Collections | Volume 9 | numéro 1

Littérature

« Dessine-moi un compte Facebook ! »

...ou l’art de tisser des liens à l’heure des communications

Josianne Létourneau

Nous vivons dans une ère où les choses qui prennent du temps, de la disponibilité et de l’écoute se heurtent, forcément, à la multitude des façons que nous avons pour simplement entrer en contact. Une réalité qui ne serait pas sans navrer un personnage poilu célèbre de la littérature française. Un renard, pour être précise. Mais pas n’importe lequel : celui qui, à un petit garçon blond comme les blés, parla pour la première fois de la nécessité de l’apprivoisement, cette chose trop oubliée. Unique. Qui signifie, justement, « créer des liens »…

Partager

Comme certains personnages des livres que nous aborderons dans cette section, le Petit Prince voyage dans l’espace. Il rencontre des êtres inusités (et même étranges !) qui remettent sans cesse en cause son univers. Pose des questions. Tombe amoureux. Se fait des amis. Mais pour y arriver, il doit aller à la rencontre de l’espace, des lieux, des autres. Aller vraiment à la rencontre. Du moins, dans la « vraie vie » de son histoire.

Dans la littérature actuelle, les médias sociaux, les technologies de communication et les impacts de l’évolution de la science sont omniprésents, changent et continueront de changer, de manière définitive, la façon dont les personnages se rencontrent, se parlent, parfois sans même utiliser leur voix. Et tout comme le Petit Prince, leurs univers peuvent, tout à coup, prendre une dimension inattendue sur la terre, dans l’espace ou, simplement, par l’ouverture de cette petite fenêtre magique dont la formule réside en un seul mot, tout simple : Internet.

Suggestions de livres

Radio-vérité, la radio du vrai monde

JEAN-JACQUES PELLETIER

Rares sont les personnes pour qui le nom de JEAN-JACQUES PELLETIER n’évoque rien. Essayiste et romancier, figure incontournable des littératures policière et fantastique québécoises, l’ancien professeur de philosophie, féru de géopolitique, n’a jamais caché son ardent intérêt pour la mécanique sociale et politique des idéologies de l’extrême. Un thème cher autour duquel s’articule l’intrigue de son roman Radio-vérité, la radio du vrai monde. Ainsi, lorsque le sulfureux animateur de radio Sébastien Cabot disparaît brusquement, événement qui laisse rapidement planer sa rumeur dans les médias sociaux, l’inspecteur-chef Gonzague Théberge se voit contraint d’explorer les méandres de la rhétorique populiste de Radio-V et de la mentalité de ses adeptes fanatiques, les « V ». Une enquête fictionnelle, certes, mais qui résonne étrangement juste dans notre actualité.

Les éditions Alire, coll. « Romans », 2022, 333 p. 15,95 $

La Leçon

CHRISTINE DAFFE

« Des internautes découvriront le blogue par hasard, mais pas le ministre. Thomas Tellier, lui, a reçu une invitation. Il est victime d’extorsion. Il doit “faire un don”. » Dans cette histoire qui nous donne l’étrange sensation de lire par-dessus l’épaule du ministre et ex-peintre Thomas Tellier, nous parcourons, avec lui, le blogue perturbant de Sophie Colin, une femme dont il a partagé l’intimité et qui a marqué son esprit… Happé par ce récit d’enfance rédigé à la troisième personne, Tellier voit se dessiner le portrait d’une petite fille déracinée et solitaire dont le regard impitoyable révèle sous un jour sombre un environnement familial malsain. Subjugué, Tellier se laissera posséder par cette lecture à la fois oppressante et enivrante, et ce, malgré l’exposition fatale des raisons motivant le chantage dont il se croit victime. Dans La Leçon, son deuxième roman, l’écrivaine CHRISTINE DAFFE réussit à construire, page après page, un étonnant mélange de tons dont la maîtrise capte sans peine toute notre attention.

