on s’étonne de la maturité impressionnante et de la résilience de la primobédéiste. Les dernières planches sont particulièrement émouvantes.

Pow Pow 19 € / 24,95 $

La cité oblique

Ariane Gélinas; Christian Quesnel

Bienvenue à « Québeck », ou plutôt dans la version « upside down » telle qu’imaginée au début des années 1930 par le maître de l’horreur en personne, Howard Phillips Lovecraft. Sa visite lui inspirera une histoire alternative de la Nouvelle-France publiée dans l’ouvrage posthume To Quebec and the Stars (1976), texte ici adapté en BD par ARIANE GÉLINAS. Presque une carte postale gothique, La cité oblique nous fait franchir les remparts de la vieille ville comme on voyage entre les versions parallèles de l’univers, là où meurent les énigmes et murmurent les fées. Les illustrations de CHRISTIAN QUESNEL épatent, et ce, tant par leur précision que par leurs teintes. Celles-ci vont du vert-de-gris – rappelant les antiques monuments québécois – au sépia évoquant la nuit peuplée de créatures ; et bien sûr tout cela se couvre de rouge couleur sang, celui-là même qui, dans le récit, est versé, giclé, offert comme tribut aux entités maléfiques. Premiers peuples, Vikings, colons européens : tous sentent la présence invisible étendant ses vicieux tentacules. Est-ce que ­l’excessive piété des habitants suffira comme rempart aux créatures occultes qui sourdent en ces terres sanguinaires ? Placée du côté de l’épouvante, cette histoire fantasmée et ­fantastique de l’Amérique française suscite la fascination.

Alto 37 € / 36,95 $

Paul

Michel Giguère

Auteur consacré et célébré, premier Québécois récompensé à Angoulême et ­premier bédéiste récipiendaire du prestigieux prix Athanase-David, MICHEL RABAGLIATI ouvre sa mémoire et se confie à MICHEL GIGUÈRE dans Paul, un ouvrage magistral, ­assimilable à une véritable classe de maître. L’artiste y dresse un bilan sensible de son métier et, plus largement, de sa société. Difficile ­d’imaginer mieux comme auto­portrait tant l’album de 304 pages est complet. Typographie, ­graphisme, infographie, illus­tration : à travers toutes les incarnations de Rabagliati, on retrace avec lui l’épopée ayant mené à la fabuleuse série des Paul. Il est émouvant de redécouvrir depuis ses tout débuts le parcours artistique du plus connu des bédéistes québécois, lui dont l’arrivée au 9e art est somme toute semée de purs hasards. Voilà une bonne histoire que l’excellent conteur ne manque pas de nous faire découvrir. Se tracent alors sous nos yeux les fils conducteurs et connexions entre chacun des albums et la vie vraie, ce qui donne tout son sens à l’expression « des heures de plaisir ».

La Pastèque 38 € / 49,95 $