Collections | Volume 9 | numéro 2

Article de fond

Donner des outils sans faire la leçon

Josianne Desloges

De plus en plus d’ouvrages pour la jeunesse ne se contentent pas de montrer la beauté et la diversité de notre monde : ils questionnent les comportements des humains, exposent les problèmes planétaires et proposent des manières concrètes de protéger l’environnement. Une grande mission, à la fois urgente et délicate. Comment outiller la prochaine génération de sorte qu’elle puisse faire face aux changements climatiques, à l’accumulation des déchets et à la destruction des milieux naturels sans faire grossir le monstre de l’écoanxiété ? La règle d’or est d’être honnête avec eux et de résister à la tentation de taire les drames qui se jouent et la menace qui gronde, répondent en chœur les artisans des livres jeunesse.

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» Je suis convaincue qu’il faut dire la vérité. On vit dans une société où nos repères sont un peu fragiles en ce moment. Nos enfants vont hériter de problèmes dont nous sommes la cause. C’est en donnant l’heure juste qu’on va leur donner des outils ! » croit Angèle Delaunois, celle qui est à la tête des Éditions de l’Isatis.

» Pour moi, l’écoanxiété peut se vaincre dans l’action. En montrant des gestes simples aux enfants, on leur dit comment ils peuvent faire leur part et avoir un impact sur leur environnement », souligne l’autrice et illustratrice Sophie Benmouyal, qui a publié un album sur le zéro déchet chez Bayard Canada.

L’éditrice Pauline Gagnon, qui planche sur la collection « Radar » chez Écosociété, a une confiance sans faille envers les ados, déjà sensibles aux enjeux écologiques. « Ils en savent beaucoup plus qu’on pense, note-t-elle. Moi, j’ai commencé à faire de l’écoanxiété sur le tard. Pendant 50 ans de ma vie, ça n’a pas existé. Eux, ils naissent dedans. »

Comme ses consœurs, Luca Palladino, qui a fondé la maison d’édition KATA, place beaucoup d’espoir en la jeunesse et veut alimenter sa volonté – déjà vive – de changer les choses. « Les jeunes sont le public le plus porteur parce qu’ils ne sont pas encore pris dans toutes les préoccupations de la vie adulte. Ils ont la possibilité de vraiment révolutionner la société. On le voit bien à travers le mouvement de la grève pour le climat », expose-t-il. Dans les titres à paraître de sa jeune maison d’édition, Lettre à un.e jeune écologiste de Karel Mayrand s’adressera spécifiquement aux activistes en devenir. L’auteur y évoquera son parcours au sein de la Fondation David Suzuki et de Réalité climatique Canada, ainsi que des leçons qu’il en a tirées.

Catharsis de la catastrophe

KATA tire son nom d’une espèce de lémur en voie de disparition, en plus d’évoquer la catastrophe, un concept qui, pour l’éditeur, caractérise notre époque où s’enchaînent les crises. « On est une maison d’édition qui regarde les choses en face. Je veux présenter des histoires, des contes, des légendes, mais en offrant des solutions très précises pour se sortir de ce pétrin-là. »

À travers un album comme Camille la vache et l’effet bœuf de ses gros bons burgers, où une vache végétarienne veut gagner une compétition culinaire traditionnellement carnivore, les jeunes lecteurs sont à la fois divertis et amenés à se questionner sur ce qu’il y a dans leur assiette.

« Les jeunes sont le public le plus porteur parce qu’ils ne sont pas encore pris dans toutes les préoccupations de la vie adulte. Ils ont la possibilité de vraiment révolutionner la société. »

Luca Palladino

« C’est fait de manière très subtile pour susciter, on l’espère, des conversations, indique l’éditeur. Quand Camille la vache va choisir ses ingrédients, elle est confrontée à la viande et décide de ne pas la prendre. » Sur les pages de garde de l’ouvrage, les lecteurs et lectrices peuvent consulter une recette végétarienne et des informations sur l’impact de la production de viande sur la forêt amazonienne. « La fiction centrale déborde sur de vraies informations pour passer à l’action », signale-t-il.

Pour sensibiliser autrement, KATA mise aussi sur la science-fiction, qui permet de se projeter dans le futur. L’intrigue du livre LES XOROIS : au secours de la Terre se situe au Québec en l’an 2100, alors que la population mondiale a fondu et que les effets concrets des changements climatiques se manifestent. « On tente de rendre la fin du monde ludique ! », illustre Luca Palladino.

