Collections | Volume 8 | numéro 2

Entrevues et portraits

Quand les animaux se transforment en chimères

Samuel Larochelle

Dans les années 1990 et au début des années 2000, pratiquement tous les adolescents québécois ont été conviés à produire une réflexion écrite sur les notions éthiques du clonage, ses bienfaits espérés et ses dérives potentielles, en s’inspirant des expériences réalisées sur la fameuse brebis Dolly. Si leurs arguments prenaient souvent leurs assises sur des prospections futures et parfois difficiles à intellectualiser, force est de constater que les manipulations génétiques sont désormais monnaie courante. Selon Jean Bergeron, qui vient de publier L’aventure de la génétique humaine. Éthique et manipulations génétiques aux Éditions Somme toute, la réalité semble avoir dépassé les prédictions des romans et des films les plus fous !

Partager

En entrevue, l’auteur cite le roman d’anticipation Le meilleur des mondes et le film culte Blade Runner parmi les œuvres qui ont galvanisé les projections futuristes des amateurs de science-fiction. « Par exemple, Blade Runner raconte une histoire d’amour entre une machine et un humain, qui ne l’est peut-être pas autant qu’il le croit, en remettant en question la place de l’homme dans la nature », explique Jean Bergeron. Près de 40 ans après la sortie en salles du film, dont la suite réalisée par Denis Villeneuve a fait courir les foules en 2017, les avancées technologiques ont de toute évidence dépassé l’imagination des créateurs. « Le ciseau à gênes est un outil qui nous permet carrément de jouer à Dieu, ajoute-t-il. On serait capable de créer à peu près toutes les chimères dont la fiction parlait, de guérir des maladies génétiques et d’améliorer des traits de caractère. Ça va très, très loin ! Quand on pense au potentiel de l’ADN, qui est capable de fabriquer des êtres vivants aussi différents qu’une fourmi, un éléphant ou un humain, on réalise l’extraordinaire variété de l’évolution des espèces. »

À la fois passionné et terre à terre, érudit et accessible, Jean Bergeron a publié en mars 2021 un ouvrage de 150 pages qui fait un survol global du dossier des manipulations génétiques et de ses portées juridique et scientifique. Citant une multitude d’exemples et plusieurs extraits de réflexions d’experts, il parle de nouvelles espèces hybrides, des kilomètres franchis depuis le clonage de Dolly, de la production en série d’animaux à la génétique identique, du concept d’animaux champions, de la réparation et de la correction génétique de certains animaux domestiques, ainsi que de l’accélération du processus de maturation de certaines espèces.

Vulgariser à tout prix

Si sa mission peut sembler ambitieuse, le résultat s’avère fascinant, clair, porté par un rythme fluide et un amour véritable pour la vulgarisation. « Je ne cherche pas à mettre des mots dans la bouche des scientifiques, mais plutôt à comprendre leur passion et à transmettre les informations par les tripes plutôt que par l’intellect seulement. Sans vouloir être prétentieux, je crois qu’il y a très peu d’écrivains qui approchent les scientifiques en comprenant leur point de vue. »

Jean Bergeron fait partie de ceux qui ont réussi à se forger une place toute spéciale parmi les savants. « Presque tous mes frères et sœurs, ainsi que mes neveux et nièces, évoluent dans le domaine académique. Je suis le mouton noir dans ma famille. Je me trouvais un peu engoncé dans ça. J’avais un désir d’aventure. Au fond, j’ai toujours vu la science comme étant quelque chose de très romantique, presque artistique. Dans mon film Achever l’inachevable, j’avançais d’ailleurs que les gens qui font des sciences pures sont des artistes qui s’expriment sur un canevas différent. »

À la fois cinéaste, essayiste et professeur, il a toujours rêvé d’être un vulgarisateur à la Charles Tisseyre. Un peu comme si la quête de sa vie consistait à rapprocher les gens de la science. « Peu importe le sujet, j’aime en comprendre les mécanismes. J’ai une satisfaction profonde à faire en sorte que les gens ne se fient pas uniquement à une opinion ou à une croyance qui n’est pas démontrable et qu’ils devraient accepter de façon dogmatique. »

