Collections | Volume 8 | Numéro 1

Entrevues et portraits

La haine

Ces mécanismes primitifs qui gouvernent encore tout

Comment décide-t-on d’écrire un livre qui parlera de l’amour, de la haine et du fonctionnement du cerveau, tout en abordant de grandes problématiques de l’actualité ? Ces sujets sont vastes, tout en étant centraux dans l’expérience humaine. Il fallait donc une bonne dose d’audace (ou une solide expérience de vulgarisateur) pour les aborder de front dans un ouvrage de 252 pages. Un défi ambitieux que le journaliste Michel Rochon a décidé de relever avec humilité, mais aussi avec cœur et en puisant dans un copieux bagage de connaissances.

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Avec L’amour, la haine et le cerveau. Au temps des médias sociaux, du changement climatique, de la COVID-19 et du terrorisme, paru aux éditions MultiMondes en octobre, Michel Rochon poursuit la réflexion qu’il avait amorcée en 2018 avec Le cerveau et la musique. « En faisant ma recherche pour ce livre — le premier que j’écrivais comme “jeune auteur”, à la fin cinquantaine, après 35 ans de journalisme —, je tombais sur plein d’études qui parlaient de l’impact de la musique sur la haine et sur l’amour. J’avais mis ça de côté, tout en me disant que c’était un sujet fascinant », raconte-t-il.

Journaliste scientifique et médical, Michel Rochon a travaillé au sein de plusieurs équipes d’information à Radio-Canada, dont celles des émissions Découverte, Enquête et La semaine verte. « J’ai toujours pensé que la science pouvait nous aider à mieux vivre. Qu’elle peut nous permettre de mettre en perspective de façon plus juste, plus vraie et plus éclairée ce que nous sommes, par rapport à la nature et à l’univers. »

S’appuyant sur la neuroscience, l’auteur nous explique les rôles des différentes parties du cerveau, comment celles-ci ont évolué et comment elles continueront de se transformer alors que les écrans prennent de plus en plus de place dans notre environnement quotidien. Il s’inquiète surtout des dérives haineuses que favorisent les réseaux sociaux, qui se sont développés sans réglementation pendant une quinzaine d’années. Contrairement aux médias traditionnels, qui tentent de présenter une pluralité de points de vue, les médias sociaux engendrent des silos où les publications sont programmées selon nos comportements et nos intérêts — qu’ils soient sains ou non.

Il abonde dans le sens du linguiste et psychologue cognitiviste Steven Pinker, qui a dit : « Il n’y a pratiquement plus de guerre sur la planète, parce qu’elle se passe sur le clavier. » Sur un site comme Gab.com, qui dit « défendre la liberté d’expression, la liberté individuelle et la libre circulation de l’information en ligne », mais nie, par exemple, la victoire de Joe Biden aux élections présidentielles américaines, la haine croît rapidement. De l’endoctrinement virtuel au coup d’État comme celui de la prise du Capitole à Washington, en janvier, il y a un pas de plus en plus facile à franchir, constate Michel Rochon, qui consacre tout un chapitre sur la manière dont la haine peut se muer en violence et, à l’extrême, en terrorisme, à l’ère de la polarisation des opinions.

« J’ai toujours pensé que la science pouvait nous aider à mieux vivre. Qu’elle peut nous permettre de mettre en perspective de façon plus juste, plus vraie et plus éclairée ce que nous sommes, par rapport à la nature et à l’univers. »

Michel Rochon


DOUBLE PROTECTION

La haine, une émotion intense qu’on éprouve habituellement peu souvent dans une vie, est pourtant un mécanisme sain et normal, qui nous a permis de survivre en identifiant ce qui nous menace et agissant pour le supprimer, rappelle Michel Rochon. L’amour permet lui aussi de se protéger, en nous amenant à garder près de nous ceux qui nous assurent une sécurité physique et psychologique. Il peut nous faire vibrer à l’unisson, comme lorsque des Européens sortaient sur leur balcon pour chanter ensemble, pendant les premiers mois de la pandémie de covid-19. Le sentiment amoureux suscite une foule de réactions chimiques, hormonales, épigénétiques et peut se décliner en différentes formes. Par exemple, chez les Grecs de l’Antiquité, ces formes ont servi d’assises en psychologie sociale. Montagnes russes d’émotions, l’amour fulgurant peut aussi nous faire tomber dans la déraison.

