Collections | Volume 9 | numéro 1

Entrevues et portraits

Écosociété générateur de débats sociaux

Josianne Desloges

Brandissant fièrement la pensée éclairée comme porte-étendard, les Éditions Écosociété publient, depuis bientôt 30 ans, des essais qui portent les idées au front. Avec sa devise « Lire, réfléchir, agir », son manifeste, sa communauté d’auteurs et d’autrices militantes et son équipe amirale qui décide par consensus, la maison engendre des débats publics nécessaires en utilisant des livres en guise d’ogives.

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« Écosociété est une petite machine de guerre » illustre Olyvier Leroux-Picard, responsable des communications. « On a beaucoup d’énergie et beaucoup de réunions, qui sont heureusement agréables. […] On construit ensemble pour arriver à la meilleure idée. Je crois que c’est le moteur du dynamisme de la maison. »

L’équipe, qui comptera bientôt une dizaine de salariés, prend ses décisions en autogestion, c’est-à-dire que tous participent aux discussions en échangeant leurs points de vue et arguments jusqu’à ce qu’il y ait un consensus. Pour y arriver, l’orgueil doit céder le pas à l’ouverture et à l’écoute, des qualités humaines qui contribuent à un bon climat de travail et à l’avancement de  la réflexion.

À travers son catalogue et sur son site web, Écosociété expose clairement son plan pour changer le monde : « cultiver les savoirs et ouvrir les possibles », notamment en prônant la décroissance énergétique et un ralentissement de l’exploitation des ressources naturelles, tout en reprenant le contrôle sur notre alimentation et nos villes. Savoir rêver, débattre, déchiffrer, coopérer et se souvenir sont d’autres lignes qui guident les choix éditoriaux et le fonctionnement au quotidien. « L’aspect militant d’Écosociété a été mis de l’avant dès la fondation et ne s’est jamais édulcoré, je crois qu’on peut en être fiers. L’implication politique est quelque chose que chacun de nous porte », expose Olyvier.

Celui-ci doit déjouer certains tabous lorsqu’il cherche à défendre des livres auprès des médias. Les titres qui contiennent les mots capitalisme ou gauche, par exemple, demandent davantage d’ef forts de persuasion. « Ce sont des indicateurs qu’on tape sur un clou, qu’on est à la bonne place, note-t-il. Je crois que les gens nous reconnaissent pour nos prises de position claires, osées. On met le doigt sur des bobos depuis 1992, de manière constante. »

« L’aspect militant d’Écosociété a été mis de l’avant dès la fondation et ne s’est jamais édulcoré, je crois qu’on peut en être fiers. L’implication politique est quelque chose que chacun de nous porte. »

Olyvier Leroux-Picard

Bien qu’il y ait une place pour les ouvrages coup de gueule, le catalogue se construit avant tout grâce à des recherches et un travail rigoureux, souligne l’éditeur David Murray. « On cherche à avoir des ouvrages bien argumentés, bien détaillés, pour participer au mieux au débat public en soulevant de bonnes questions, cadrées de la bonne façon. »

Ce qui n’empêche pas les auteurs et autrices de défendre parfois des points de vue dif férents, voire de se répondre. « On n’a pas de ligne très dogmatique, surtout en ce qui a trait aux questions du numérique et des rapports à la technologie », indique l’éditeur. Il évoque notamment un échange entre Pierre Henrichon (Big Data. Faut-il avoir peur de son nombre ?) et Philippe de Grosbois (Les batailles d’Internet) que l’équipe de la maison d’édition a cru bon de mettre de l’avant sur son site web, « pour montrer que le brassage d’idées qu’[elle] veut amener dans l’espace public se fait déjà au sein de la maison ».

L’un des défis, lorsqu’on publie des essais, est de rendre la forme aussi intéressante que le fond. Certains auteurs et autrices d’Écosociété sont des militants chevronnés, mais qui ne viennent pas nécessairement avec une plume aiguisée. « On fait un gros travail d’accompagnement. On n’a pas peur de réécrire et de mettre notre patte, indique David Murray. La majorité du temps, les auteurs sont très collaboratifs. »

Collections en rhizomes

Devant les regards parfois décontenancés des lecteurs et lectrices dans les salons du livre, Olyvier Leroux-Picard a trouvé une manière succincte de présenter les multiples collections de la maison. Les courts essais de Résilience, les vies militantes ou politisées de la collection Parcours et les bandes dessinées, « beaucoup plus ludiques comme expériences de lecture qu’un essai qui peut sembler intimidant », sont des voies d’accès vers la collection régulière et Polémos.

« Polémos regroupe des ouvrages très ancrés dans le présent, pamphlétaires et relativement courts, précise David Murray. Créée avec le réseau Transition Québec, la collection Résilience comporte des titres qui « visent à renforcer notre résilience face aux changements qui sont à venir et déjà en cours », note l’éditeur. De là, il n’y a qu’un pas à faire vers les guides de la collection Savoir-faire, « plus détaillés et écrits par des spécialistes qui ont une réflexion par rapport à leur pratique ».