« Quand on pense au potentiel de l’ADN, qui est capable de fabriquer des êtres vivants aussi différents qu’une fourmi, un éléphant ou un humain, on réalise l’extraordinaire variété de l’évolution des espèces. »

Jean Bergeron

On comprend entre les lignes qu’il refuse l’adage voulant que les scientifiques aient toujours raison. « Je trouve malheureux qu’en raison de la complexité de certains sujets, comme la physique quantique ou l’astrophysique, on ne puisse pas refaire toutes les expériences pour s’assurer soi-même qu’on n’est pas en train d’accepter le filtre des porteurs de blouse blanche qui disent “c’est comme ça et ne posez pas de question”. »

L’étincelle de départ

C’est justement son refus de se taire, sa curiosité insatiable et son désir de fournir des connaissances et des outils au grand public qui ont poussé Jean Bergeron à rédiger son plus récent livre sur la génétique humaine. « Quand on parle de presque toutes les décisions à prendre sur ces questions, je pense que les citoyens doivent avoir voix au chapitre à un moment donné. Pas par démocratie directe, mais par choix. Le simple fait de passer au travers de mon livre peut être perçu comme l’équivalent de maîtriser l’alphabet, d’apprendre à écrire ou à parler. Je pense que la culture générale doit aller beaucoup plus loin que les principes un peu enfantins qu’on montre aux jeunes dans nos écoles. »

Ainsi, il fournit les bases pour comprendre l’évolution des transformations génétiques. Il demande jusqu’où on a le droit d’aller. Il part à la recherche d’une forme de moralité dans le domaine. Et il explique que la recherche est devenue à ce point pointue et incroyablement dispendieuse qu’elle est de plus en plus financée par les États du monde en fonction de leurs idéaux respectifs.

Parmi les visées des différents gouvernements, on retrouve le désir de diversifier et de contrôler les sources d’alimentation avec la création d’espèces animales hybrides, ainsi que l’élevage de porcs génétiquement modifiés qui ressemblent assez aux humains pour utiliser certaines parties de leur corps pour des greffes. Des expériences qui sont faites sans réglementation adéquate, selon l’auteur. « Les préoccupations morales sur ces questions entrent en ligne de jeu presque seulement quand l’humain est concerné, et souvent pour des raisons religieuses. Il n’existe presque aucune règle sur les recherches faites avec des cochons. Ce n’est pas pour rien qu’on a connu la grippe porcine. »

Afin de préciser son propos, il explique qu’on est en train d’effacer ou à tout le moins d’affaiblir la barrière entre les espèces qui était autrefois bien plus étanche. « La plupart des épidémies de grippes proviennent d’un mélange de virus qui s’attaquent aux humains. À vrai dire, le dernier coronavirus n’est ni le premier ni le dernier à franchir la frontière entre les espèces. Et toutes les interactions dans les pratiques agricoles entre les oiseaux, les humains et les porcs font en sorte que le virus de l’influenza se déguise différemment d’une infection à l’autre. »

La pandémie mondiale qui ébranle la planète depuis 2020 a fait comprendre au grand public que la destruction de l’environnement a créé des contextes de contamination entre des espèces qui ne se côtoyaient pas auparavant. Une réalité qui, comme les « mélanges » génétiques entre humains et animaux, inquiète les scientifiques. « Quand on réduit considérablement la superficie d’une jungle et qu’on se rapproche d’espèces qui ne nous côtoyaient pas, on met en place une promiscuité qui donne l’occasion à un nouveau virus de se servir du corps humain comme un laboratoire. »

Un futur chimérique

À force d’utiliser et de modifier la génétique animale afin d’élaborer des médicaments, des greffes et toutes autres dispositions pharmaceutiques et médicinales, l’humain a créé des « chimères sur mesure ». Une image puissante que Jean Bergeron n’utilise pas pour faire peur aux lecteurs, mais pour favoriser leur compréhension. « Je ne trouve pas ça alarmant, les expériences qui sont menées. D’ailleurs, l’un des éléments du livre consiste à poser la question : est-ce qu’il faut dire non à tout ?  Par exemple, si mon fils est hémophile, j’ai très envie qu’on trouve un moyen de réparer l’engin qui le met à risque de mourir prématurément pour une banalité. Il suffirait de remplacer trois ou quatre lettres dans le génome afin de modifier complètement cette chose malheureuse. »

