Collections | Volume 9 | numéro européen

Entrevues et portraits

Faire un pas de côté pour mieux réfléchir

Mélikah Abdelmoumen

Nicholas Giguère

Cet article a été rédigé pour le public européen.

Figure incontournable de la scène littéraire québécoise, Mélikah Abdelmoumen est reconnue non seulement pour ses nombreuses œuvres, dont Douze ans en France (VLB éditeur, 2018), qui a connu une belle réception critique, mais aussi pour son travail acharné dans le milieu de l’édition : éditrice chez Ville-Marie Littérature de 2019 à 2021, elle est aujourd’hui la rédactrice en chef de la revue Lettres québécoises, consacrée à l’actualité et la critique littéraires au Québec. En 2022, elle a fait paraître, aux éditions Mémoire d’encrier, Baldwin, Styron et moi, un livre hybride alliant essai, théâtre et récit de soi. Nous avons rencontré l’autrice, avec qui nous avons discuté, entre autres, du succès de son plus récent ouvrage et de sa tournée promotionnelle en France à l’automne 2022.

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Les débats sur la diversité culturelle et l’identité continuent de faire couler beaucoup d’encre au Québec. Au contraire de plusieurs autres intellectuels, qui ont privilégié les penseurs et les écrivains contemporains pour étayer leurs propos, vous vous êtes appuyée sur William Styron et James Baldwin, deux classiques de la littérature américaine. Pourquoi avez-vous retenu ces auteurs ? Qu’apportent-ils à votre réflexion ?

J’ai toujours éprouvé beaucoup de difficulté à penser dans le rythme effréné des actualités, le nez collé sur la polémique du moment. Également, j’ai tendance, dans toutes les situations de ce genre, à être incapable de « choisir un camp », à tenter malgré moi de comprendre les raisons et les sources des deux camps qui s’affrontent. Un détour par un autre temps, un autre lieu, permet de faire un pas de côté et de réfléchir de manière plus posée et nuancée. De plus, quand on se retrouve face à deux grands penseurs humanistes de leur temps, on sait qu’on trouvera ce sur quoi appuyer une réflexion rigoureuse et riche.

En vous lisant, on sent que les étiquettes identitaires ne vous conviennent guère, car elles vous apparaissent étriquées et trop étroites pour rendre compte de la complexité humaine. Selon vous, est-il possible de les éviter, voire de les éliminer ?

Je crains que nous soyons pris avec de telles catégories. Par ailleurs, même si on tente de réfléchir en fonction de collectivités aussi ouvertes, accueillantes et diverses que possible, on est obligés, pour se comprendre et pour parler, par exemple, des rapports de force ainsi que des positions des uns et des autres, de trouver des manières de distinguer ces identités, ou de les désigner tout en considérant ces rapports de force, ces positions… C’est donc très compliqué. Je crois que ce qu’il faut, c’est tenter d’accepter que ces étiquettes sont transitoires, qu’elles sont toujours en évolution, qu’elles servent de manière ponctuelle à parler de ces dynamiques, mais qu’elles doivent changer avec nous. On peut aussi arrêter de s’imaginer que chaque personne est réductible à une seule étiquette !

Les polémiques autour de l’appropriation culturelle et de la diversité nous ont habitués à des échanges vifs. Les enjeux sont-ils les mêmes en Europe francophone et au Québec ?

Mon expérience ne peut être que partielle, mais ce que j’ai senti dans les discussions auxquelles j’ai participé dans des librairies – événements fréquentés par des personnes susceptibles de se poser les questions que tente de mettre en relief mon dernier livre –, c’est que les mêmes enjeux commencent à se mettre en place en France, avec peut-être un peu de retard par rapport à nous… Comme, à l’inverse, l’obsession anti-immigration et le discours discriminatoire sur l’altérité et certaines religions (l’islam) semblent avoir rattrapé le Québec avec un décalage par rapport à la France.

Votre livre connaît présentement une belle vie en Europe francophone. Êtes-vous surprise par une telle réception ?

Totalement. J’ai un rapport compliqué avec la France. J’ai vécu des années ici sans jamais réussir à trouver ma place professionnellement ni bénéficier de la moindre reconnaissance en tant qu’autrice. Je reviens donc avec ce livre, quelques années après mon départ, et partout où je vais, l’accueil est fabuleux ; les discussions sont passionnantes ; l’ouverture et l’écoute, incroyables. Je retrouve en même temps tout ce que j’aimais de la France : une culture de la discussion, du débat, différente de celle du Québec ; un rapport différent aux mots qu’on emploie pour nommer les choses… Tout ça est passionnant, enrichissant et galvanisant. Mais tellement étonnant !

Vous avez participé à des rencontres dans des librairies françaises à l’automne 2022. Certains événements vous ont-ils marquée ? Quels souvenirs gardez-vous de l’Europe francophone ?

Oui ! Dans de fabuleuses librairies indépendantes à Lyon (Librairie La Madeleine), à Mont-de-Marsan (Caractères Librairie Café Social Club), à Bayonne (Librairie Chez Simone) et à Paris (Librairie Petite Égypte). J’ai été frappée par la qualité de la lecture des libraires qui m’ont reçue, des modérateurs qui ont dirigé les discussions, par l’écoute du public… Et par le fait que ces causeries ont souvent fini en discussions de groupe (moi, les libraires, quelques clients) dans un restaurant, autour de verres de vin et de bons plats. Je me suis rendu compte que l’avenir de la littérature, des idées, se trouvait beaucoup dans ces moments-là, et ces lieux que sont les librairies indépendantes.

Baldwin, Styron et moi, Mélikah Abdelmoumen, Mémoire d’encrier,
2022, 192 p., 19 €, 9782897128159.