Le recours aux fictions basées sur les récits fondateurs des Premières Nations est un autre filon prometteur pour former des citoyens et citoyennes qui ne verront pas uniquement la nature comme une ressource à exploiter. La trilogie The Reckoner, dont l’éditeur souhaite publier la traduction française, raconte l’histoire d’un jeune homme cri qui, de retour dans sa communauté après une longue absence, utilise ses pouvoirs pour élucider des crimes. « Le but est encore une fois d’engager le lecteur ou la lectrice dans une aventure, une découverte. »

« On accuse souvent à tort les ados de beaucoup de choses, mais on a le devoir de leur offrir des livres qui répondent à leurs préoccupations et qui s’adressent spécifiquement à eux. »

Pauline Gagnon

Savoir aiguiller les ados

Pauline Gagnon, qui s’est jointe à l’équipe éditoriale d’Écosociété après 30 ans de carrière chez le distributeur Dimedia, s’est longtemps désolée du gouffre éditorial entre les documentaires pour les jeunes et les essais pour adultes. Pensée spécifiquement pour les ados, la collection « Radar », qui sera lancée au début de 2023, permettra de construire un pont solide entre ces derniers.

« Je crois beaucoup à l’importance des livres dans la vie des jeunes pour qu’ils puissent devenir des individus et des citoyens, affirme la nouvelle éditrice. On accuse souvent à tort les ados de beaucoup de choses, mais on a le devoir de leur offrir des livres qui répondent à leurs préoccupations et qui s’adressent spécifiquement à eux. »

Le parti pris de la collection « Radar » sera d’aborder les grands enjeux en passant par des éléments que les jeunes peuvent observer dans leur vie quotidienne – comme parler des déchets domestiques plutôt que de sauter à pieds joints dans les explications sur les effets de la surconsommation.

Le travail sur les premiers manuscrits – dont nous laissons à Écosociété le soin de dévoiler les sujets en temps et lieu – est déjà entamé. La recherche de nouvelles voix également, souligne Pauline Gagnon, qui cible « de jeunes intellectuels avec une parole contemporaine ».

« Je suis convaincue qu’il faut dire la vérité. On vit dans une société où nos repères sont un peu fragiles en ce moment. Nos enfants vont hériter de problèmes dont nous sommes la cause. C’est en donnant l’heure juste qu’on va leur donner des outils ! »

Angèle Delaunois

Personnifier métaux et animaux

Aux Éditions de l’Isatis aussi, on cherche des auteurs et autrices sensibles aux enjeux écologiques, prêts à fouiller leurs sujets et capables de trouver une approche adéquate et originale.

« Souvent c’est moi qui va demander à un auteur si ça ne l’intéresserait pas d’explorer le gaspillage alimentaire, ou l’histoire des fruits et légumes », souligne Angèle Delaunois. Parler des avocats ou des bananes permettrait-il d’ouvrir une discussion sur les enjeux de déforestation ou sur les monocultures ? « Ça m’intéresserait de lire ça ! Mais ce n’est pas tous les écrivains et écrivaines qui veulent se lancer dans une recherche exhaustive et complexe. Il y a plusieurs sujets qui patientent. »

Parler d’environnement ne se limite pas à parler de la nature et des animaux. Au contraire, les angles des documentaires écolos sont de plus en plus originaux. Un titre comme J’aime ma ville permet d’aborder le fonctionnement d’une cité, en semant les graines d’une urbanisation plus responsable. La ville aux dos d’éléphant : une fable écologique s’intéresse à Thetford Mines (maintenant Black Lake), à travers l’histoire de cette fameuse petite roche d’amiante trouvée dans un champ et qui a complètement bouleversé le développement de la région. Dans Moi, c’est Tantale, l’auteur André Marois a personnifié le petit morceau de métal rare inséré dans chaque téléphone cellulaire pour raconter son voyage d’une mine africaine à la soupe d’un jeune Nord-Américain maladroit.

Pour intégrer des informations plus techniques ou plus complexes, les Éditions de l’Isatis utilisent des « zooms », soit des accroches insérées dans des cercles ou des carrés, en exergue du texte principal.

La maquette graphique de la collection « Radar » d’Écosociété misera aussi sur l’intégration d’éléments visuels : des caricatures, des photos et des dessins qui seront « comme des notes de bas de page illustrées », révèle Pauline Gagnon. Le procédé permettra de donner quelques bouffées d’air aux ados, pour qui ce sera probablement un premier contact avec l’essai. Les chapitres seront courts, les livres compteront 20 000 mots tout au plus.

« Quand j’ai travaillé au volet pédagogique chez Dimedia, j’ai vu qu’il y avait beaucoup d’ouvrages qui sont faits pour les jeunes lecteurs et lectrices expérimentés. Les autres sont un peu mis de côté. Alors que si on veut les sensibiliser et leur donner la parole sur des enjeux sociaux et économiques, il faut les rejoindre. Je ne vois pas comment on peut toujours s’adresser à des convertis et espérer changer les choses. »

Production et livraisons vertes

Il y a trois ans, Angèle Delaunois a organisé un regroupement d’éditeurs et d’éditrices jeunesse afin que leurs livres soient imprimés au Canada, chez Transcontinental, sur du papier recyclé. « Au début on était quatre, et maintenant on est une douzaine, indique l’éditrice. Imprimer à l’autre bout du monde, avec la COVID et les conteneurs coincés dans les ports, ça a créé des délais et empêchait les éditeurs de prévoir les dates d’office. » Ainsi, imprimer localement ne coûte plus nécessairement plus cher. En remettant des épreuves de concert à date fixe, les éditeurs et éditrices ont réalisé une économie grâce au volume de livres imprimés.