Les éditions Triptyque, coll. « Fictions », 2021, 204 p. 24,95 $

Arnaqués.com

JOCELYNE MALLET-PARENT

C’est dans le roman Basculer dans l’enfer, publié aux Éditions David en 2017, que l’autrice JOCELYNE MALLET-PARENT présente pour la première fois à ses lectrices et lecteurs l’inspecteur Alex Duval, un personnage que nous retrouvons dans son tout dernier livre, Arnaqués.com. Incapable de se détacher complètement d’une précédente af faire dans laquelle il s’est personnellement investi, l’inspecteur se voit tout de même affecté par son supérieur à un nouveau dossier épineux : Fake news et criminalité. Un virage loin de satisfaire le policier : « Les cyberfraudeurs, les arnaqueurs en ligne, les trolls et compagnie, c’est pareil à des couleuvres. » C’est donc dans un véritable nid de vipères, où s’entremêlent scandale sexuel ministériel, chantage Internet et harcèlement en ligne, que l’inspecteur s’apprête à poser le pied…

Les Éditions David, coll. « Voix narratives », 2022, 248 p. 23,95 $

Ces fenêtres où s’éclatent leurs yeux

ANNE PEYROUSE

Elles se nomment Natacha, Paméla, Lolita, Heidi ou Madisson… Marie, Cidonie, Dahlia, Coralie ou Janet. Toutes, elles sont les égéries pantelantes de la poésie bouleversante et fracassée que nous of fre l’autrice et poétesse ANNE PEYROUSE dans son tout dernier recueil Ces fenêtres où s’éclatent leurs yeux. Explorant sans détour l’univers voyeur de la pornographie Internet en direct, les mots de la poétesse renvoient à la réalité du piège charnel, mais forcément désincarné, qui se referme sur ces jeunes femmes-objets pixélisées. « Nous nous branchons pour eux/débilitant nos pages web/en ces milliers d’appels sur nos épaules scrappées/la pudeur tombe où s’éclatent leurs yeux/qui nous enfilent » : les vers d’Anne Peyrouse se font voix, celles des petites sœurs, des petites filles qui absorbent, chaque jour, la violence impudique et l’exigence sans borne des regards avides qui vampirisent les fenêtres virtuelles où s’exposent leurs corps.

Les éditions Hamac, coll. « Hamac-Poésie », 2021, 72 p 15,95 $

VERSschmuggel/reVERSible

MARTINE AUDET, PIERRE NEPVEU, NATASHA KANAPÉ FONTAINE et MONIQUE DELAND

Les technologies de communication nous ont permis, durant ces deux dernières années, de garder vivants les liens avec notre entourage et de maintenir le cap dans nos projets professionnels. C’est définitivement grâce à elles, d’ailleurs, que le collectif poétique VERSschmuggel/reVERSible a pu voir le jour. « À la différence des années précédentes, explique en introduction l’éditeur THOMAS WOHLFAHRT, 2020 a apporté avec elle une épreuve qui a bien failli mettre en péril cette nouvelle entreprise de contrebande poétique. » Heureusement, ce « laboratoire poétique et symbiotique », cet « atelier de traduction à six mains », a su tirer le meilleur parti des salles de réunion virtuelles où participants et participantes se sont rencontrés afin de donner vie à cet impressionnant et immense projet poétique trilingue de 472 pages ! Une œuvre unique qui réunit certaines de nos plus belles voix en poésie, comme celles de MARTINE AUDET, PIERRE NEPVEU, NATASHA KANAPÉ FONTAINE et MONIQUE DELAND. À découvrir absolument !

Les Éditions du Noroît, coll. « Résonance », 2021, 472 p. 25 $

Freak Out in a Moonage Daydream

NICHOLAS GIGUÈRE

Privilégiant généralement la forme brève et rôdant toujours près de la poésie, même dans ses romans, l’écrivain NICHOLAS GIGUÈRE nous fait le cadeau précieux d’un recueil de poésie des plus substantiels avec Freak Out in a Moonage Daydream, immersion hallucinée dans l’œuvre et les époques de l’amèrement regretté David Bowie. Mais l’immersion n’est pas unilatérale, car bien que possédés par les paroles des chansons de l’artiste, les poèmes de Nicholas Giguère lui appartiennent totalement. On y retrouve tous les thèmes-phares de l’œuvre construite jusqu’ici dans l’écrin d’une culture populaire qui jamais n’étouf fe l’érudition du poète : « le futur retiendra/ce qu’il voudra bien retenir de nous/le progrès n’est pas libre de contraintes/les mégabits volent au loin ». Construction marquée par la musique et le passage du temps, le recueil de Nicholas Giguère fait fondre en une seule et même créature littéraire sa jeunesse revisitée et l’univers de celui qui fut, un jour, l’inoubliable Thin White Duke.