Il précise que les lois actuelles permettent une variété impressionnante de changements au niveau des gènes, tant et aussi longtemps que cela ne modifie pas le génome et que cela ne devient pas transmissible aux enfants, car cela en ferait une modification génétique permanente. « Pourtant, c’est inéluctable. Ça m’étonnerait beaucoup que ça ne se fasse pas un jour. Cela dit, je crois que des balises éthiques et légales très solides seront nécessaires. Il ne faut pas oublier que la plupart des découvertes faites avec la génétique d’un singe ou d’un cochon pourraient être applicables à l’échelle humaine. Voulons-nous nous priver de ça ? »

Philosophique par moments, son livre amène aussi les lecteurs à réfléchir à l’importance que l’humain se donne par rapport aux animaux, en fonction de son degré de vanité et de supériorité. Après notre lecture, on pense inévitablement aux deux pôles qui s’opposent actuellement en société. D’un côté, il y a les végétariens, les végétaliens, les antispécistes et les protecteurs de l’environnement et des habitats naturels des espèces animales. De l’autre, se trouve une frange de l’humanité qui utilise sa soif d’éternité pour justifier l’usage des animaux pour faire des expériences. « Je pense que les véganes en font un débat politique plus qu’autre chose… affirme Jean Bergeron. Quand on y pense un instant et qu’on pousse la réflexion à l’extrême, devrions-nous euthanasier tous les lions, tous les loups et tous les dauphins, parce que ce sont des espèces carnivores qui ne devraient pas manger d’autres animaux ? Je ne pense pas. Les humains ont malheureusement exterminé certaines espèces dans le passé, mais je crois qu’il faut surtout trouver un équilibre. »

Relation trouble avec les animaux

Dans son ouvrage, il évoque d’ailleurs à quel point la pensée de René Descartes sur la prétendue absence d’émotions des animaux, et donc de souffrance, a influencé des générations d’humains dans leurs rapports au monde animal. « Quand j’étais jeune, on disait que les animaux ne souffraient pas. On était convaincus qu’on pouvait être gentil avec eux ou les battre, sans qu’il y ait de problème. Pourtant, quiconque vit près des animaux se rend compte que c’est faux. »

S’il réfute cette ancienne perception des choses, il refuse toutefois de verser dans l’extrême opposé. « Selon moi, il serait maladroit de faire de l’anthropomorphisme à outrance. Dans le débat actuel, on est presque en train de dire que les animaux sont mieux que les humains. Cette sensiblerie me semble une chose à éviter dans la réflexion, sans pour autant devenir froid comme Descartes. Les animaux méritent plus de respect que d’être traités comme des outils par les humains, mais tomber dans un genre de religion vouée à la protection totale des animaux m’apparaît incompatible avec l’état des lieux. »

Au fond, la question qui sous-tend tout le livre de Jean Bergeron est la suivante : jusqu’où le respect de la vie, des humains et des animaux doit-il s’arrêter ? Une interrogation qui n’est pas simple et dont la réponse peut « choquer » certains lecteurs. « La réponse se trouve à la frontière entre la religion et la morale. Personnellement, je pense que la vie fait partie de la nature et que le respect de la vie existe dans un maintien de l’équilibre, de la même manière qu’il est impossible de vivre sans faire de pollution. »

Il ajoute que si on devenait tous végétariens demain matin, on pourrait sans doute régler le problème de nutrition partout sur la planète, mais qu’en réalité, le problème est ailleurs. « Quand je suis né, on était trois milliards d’humains sur la planète. Maintenant, on est rendu huit milliards. On a plus que doublé en une génération. C’est très inquiétant. À la blague, je dis parfois que Mao était le plus grand environnementaliste en restreignant le nombre d’humains à naître en Chine. Plus sérieusement, je dis qu’on doit trouver comment faire en sorte que la planète demeure un endroit sain pour l’humanité. »

« La réponse se trouve à la frontière entre la religion et la morale. Personnellement, je pense que la vie fait partie de la nature et que le respect de la vie existe dans un maintien de l’équilibre, de la même manière qu’il est impossible de vivre sans faire de pollution. »

– Jean Bergeron