Collections | Volume 9 | numéro 1

Entrevues et portraits

Quand la culture numérique s’invite dans la littérature jeunesse.

Catherine Girard-Audet et Laurence Beaudoin-Masse

Samuel Larochelle

Des personnages qui échangent des textos sur plusieurs pages. Une publication Instagram dans un roman. Des conversations qui « slident en DM » (se  poursuivent en privé). Des émojis ponctuant la discussion pour faire émerger les émotions autrement. Un clin d’œil aux sites à potins qui épient les vedettes et les fausses vraies vedettes sur le web. Un parent qui parle à son enfant via FaceTime. Des téléphones intelligents. Des likes. Des stories. Des mèmes. Et même un personnage qui travaille comme influenceuse à temps plein.

Partager

Pas de doute, les nouvelles technologies et les réseaux sociaux occupent une place indéniable dans plusieurs publications destinées aux enfants, aux ados et aux jeunes adultes. Afin d’approfondir le sujet, nous avons convié deux autrices prisées des jeunes lecteurs : Catherine Girard-Audet et Laurence Beaudoin-Masse.

De toute évidence, on ne pouvait pas écrire un reportage sur la place de la techno et du web 2.0 en littérature jeunesse sans faire appel à la mère de Léa Olivier, Catherine Girard-Audet. Son personnage, né il y a une décennie aux Éditions Les Malins, a depuis rejoint des centaines de milliers de lectrices (et de lecteurs), avant de poursuivre sa route à la télé sur Club illico.

Lorsque l’autrice a imaginé la jeune fille, elle a eu le réflexe d’écrire une impressionnante quantité de dialogues échangés par courriels et par textos. « Je me suis basée sur ma propre expérience, explique-t-elle en visioconférence. Quand j’étais plus jeune, évidemment qu’Internet n’était pas aussi fort que les réseaux sociaux le sont aujourd’hui. J’avais même un beeper (téléavertisseur) ! Mais quand j’ai eu mon premier cellulaire, je me suis mise à communiquer avec mes amies en textant. Et lorsque j’ai déménagé à Montréal, je suis restée proche d’elles grâce aux courriels. Je trouvais que ça parlait à la génération à laquelle je m’adressais. »

Laurence Beaudoin-Masse s’adresse principalement aux jeunes adultes, mais il allait de soi pour elle d’accorder un espace aux codes de la culture 2.0 — et de les célébrer — dans ses romans Rentrer le ventre et sourire I et II. « Puisque je voulais parler du regard des autres et de la culture de la performance, je trouvais qu’un personnage d’influenceuse incarnait ça à la perfection, dit-elle lors d’un échange lui aussi virtuel. Le fait que mes romans se passent dans l’univers des réseaux sociaux, ça sert énormément mon propos. Pour moi, ce n’était pas un gadget pour attirer les jeunes ou pour faire cool. C’était un mécanisme super utile pour explorer mes thématiques et montrer clairement les enjeux de mon personnage. »

Un univers créatif à explorer

Dans les romans de Laurence Beaudoin-Masse, on découvre un palmarès des influenceuses qui ont le plus d’abonnés, des échanges textos, des publications Instagram (sans photo), certains commentaires, et des articles publiés sur « Monde de vedettes », un clin d’œil évident au véritable site québécois Monde de stars. « Entre mes chapitres plus traditionnels avec de la narration et des dialogues, j’insère aussi des accumulations d’informations, comme des trucs pour perdre du poids ou pour aller mieux, à la manière des réseaux sociaux, indique-t-elle. J’ai également intégré des chapitres plus introspectifs dans lesquels le personnage se confie comme on peut le faire dans un billet de blogue ou dans un vlogue (NDLR : un vidéoblogue). »

Après avoir constaté que son lectorat adorait le caractère épistolaire et moderne de La vie compliquée de Léa Olivier, Girard-Audet est allée plus loin avec les années. « Comme les jeunes, j’utilise beaucoup Instagram, alors je fais souvent référence à une photo ou à une story vue par mes personnages, souligne l’écrivaine. Moi aussi, ça m’arrive d’avoir une fixation sur une personne, de l’espionner sur Instagram ou d’analyser les commentaires sous une publication. Ça fait partie de la vie. »