Le Quartanier, coll. « Série QR », 2021, 312 p 27,95 $

La floraison des nénuphars

MARIE-CHRISTINE CHARTIER

Après les hésitations émouvantes de Cam et Max dans L’allégorie des truites arc-en-ciel, MARIE-CHRISTINE CHARTIER revient avec le désormais mythique (ou presque !) tandem dans son quatrième roman, La floraison des nénuphars. En couple depuis maintenant quatre ans, les tourtereaux ont transporté leurs roucoulements de Québec à Montréal, où Max investit beaucoup (trop !) d’énergie, et de temps, dans son nouveau boulot. Une situation qui commence à peser lourdement sur le quotidien amoureux. Car entre ceux qui lui donnent l’attention qu’elle espère de son copain et le retour de sa sœur nomade avec qui elle renoue doucement, Cam voit tout ce qu’elle croyait inébranlable perdre un peu de son éclat. De sa plume fluide et introspective, Marie-Christine Chartier nous offre, encore une fois, des personnages accessibles et attachants dont la profondeur des sentiments et l’authenticité des défis expliquent, sans aucun doute, la sympathie qu’ils font naître chez le lectorat québécois.

Hurtubise, 2021, 220 p. 21,95$

Un peu tout croche

MÉLINA PROULX

On le dit et le répète, dans toutes les histoires et sur tous les tons : l’amour, ce n’est pas toujours simple ! Et pour la narratrice de cette première novella publiée de MÉLINA PROULX, qui ose quotidiennement l’asymétrie, et pas seulement dans le choix de ses boucles d’oreilles, c’est un sentiment qu’elle explore sans jamais s’astreindre aux étiquettes. Aussi, lorsqu’elle rencontre « l’amour, le vrai, celui avec un A majuscule, gras, souligné pis toute », elle ne peut éviter d’entrer tête première dans cette douce et déchirante valse où le désir de liberté et la peur d’envahir l’autre se heurtent à l’envie dévorante de le garder pour soi. Touchante et vive histoire d’amour spontané, où l’on attend tout de même le réglementaire trois jours avant de retourner le premier texto, Un peu tout croche raconte avec candeur les aléas du sentiment le plus compliqué, mais merveilleux qui soit.

Québec Amérique, coll. « QA novella », 2022, 80 p 14,95 $

Le fantôme de Suzuko

VINCENT BRAULT

Livre figurant sur la liste préliminaire du Prix des libraires 2022, Le fantôme de Suzuko, troisième roman de l’écrivain VINCENT BRAULT, est, sans aucun doute, l’exemple parfait d’une fiction habitée. D’abord, par le deuil de Vincent, son personnage principal, qui, dans ce Tokyo qu’il retrouve après la disparition de son amoureuse, semble avoir du mal à ne pas la voir partout. Ensuite, par Kana, cette jeune femme mystérieuse aux paupières magnétiques qui, entre musée, bar et échanges textos ponctués de kaomojis, accepte de se laisser découvrir à pas de renarde. Puis, enfin, par l’écriture sobre et atmosphérique de Vincent Brault qui nous transporte, au fil des rues tokyoïtes, dans un univers insaisissable où flotte l’étrangeté propre à toute histoire de fantôme qui se respecte.

Héliotrope, coll. « Romans », 2021, 204 p. 23,95 $

Vernissage

BENOÎT CÔTÉ

En cette ère où l’utilisation des médias sociaux est devenue banale, on sous-estime parfois l’impact d’une vidéo publiée un soir de beuverie entre amis. C’est l’erreur fatale commise par Simon-Pierre Cayouette St-Germain qui, suite à la médiatisation d’un scandale politique ternissant la réputation de sa tante ministre, diffusera sur sa page Facebook un faux manifeste aux allures de demande de rançon dont le caractère parodique échappera à plusieurs. Une petite minute de rigolade qui causera beaucoup plus de dégâts qu’attendu et qu’un simple « supprimer » ne réussira pas à effacer tout à fait. Deuxième roman de l’auteur et poète BENOÎT CÔTÉ, après le remarqué Récolter la tempête, Vernissage esquisse un portrait générationnel dont les lignes mouvantes, et parfois troubles, racontent, dans une langue sonnante et imagée, des relations amoureuses, familiales et professionnelles dont le parcours n’est pas toujours celui espéré au départ.