Écosociété accompagne ainsi les lecteurs et lectrices de l’initiation à l’approfondissement du savoir jusqu’à la mise en application concrète. Dans la vaste offre d’ouvrages pratiques, la maison d’édition montréalaise, dont les livres sont disponibles au Québec et en Europe francophone, se distingue par sa mise en contexte étof fée. Par exemple, expose l’éditeur, « si [elle] présente un guide pour faire son jardin bio, [ce dernier] va inclure la réflexion qu’il y a derrière : pourquoi c’est utile pour l’environnement, qu’est-ce que ça peut changer en campagne, pourquoi il faut favoriser le locavorisme, [une alimentation basée sur la production locale] ».

Depuis 2019, la maison publie des bandes dessinées sur des sujets allant des paradis fiscaux au véganisme. Mégantic. Un train dans la nuit a connu un succès populaire et critique retentissant depuis sa sortie en août 2021 alors que la dernière en lice, « C’est le Québec qui est né dans mon pays ! », est déjà prescrite dans les classes.

Suivre le fil du web

Internet et ses multiples tentacules (le big data, les GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, les réseaux sociaux, les fausses nouvelles, la cybersurveillance) créent une constellation rouge vif dans le catalogue d’Écosociété. Son premier livre sur ce sujet, Citoyens sous surveillance. La face cachée d’Internet de François Fortier, publié en 2002, est devenu un objet rare, presque épuisé.

« On était aux balbutiements de l’Internet grand public, mais l’auteur pointait déjà le poids des industries corporatives, la question du contrôle, les potentialités intéressantes d’Internet en termes de militance et de mise en réseau », souligne David Murray. Il voit cet essai comme un prélude aux thématiques que Philippe de Grosbois approfondit dans Les batailles d’Internet et au livre Les barbares numériques qu’Alain Saulnier vient de publier sur les GAFAM, ces superpuissances qui dictent le contenu culturel de nos sociétés. « Je trouve ça intéressant que 20 ans plus tôt, on ait déjà identifié les tendances qui allaient naître et qu’aujourd’hui on af fine notre analyse », note l’éditeur.

« On était aux balbutiements de l’Internet grand public, mais l’auteur pointait déjà le poids des industries corporatives, la question du contrôle, les potentialités intéressantes d’Internet en termes de militance et de mise en réseau. »

David Murray

Même si des sujets reviennent, la personnalité et le point de vue adopté par des auteurs et des autrices font que les livres se singularisent. En lisant Internet ou le retour à la bougie, on plonge dans « la posture radicale, technocritique jusqu’au bout » (dixit David Murray) d’Hervé Kief, qui parsème sa réflexion de plusieurs détails sur sa vie de musicien. L’ouvrage Enfants difficiles. La faute aux écrans ? de la pédopsychiatre Victoria Dunckley (traduit de l’anglais par Geneviève Boulanger) aborde de front les bienfaits du sevrage électronique en proposant aux parents une méthode de contre-attaque. Dans Big Data : faut-il avoir peur de son nombre?, le traducteur et militant d’expérience Pierre Henrichon ne mâche pas ses mots pour montrer que la nouvelle économie numérique qui carbure aux algorithmes et aux mégadonnées menace nos sociétés de dissolution.

Le livre Les barbares numériques d’Alain Saulnier, paru en février, « dénonce la mollesse et le laxisme inouï en matière de réglementation et de taxation et de réglementation des géants du web qui nous imposent un contenu culturel majoritairement américain », résume Olyvier Leroux-Picard. Le journaliste aguerri ne se contente toutefois pas de pointer ce qui fait mal, il propose aussi des solutions comme l’élargissement des pouvoirs du Conseil de presse du Québec et une réforme du Conseil de la radiodif fusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) pour mettre des limites à cette invasion.

« Tous ces textes ont leur raison d’être parce qu’ils nous forcent à réfléchir aux outils technologiques, [à] prendre un pas de recul pour voir ce qui accompagne ce monde de machines et de mise en réseau, expose David Murray. On a longtemps parlé de dématérialisation, comme si tout ça flottait dans un nuage, alors que le numérique a des assises très réelles, en termes d’utilisation de ressources et d’énergie. Un autre angle qu’on essaie de mettre de l’avant chez Écosociété. »

Jouer avec les algorithmes

Tout en conservant une distance critique par rapport aux outils numériques, l’équipe de la maison d’édition veut aussi conserver un rôle actif dans une société qui les a intégrés. Pendant les premiers confinements dus à la pandémie de Covid-19, la maison d’édition a décidé de lancer une série d’entretiens en ligne baptisée « Humilité critique ».

« Ce n’était pas juste pour se donner de la job !, blague Olyvier. Le but était de faire des liens entre le contenu d’un livre et la pandémie. C’était en écho. Ça a permis à la fois de défendre des nouveautés dans ce contexte inusité et de remettre de l’avant des livres du fonds. »

Le responsable des communications identifie d’ailleurs la valorisation du catalogue comme un des beaux rôles que peuvent avoir les réseaux sociaux pour une maison d’édition. Chaque vendredi, Écosociété conseille la lecture d’un ouvrage de sa bibliothèque qui a une pertinence par rapport à l’actualité. L’équipe crée aussi des vidéos d’animation d’une trentaine de secondes pour présenter certains titres, « un peu comme des bandes-annonces de livres », note Olyvier. Le placement publicitaire se fait toutefois presque exclusivement dans les médias imprimés traditionnels, qui ont un traitement de l’information plus lent et plus approfondi, cohérent avec les valeurs d’Écosociété.