Cela dit, elle ne fait pas référence à tous les réseaux sociaux qui font vibrer les jeunes par millions. « Je n’ai jamais intégré Snapchat, parce que je ne comprenais pas le but de cette application. Dans le cas de TikTok, je n’en parle pas, car Léa est rendue un peu vieille, à 17 ans, pour triper là-dessus, et ce n’était pas si populaire avant. »

Elle évite aussi de mettre une multitude de gadgets entre les mains de ses personnages. « Je ne veux pas créer de besoins inutiles chez les jeunes. Je ne voudrais pas qu’une lectrice me lise et dise à ses parents : “Hey, Léa a une Apple Watch, j’en veux une moi aussi!”. Néanmoins, on a tous des téléphones intelligents, alors c’est normal que mes personnages s’écrivent en DM sur Instagram et qu’ils s’appellent sur FaceTime. »

« Comme les réseaux sociaux nous ont habitués à être constamment sollicités par de nouvelles affaires, ça me semble nécessaire d’écrire de manière entraînante. »

Laurence Beaudoin-Masse

Démocratiser la lecture

Ce souci de réalisme permet aux deux plumes de camper leurs histoires dans des univers éminemment contemporains. Les fans peuvent alors s’identifier encore plus facilement à leurs protagonistes. Toutefois, les vertus des éléments technos sont bien plus nombreuses que certains pourraient le croire. « Toutes ces manières d’amener l’information rendent mon récit plus dynamique, exprime Laurence Beaudoin-Masse. On ne s’éternise nulle part. Comme les réseaux sociaux nous ont habitués à être constamment sollicités par de nouvelles af faires, ça me semble nécessaire d’écrire de manière entraînante. Les portions d’histoires sur les réseaux sociaux permettent également un genre de pause aux lecteurs. »

Sa collègue a elle aussi le sentiment que les échanges par courriels ou par textos facilitent la lecture, spécialement chez les jeunes qui ont plus de dif ficulté à lire. « Comme ils sont habitués à ce genre de discussions et de lectures au quotidien, c’est moins intimidant, affirme Catherine Girard-Audet. La lecture est beaucoup plus aérée. Les jeunes ont moins tendance à refermer le livre avec l’impression de ne pas être capables de le lire. Ça aide aussi les personnes qui vivent avec la dyslexie. »

Même constat pour l’autrice de Rentrer le ventre et sourire. « Ce type d’écriture vient casser le côté un peu plus littéraire de certains livres qui exigent une lecture soutenue en continu, ajoute-t-elle. C’est important pour moi que les gens qui n’aiment pas lire apprécient mon roman. » Elle se croit d’ailleurs en compétition avec les réseaux sociaux, Netflix, Crave, Prime, Disney+, Club illico et Tou.tv pour obtenir l’attention des gens. « Je dois faire en sorte de susciter leur intérêt. Avec mon genre d’écriture et mes sujets, j’aime leur proposer quelque chose dont le contenu est nutritif, mais avec un côté givré qui procure du plaisir. »

Une création bonbon

Le plaisir n’est pas réservé aux lectrices et aux lecteurs. En entrevue, Catherine Girard-Audet n’a aucune gêne à dire que ces passages l’amusent énormément. « Quand je passe quelques mois loin de l’univers de Léa et que je travaille sur d’autres projets, je suis toujours heureuse de retourner à ce format-là. Les textos, c’est un rythme rapide qui me fait du bien. Après avoir écrit un gros bloc de narration, ça me soulage de savoir qu’un passage plus éclaté s’en vient. »

Elle a même l’impression que ces dialogues numériques sont ce qu’elle fait de mieux. Particulièrement ceux qui illustrent la charge émotive de ses personnages. « Ça fait 10 ans que je consulte, alors j’ai appris à parler de mes émotions. Pour moi, c’est dans le dialogue que ça se passe. On exprime ce qu’on ressent. C’est souvent là que le vrai sort. »

Encore faut-il savoir comment bien faire les choses. En ef fet, toutes les plumes n’ont pas le talent de faire écho aux réseaux sociaux de manière crédible. « On ne peut pas parler de cette culture sans la connaître ni la fréquenter, af firme Laurence Beaudoin-Masse. Moi, je suis beaucoup sur Instagram, mais pas sur TikTok, alors je ne m’aventurerais pas dans l’écriture d’un roman qui se passe sur TikTok, parce que j’y connais rien. Le risque que ce soit plaqué ou que ça sonne faux est trop grand. »