Les éditions Triptyque, coll. « Fictions », 2019, 404 p. 28,95 $

La Mue de l’hermaphrodite

KAROLINE GEORGES

Réédité dans l’emblématique catalogue de la maison Bibliothèque québécoise en 2020, La Mue de l’hermaphrodite révèle, dès ses premières lignes, une rayonnante singularité littéraire d’avant-garde. Car si sa première édition, chez Leméac, date d’il y a plus de 20 ans, la voix percutante et fluide d’Hermany Mésange, son personnage central, résonne sans décalage ni fausse note dans l’actualité littéraire. Soumise dès sa naissance au double regard inquisiteur de la science et de la société, Hermany, née hermaphrodite, accepte l’expérience proposée par un tribunal qui la condamne, dès le prologue de cette étonnante histoire, à une sentence exemplaire. Ainsi, devant un public virtuel invisible, cet être unique nous entraîne dans un récit performance qui explore les ef fets pervers d’un État omniprésent et les créations psychotropes de ceux et celles qui n’ont que l’évasion pour arme de résistance. Œuvre annonciatrice de l’univers incomparable de KAROLINE GEORGES, La Mue de l’hermaphrodite donne naissance à un être fabriqué, certes, mais dont la recherche de sens révèle la vraie nature de l’humanité.

Bibliothèque québécoise, 2020, 112 p 8,95 $

Sadie X

CLARA DUPUIS-MORENCY

« Quand on découvrit les premiers virus géants, on ne sut pas ce qu’on regardait. Ils étaient beaucoup trop grands, et trop complexes. [...] Jusqu’au jour où une énième personne regarda cette même chose, mais, pensant cette fois en dehors du langage qui avait confiné le virus dans sa boîte [...] » C’est le genre d’ouvreuse de boîte que se révèle être Sadie, personnage-phare de Sadie X, roman presque éponyme de CLARA DUPUIS-MORENCY. Chercheure passionnée ayant depuis longtemps laissé derrière elle Montréal, et sa famille, pour Marseille, sa mer et ses laboratoires, Sadie se voit contrainte de revenir sur ses pas afin d’examiner un étrange spécimen. Mais le virus opportun ne sera pas la seule chose mise sous lentille, car chaque pas dans les rues montréalaises la ramène à l’héritage familial, un enchevêtrement génétique qui n’a jamais cessé, en fait, d’af firmer son emprise. Roman exigeant et débordant d’intelligence, Sadie X sait audacieusement confronter les repères du lecteur jusqu’à sa dernière page.

Héliotrope, coll. « Romans », 2021, 288 p. 24,95 $

Les villages de Dieu

EMMELIE PROPHÈTE

« J’ai grandi dans cette cité où jamais il n’y avait de trêves, où la mort circulait à midi comme à minuit. » Courageuse narratrice de ce roman où la violence des gangs régit la vie quotidienne, Célia n’ose pleurer la mort de sa Grand Ma de peur de réveiller les bandits. Mais sous le surnom de Cécé La Flamme, la jeune fille fait, pour ses abonnés Facebook de plus en plus nombreux, la chronique de cette « Cité de la Puissance Divine », des femmes qui y survivent, plombées par la solitude, la pauvreté et les agressions perpétuelles. Ces femmes dont, malgré son jeune âge, elle fait déjà partie. Qualifié par Dany Laferrière de « meilleur livre sur Haïti depuis très longtemps », Les villages de Dieu de l’écrivaine EMMELIE PROPHÈTE, récipiendaire 2021 du Prix littéraire Fetkann ! Maryse Condé, rend hommage, par le talent lumineux de son autrice, à la force des femmes et à la nécessité vitale de l’espoir.

Mémoire d’encrier, 2020, 224 p. 22,95 $

L’amour aux temps d’après

JOSHUA WHITEHEAD

L’auteur indigiqueer et bispirituel JOSHUA WHITEHEAD s’est fait connaître du public francophone par son premier roman, Jonny Appleseed, traduit chez Mémoire d’encrier en 2019 et faisant partie de la liste des 100 meilleurs titres de 2018 (dans sa langue originale) du quotidien The Globe and Mail. Membre oji-cri/nehiyaw de la Première Nation manitobaine de Peguis, Joshua Whitehead a assuré la direction du génial collectif L’amour aux temps d’après, un livre qui réunit de talentueuses et audacieuses voix littéraires dont les fictions étonnantes, naviguant dans les eaux familières des codes science-fictionnels, mettent de l’avant de magnifiques personnages issus, en très grande majorité, des communautés autochtones et LGBTQ2S+. Intelligence artificielle, apocalypse climatique, colonisation interplanétaire, ce recueil exprime à même la fiction une conviction établie par les mots manifestes de Joshua Whitehead dans son prologue : « les personnes bispirituelles et indigiqueers sont les biopunks les plus af franchies, au sens littéraire comme au sens littéral ».

Alto, 2022, 204 p. 24,95 $