Philippe de Grosbois

De l’humanité des technologies

Depuis que le capitalisme a resserré son emprise sur le monde virtuel connecté, les métaphores douces des balbutiements d’Internet, comme « miroir déformant », ont cédé la place à un vocabulaire martial. Invasion, assaut, armes, batailles… Le numérique sera-t-il la Grande Guerre de notre époque ?

Philippe de Grosbois, sur son écran, accueille la question avec un sourire. La notion de conflit et les luttes sociales sont au cœur de la réflexion de l’enseignant en sociologie, qui a écrit Les batailles d’Internet. Assauts et résistances à l’ère du capitalisme numérique (Écosociété, 2018) et La collision des récits. Le journalisme face à la désinformation (à paraître ce printemps chez le même éditeur). Soucieux de rappeler que les technologies arrivent dans des sociétés où il y a déjà des contradictions, des rapports de force et des mouvements sociaux, il cherche surtout à voir comment elles peuvent modifier ou accélérer les dynamiques.

« Reconnaître que la technologie est humaine et sociale, c’est aussi de réfléchir à ce qu’on ne veut pas comme technologie, expose-t-il. C’est avoir suf fisamment de souveraineté intellectuelle pour refuser des choses qui sont présentées comme des innovations. »

Heureux détenteur d’un téléphone « non intelligent » qui suscite des yeux ronds chez ses étudiants, Philippe de Grosbois croit encore à l’utilité de la craie et du tableau noir, même s’il appuie ses exposés avec des images présentées sur un écran.

« Le public est beaucoup moins passif qu’on pouvait l’imaginer. Les gens produisent des idées, sont capables d’intervenir, d’interpréter. »

Philippe de Grosbois

Après avoir réalisé un panorama des enjeux liés au numérique dans son premier essai, il zoome sur la crise du journalisme, la désinformation et les fausses nouvelles dans le second.

« On se demande comment des gens en sont venus à croire des choses aussi farfelues que les théories de QAnon ou que la Terre est plate, mais pour moi on pose le problème à l’envers. Ce qu’on devrait se demander c’est pourquoi on ne croit plus au récit des institutions. » Épineuse question, à laquelle l’auteur répond en proposant de revoir les modèles des médias traditionnels à la lumière de ce que les réseaux sociaux et nouvelles technologies ont pu amener de positif : la collaboration et l’ouverture des sources, par exemple.

Chercher seulement à rétablir les faits pour contrer les fausses nouvelles ne suffit pas, selon lui. « Le public est beaucoup moins passif qu’on pouvait l’imaginer. Les gens produisent des idées, sont capables d’intervenir, d’interpréter », constate-t-il. Un journalisme plus humain et plus engagé, qui montre les journalistes comme des personnes avec des valeurs et des intérêts, est, selon lui, essentiel à la survie de la profession.

Pour appuyer son propos, l’auteur donne plusieurs exemples d’initiatives journalistiques qui mettent à contribution les citoyens et les réseaux sociaux. « Mediapart a recueilli des centaines de vidéos de manifestants pour reconstituer en temps réel les différentes étapes d’une manifestation de gilets jaunes, ce qui lui a permis de démontrer que la version de la police était mensongère », raconte-t-il. WikiLeaks, qui a permis l’accès à des documents de façon massive en les rendant disponibles, a poussé à une autre échelle ce qui a été fait depuis des décennies par les lanceurs d’alerte. Il cite aussi le travail de David Dufresne, en France, qui a documenté de manière minutieuse des centaines de cas de brutalité policière avec des tweets commençant par « Allo Place Bauvau, c’est pour un signalement », qui interpelait directement le compte du ministère de l’Intérieur. « Les exemples que je donne sont assez engagés, note l’auteur. Ça peut nous aider à repenser la notion d’objectivité journalistique, qui n’est pas nécessairement de ne pas prendre position, mais qui est de le faire à partir de documents objectifs. Il faudrait peut-être faire preuve de davantage de transparence, revoir le sens de la démarche journalistique. »

Étudier Internet, mis à jour chaque seconde et en constante transformation, en écrivant des livres, objets de référence qui traver- sent le temps, n’est pas un paradoxe pour Philippe de Grosbois. « Internet a ef fectué un virage capitaliste après avoir été une forme d’expérimentation plus libertaire. Plus ces technologies-là deviennent l’apanage du capitalisme, plus elles nous incitent à une disponibilité constante à laquelle je crois qu’il faut résister. Mon quotidien est fait de mots et de livres, ce qui me permet de développer une réflexion à long terme et d’avoir un certain recul pour bien saisir les choses. »Nicholas Giguère