Conceptrice-rédactrice à Radio-Canada, elle a mis en pratique certains réflexes journalistiques pour écrire ses romans. « J’ai photographié des publications Instagram que j’archivais dans un dossier sur mon ordinateur et j’ai retranscrit de vrais commentaires que j’ai légèrement modifiés dans mes histoires. Il y avait une véritable recherche documentaire. Rien n’était gratuit. J’avais à cœur de parler de cette réalité avec justesse. »

« Ça fait 10 ans que je consulte, alors j’ai appris à parler de mes émotions. Pour moi, c’est dans le dialogue que ça se passe. On exprime ce qu’on ressent. C’est souvent là que le vrai sort. »

Catherine Girard-Audet

Bien écrire pour les ados

Le souci de l’exactitude est également présent dans l’orthographe des échanges entre jeunes personnages, selon Catherine Girard-Audet. « C’est un devoir que je me suis donné : quand je m’adresse aux ados, je suis un peu intense sur le français. Je veux que les échanges sonnent naturels, mais je vais bien écrire les abréviations, plutôt que d’écrire aux sons comme les ados le font souvent. Je ne veux jamais essayer d’avoir l’air jeune, comme une “matante” qui se prend pour une ado. »

À ses yeux, il n’est pas nécessaire de jouer à l’ado pour écrire des romans jeunesse. « Je m’arrange pour me rappeler ce qu’ils vivent et ce qu’ils ressentent en me mettant dans leur peau, mais sans jouer un rôle. On ne peut pas les prendre pour des cons ni pour des enfants. » Vous ne la verrez pas non plus utiliser des expressions à la mode qui risquent de ne pas traverser le temps. « Ça bouge trop vite, ces choses-là. Je préfère écrire des expressions plus générales. Et je fais attention de ne pas inclure des expressions très populaires dans un quartier montréalais à un moment précis, mais qui ne sont pas répandues ailleurs au Québec. »

Elle a toutefois établi une règle non écrite avec ses lecteurs et lectrices : le droit d’inclure des échanges de longs courriels entre Léa et sa meilleure amie Marilou, même si cette pratique n’est pas aussi fréquente qu’avant chez les jeunes d’aujourd’hui. « Je présente ça comme une forme de journal intime écrit à deux et une façon de garder des traces de leur adolescence. Les jeunes aiment vraiment ça. Évidemment, je vais aussi narrer leurs discussions sur FaceTime, ce qui est plus proche de ce que les jeunes font. »

« Je m’arrange pour me rappeler ce qu’ils vivent et ce qu’ils ressentent en me mettant dans leur peau, mais sans jouer un rôle. On ne peut pas les prendre pour des cons ni pour des enfants. »

Catherine Girard-Audet

Influencer les jeunes

De nos jours, qui dit traces de l’adolescence, dit presque inévitablement influenceurs consultés au quotidien. Pour Laurence Beaudoin-Masse, cet univers représentait une mine d’or à exploiter. « C’était le match parfait entre des enjeux très présents pour moi et ce dont j’avais envie de parler. Tant qu’à parler aux ados, je voulais leur dire des choses que j’aurais aimé qu’on me dise à leur âge. Plus jeune, j’avais une vraie fascination pour le monde des influenceurs. C’est un univers dans lequel je pouvais me perdre. Je n’en avais jamais assez. »

Elle se souvient d’avoir été particulièrement captivée par Marilou et son projet Trois fois par jour, devenu un phénomène grâce aux réseaux sociaux. « À l’époque, j’avais pris conscience que sa vie professionnelle, sa vie personnelle et sa vie amoureuse étaient une seule et même af faire, puisqu’elle menait le projet avec son copain Alexandre Champagne. Je m’étais alors demandé ce qu’elle ferait si un des volets de sa vie ne fonctionnait plus. Je trouvais que c’était énormément de pression. »

« Même si mon personnage est une influenceuse qui vit beaucoup de choses sur les réseaux sociaux en 2020 et 2021, les romans parlent beaucoup de mon adolescence et de mon passage à l’âge adulte. »