Pour contrôler les dérapages possibles de ces deux puissants mécanismes cérébraux (l’amour et la haine), Michel Rochon propose de cultiver l’empathie, c’est-à-dire tenter de comprendre l’autre et de se comprendre soi-même, tant sur le plan cognitif qu’émotionnel.

Il fonde aussi beaucoup d’espoir sur l’éducation. « Au Danemark, l’enseignement de l’empathie est obligatoire, indique le chargé de cours en journalisme à l’Université du Québec à Montréal. Si nos ancêtres ont transmis l’empathie par le comportement depuis 200 000 ans, il n’y a pas de raison de cesser cette pratique éducative. »


UN ESPRIT POLYMATHE

L’intérêt du plaidoyer de l’auteur de L’amour, la haine et le cerveau est qu’il ne repose pas uniquement sur les neurosciences. Michel Rochon utilise des références philosophiques et historiques pour amener ses sujets et nomme plusieurs livres et films dans les pistes de réflexion qu’il propose à la fin de chaque chapitre dans une section baptisée « De la nourriture pour le cerveau. » On y trouve notamment Sapiens, une brève histoire de l’humanité de Yuval Noah Harari, L’amour au temps du choléra de Gabriel García Márquez ou encore Munich de Steven Spielberg.

La science, loin d’être déconnectée, s’ancre toujours dans une société et une époque donnée, note Michel Rochon. Parmi ceux qui l’inspirent, il y a notamment Martin Gardner, un grand vulgarisateur scientifique du XXe siècle qui fut aussi un fameux magicien, en plus d’être historien et philosophe. « C’était un polymathe, un esprit universel, qui s’est prononcé contre toutes les conspirations. Il a écrit 100 livres ! Il incarne sa science, dans un mouvement, un continuum social, et ça, c’est tout à fait ce que j’essaie de faire. »

En évoquant des repères universels dans son essai scientifique, Michel Rochon place soigneusement ses cartes pour que la neuroscience soit intelligible et accessible. « Au Québec et au Canada, la culture scientifique n’est pas considérée comme la culture générale », indique celui qui a été deux fois président de l’Association des communicateurs scientifiques. « C’est un art que d’écrire de la science, pourtant il n’y a pas de prix littéraire du Gouverneur général pour la communication scientifique ! » En créant des ponts entre la neuroscience et la culture dite générale, il espère aplanir les barrières entre ces deux domaines de connaissances.

Si l’écriture de livres lui permet de poursuivre la mission qu’il s’est donnée en devenant journaliste, elle lui donne aussi davantage de latitude pour mettre les faits en contexte et pour partager sa propre vision des choses. « Faire un reportage, c’est dire ou rapporter ce que d’autres ont dit sur un sujet. J’ai beaucoup plus de liberté éditoriale lorsque j’écris un livre, souligne-t-il. Mes recherches s’accompagnent de mon analyse et de ma propre perspective. »

L’auteur peut aussi adopter un ton plus personnel que le journaliste scientifique, en glissant, avec parcimonie, quelques anecdotes personnelles relatées à la première personne. « Ça montre au lecteur que je suis humain », croit Michel Rochon, qui relate par exemple comment, dans la même journée, il a eu son premier émoi amoureux et sa première altercation violente. « Mon expérience de l’amour et de la haine peut amener les lecteurs à repenser à leur propre expérience. » Bref, aux référents universels évoqués plus haut s’ajoute un référent émotionnel, qui interpelle le lecteur. « Sans les passages au “je”, j’aurais un livre froid et sec. Je pense qu’il faut oser tenter de raconter un peu de sa propre vie dans un ouvrage de vulgarisation scientifique, mais il faut le faire avec tact. » Avec le même souci d’ancrer la science dans la vie, il a voulu montrer comment l’amour et la haine teintent les événements qui font l’actualité, comme les grandes manifestations dénonçant l’urgence d’agir pour réduire les gaz à effet de serre et la surexploitation des ressources naturelles, en 2019. Les discours de la jeune militante Greta Thunberg et ses visites dans plusieurs pays ont galvanisé les foules.