L’autrice et illustratrice Sophie Benmouyal a remarqué avec joie que Bayard Canada avait offert une refonte écologique à ses magazines. La reliure collée et l’emballage sont choses du passé. « Les revues sont brochées, sans emballage, et arrivent tout de même dans un état impeccable », se réjouit l’autrice-illustratrice.

Au sein de KATA, on cherche activement à verdir le transport des livres. « On participe à un projet pilote de livraison à vélo à Montréal, on cherche à troquer les boîtes de carton pour un système de bacs réutilisables », souligne Luca Palladino.

Créer selon Ses valeurs

L’autrice et illustratrice Sophie Benmouyal a commencé à s’intéresser au mouvement zéro déchet en cherchant des solutions de remplacement à tout le bataclan qu’on presse les futurs parents d’acheter pour l’arrivée de leur premier enfant. Ce mode de vie allait devenir le sujet de son deuxième livre, Flore et Noé relèvent le défi zéro déchet.

L’album documentaire publié par Bayard Canada met en scène deux personnages qui cherchent à réduire les rebuts et à diminuer le gaspillage. « Flore est l’esprit scientifique, qui réfléchit aux questions, alors que Noé est l’esprit pratique, énergique et aventureux », décrit leur créatrice. Le duo a d’abord tenu la vedette d’une chronique publiée pendant trois ans dans le magazine Mes premiers J’aime lire.

« Beaucoup de choses ont changé dans ma consommation ces dernières années, mais je ne suis pas 100 % zéro déchet. Il faut faire des choix si on ne peut pas passer ses journées à cuisiner et à courir les boutiques de produits en vrac », constate Sophie Benmouyal.

 Flore est l’esprit scientifique, qui réfléchit aux questions, alors que Noé est l’esprit pratique, énergique et aventureux.

 

Ses chroniques et son livre exposent une multitude de gestes simples à intégrer à la routine familiale. « Je ne voulais absolument pas prendre un ton moralisateur. C’est pour ça que les personnages sont enthousiastes et s’amusent. À aucun moment on ne blâme. On montre plutôt ce qu’on peut faire, comme fabriquer des tissus cirés pour emballer les aliments ou encore cuisiner un creton de lentilles pour diminuer sa consommation de viande. »

L’exercice a aussi servi de pierre angulaire pour communiquer avec ses propres enfants et leur expliquer ses choix. Comme celui de visiter la chocolaterie du quartier plutôt que de céder à l’impulsion d’acheter du chocolat industriel à la caisse de l’épicerie. « Tout est une question de choix, l’important, c’est de faire des choix conscients », note-t-elle.

Blagues, poésie et recherches sérieuses font bon ménage

Fondée en 2003 par Angèle Delaunois, la maison d’édition de l’Isatis possède un catalogue de 220 titres qui comprend des albums poétiques et des documentaires. « Ça m’intéressait beaucoup de faire des albums sur des sujets un peu plus pointus, raconte-t-elle. Il y a des petits curieux, des pragmatiques, qui ne lisent jamais de romans et il faut aussi travailler pour eux. »

Le nom Isatis, qui réfère à la fois au renard arctique et à la plante tinctoriale qui donne une couleur gris-bleu, marque la volonté de la maison de parler de la nature. « Et montre que dans tous les livres qu’on fait il y a plusieurs niveaux de lecture », note l’éditrice, qui a écrit plus de 100 titres pour la jeunesse chez 17 éditeurs différents, au Québec et en Europe.

Notamment, elle a publié Les enfants de l’eau, traduit en 7 langues et vendu à plus de 200 000 exemplaires. Le livre aborde la question de l’eau potable à travers une lorgnette sociale et humaniste. « On peut survivre si on n’a pas de pétrole, mais pas si on n’a pas d’eau, expose-t-elle. Ça va devenir un des grands enjeux mondiaux des prochaines années. Le but était de conscientiser les jeunes au fait que l’eau n’a pas la même valeur partout. Si on est en Afrique subsaharienne ou en Amérique du Sud, elle est très précieuse, alors qu’au Canada, on y fait peu attention. »

Angèle Delaunois collectionne aussi les succès écolo-comiques aux éditions Les 400 coups, avec Le grand voyage de monsieur Caca (sur le traitement des eaux usées), L’épopée de dame Crotte de nez (sur celui des déchets), Le grand voyage de monsieur Papier (sur le recyclage) et Mémoires d’une pelure (sur le compost). « Je suis allée visiter une usine de gestion des eaux et j’ai parlé avec des médecins. Malgré le ton rigolo, il y a des démarches très sérieuses. Je ne dis pas n’importe quoi ! Parce que je sais que le documentaire demande une grande précision. »