Laurence Beaudoin-Masse

La pression, la performance, les comparaisons, l’image de soi, le regard des autres : tous ces thèmes tourbillonnent dans la tête du personnage principal de Rentrer le ventre et sourire. « Même si mon personnage est une influenceuse qui vit beaucoup de choses sur les réseaux sociaux en 2020 et 2021, les romans parlent beaucoup de mon adolescence et de mon passage à l’âge adulte. Ces thèmes étaient aussi très présents avant. Ce sont des romans super personnels. »

N’allez toutefois pas croire que le ton légèrement caustique de l’autrice à l’égard des influenceurs est une façon pour elle de les critiquer sans relâche. « Ce n’est vraiment pas du bashing, dit-elle. Je me moque d’eux tendrement. » Elle renchérit en disant qu’elle pourrait aisément se mettre à leur place. « C’est facile de rire des influenceurs et de les pointer du doigt, car ils portent les travers qu’on observe actuellement en société. Pourtant, moi aussi, je pense beaucoup à mon image sur les réseaux sociaux et je consomme énormément. On leur prête un côté superficiel, parce qu’ils incarnent quelque chose qu’on peut regarder et juger. Cependant, ça concerne tout le monde. »

Le côté sombre des réseaux sociaux

Catherine Girard-Audet a elle aussi pris la peine de réfléchir au revers de la médaille des réseaux sociaux. « Puisque j’écris beaucoup à propos des filles, je trouvais ça important de parler de l’impact sournois des réseaux sociaux, mais sans faire la morale. Par exemple, je montre le réflexe qu’on a de se comparer ou de se déprécier en consultant Instagram, à travers les confidences d’un personnage ou dans sa réflexion. Je vais aussi évoquer l’intimidation qu’on y trouve et certains dangers, comme les fous qui écrivent aux jeunes filles, sur les réseaux sociaux. C’est important d’en parler. »

Même si les nouvelles technologies, les réseaux sociaux et les textos font partie du quotidien d’une écrasante majorité de citoyens, la créatrice de Léa Olivier s’est parfois fait reprocher la grande quantité d’échanges textos dans ses livres. « Entre 5 et 10 % des parents me disent qu’il y en a trop. Au début, j’étais un peu sur la défensive en les entendant. Puis, je me suis mis dans la peau des parents d’un jeune qui est toujours sur son cellulaire et qui, en plus, lit des histoires avec beaucoup de textos. Je comprends leur position, mais ça reste un jugement rapide. Heureusement, la plupart des parents sont surtout contents de voir leurs ados lire. »

Les critiques les plus acerbes viennent du milieu littéraire. « Malheureusement, la littérature jeunesse est encore perçue comme de la sous-littérature, alors si en plus je mets de l’avant l’épistolaire 2.0, plusieurs personnes jugent que mon écriture est cheap. Il y a une forme de snobisme. Je sens que pour eux, Léa Olivier, c’est le McDonald’s de la littérature. » Si elle imagine que l’intelligentsia littéraire québécoise ne lui accordera probablement jamais de prix, Girard-Audet a tout de même l’impression d’avoir été récompensée autrement. « Quand j’ai senti que j’avais ouvert le chemin à mes collègues pour utiliser davantage ce format dans nos romans, sans que ce soit trash ou facile, ça m’a rendue très fière ! »

Cela dit, elle ne croit pas qu’il faille à tout prix accorder une place aux nouvelles technologies pour interpeller les jeunes. « Je l’ai fait, parce que c’est la forme de ma série, mais je pourrais très bien écrire un autre projet en y faisant référence seulement de temps en temps. » Elle ajoute que les jeunes lecteurs et lectrices aiment décrocher de leur réalité. « Ils adorent ça, quand une histoire les amène ailleurs. Par exemple, dans le fantastique, il y a rarement des réseaux sociaux. » Laurence Beaudoin-Masse est du même avis. « Les réseaux sociaux ne sont absolument pas essentiels. Je ne vais pas en parler pour attirer l’attention. N’empêche, ça fait partie de la vie. Par souci de réalisme, je ne pense pas qu’on puisse les évacuer à 100 %. »