« J’enseigne à l’université et je vois les jeunes qui ont encore le goût du voyage, même si pour l’instant la pandémie nous arrête. Ils découvrent la nature comme ça, on dirait qu’ils font du rattrapage, parce qu’ils ont passé leur enfance et leur adolescence devant leur écran. »

Michel Rochon

« Les grands environnementalistes de la planète ont toujours été stimulés très jeunes par la nature et l’environnement », souligne Michel Rochon. Cet amour pour la planète qui les loge et les nourrit est intimement lié à leur instinct de survie et à cette conviction qu’il faut agir et défendre l’environnement. « Lorsque j’ai décidé de parler des enjeux environnementaux à travers la lorgnette de l’amour et de la haine, mon éditeur m’a trouvé audacieux ! »

Son plaidoyer pour le monde réel (plutôt que virtuel), qui traverse le chapitre sur les réseaux sociaux, est aussi bien présent dans le chapitre sur les changements climatiques, où il parle de l’importance de reconnecter avec la nature pour en saisir l’importance et avoir envie de la protéger. « J’enseigne à l’université et je vois les jeunes qui ont encore le goût du voyage, même si pour l’instant la pandémie nous arrête. Ils découvrent la nature comme ça, on dirait qu’ils font du rattrapage, parce qu’ils ont passé leur enfance et leur adolescence devant leur écran », illustre-t-il. Il constate, à tout le moins, que l’attrait pour la nature est bel et bien vivace chez la prochaine génération.


LE FAMEUX VIRUS

Michel Rochon a rédigé son deuxième ouvrage pendant les derniers mois de 2019 et les premiers mois de 2020. « En mars, lorsqu’il y a eu l’annonce de la fermeture des écoles et d’un confinement de la part du gouvernement du Québec, j’ai pris le téléphone pour appeler mon éditeur et ajouter un chapitre sur la covid, raconte-t-il. Il y avait déjà plein de choses à dire sur l’amour et la haine par rapport à une pandémie. »

Impossible, dans un ouvrage qui tient compte des grands enjeux de notre époque, de ne pas traiter de la pandémie mondiale qui se dessinait à l’horizon. Impossible, aussi, de prévoir ce qui allait se passer dans les mois qui allaient suivre…

Fidèle à la démarche déjà amorcée, Michel Rochon a donc évoqué les pandémies qui avaient marqué l’histoire. Il raconte les fausses informations qui ont engendré des émeutes contre les élites, les médecins et le gouvernement en Russie au temps du choléra, explique comment la haine raciale s’est manifestée pendant les épidémies de variole et comment les homosexuels ont été stigmatisés lorsque le sida a fait rage. Il retrace des gestes d’altruisme, notamment pendant l’épidémie de fièvre jaune aux États-Unis et lors de la grippe espagnole. Il pointe également, avec justesse, les enjeux qui font encore nos manchettes : les risques accrus dans les foyers violents, le poids qui pèse sur le personnel du système de santé, les effets négatifs d’un confinement prolongé et « les comportements fondamentaux qui resurgissent, comme dans n’importe quel épisode de crise et de tension », malgré notre arsenal de vaccins, de tests de dépistages et de mesures sanitaires.

Le journaliste est bien conscient que les livres qui traitent d’actualité ont le défi de durer. « Il va falloir que dès l’an prochain, si on fait une réédition, je fasse des changements, indique-t-il. On prenait un risque en publiant en 2020. » Se décrivant comme « une bête de salon du livre », il espère pouvoir aller à la rencontre des lecteurs plus tôt que tard.

La parution de son premier livre, Le cerveau et la musique, a été accompagnée d’une trentaine de spectacles où il démystifiait la relation entre le rythme, le timbre, la mélodie et l’activation de nos neurones. Pour lancer la conversation sur les enjeux qu’il soulève dans L’amour, la haine et le cerveau, il compte faire une série de conférences et tourner un peu partout au Québec — en personne. Pendant la dernière année, son quota de rencontres virtuelles a été largement dépassé. « Je crois qu’il va falloir prendre le bâton du pèlerin et aller raconter comment le cerveau fonctionne, dire aux gens d’être plus empathiques et de lâcher le Web. » Vœu pieux ? L’avenir et l’évolution nous le diront.