Collections | Volume 7 | numéro spécial

Bandes Dessinées

Les univers variés de la BD québécoise

Peu de genres littéraires se prêtent aussi bien au déploiement de l’imagination de leur auteur que la bande dessinée et le roman graphique. La créativité scénaristique combinée aux possibilités offertes par le dessin en font un média privilégié, où les limites sont infinies. Les éditeurs qui se consacrent au genre sont de plus en plus nombreux sur le marché québécois et l’avenir a tout pour les encourager à tenter de découvrir de nouvelles avenues, tant le public est fidèle et grandissant.

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Depuis longtemps reconnu pour le talent de ses illustrateurs, le Québec fait preuve, depuis quelques années, d’inventivité scénaristique inouïe et de nouveaux univers s’offrent aux lecteurs du 9e art. Voici quelques propositions de titres parus récemment, qui illustrent tous, à leur façon, la manière bien québécoise d’aborder la bande dessinée.

Suggestions de livres

La pitoune et la poutine

Alexandre Fontaine-Rousseau et Xavier Cadieux

Attention, délire ! Telle pourrait être la mise en garde inscrite en ouverture de La pitoune et la poutine d’Alexandre Fontaine-Rousseau et Xavier Cadieux, publié chez Pow Pow. Il est difficile de décrire précisément ce dont il est question dans cette bande dessinée déjantée, tant le foisonnement imaginaire est exacerbé ! En somme, on suit le récit de Jos Montferrand, le célèbre personnage de légende librement adapté pour la cause, qui cherche un remède pour se remettre d’une cuite monumentale. La poutine, met populaire par excellence, apparaîtra rapidement comme l’ultime quête de notre héros, qui s’embarquera sur un billot de bois surdimensionné pour « surfer » vers le lieu de naissance du sacro-saint mélange de frites, sauce et fromage en grain. Il devra affronter un draveur hipster, des hordes de draveuses féministes radicales, des dinosaures et un clergé composé de moines surpuissants qui cherchent à ravir la Sainte-Poutine aux Québécois. Si tout cela semble peu sérieux, ce n’est rien au regard des éclats de rire qui ponctueront le parcours du lecteur amateur d’absurde et de dérives imaginatives.

Pow Pow, 2019, 180 p. 24,95 $

Le Projet Shiatsung

Brigitte Archambault

S’il est une bande dessinée où le mot dystopie prend tout son sens, c’est bien Le Projet Shiatsung, premier opus génial de Brigitte Archambault, qui laisse penser qu’une œuvre importante naît sous nous yeux. Cloitrée dans sa résidence depuis sa plus tendre enfance, avec pour toute présence, source d’éducation et d’information, un écran du nom de Shiatsung, la jeune femme dont nous suivons la quête de liberté est aux prises avec un univers oppressant au possible. Illustrée à la manière d’un guide didactique, la bande dessinée donne d’abord l’impression que cette situation est idéale : l’intelligence artificielle ne cesse d’abreuver notre héroïne de toutes les informations qu’elle désire. Toutefois, les choses se compliquent le jour où elle tente de savoir ce qu’il y a au-delà du mur de béton qui limite son univers. Plus elle tentera de comprendre le monde dans lequel elle est et qu’elle s’interrogera sur la nature, plus la technologie la ramènera à son confinement et plus le récit deviendra anxiogène pour le lecteur. Voici une formidable fable sur l’envahissement de la technologie dans nos vies.

Mécanique générale, 2019, 208 p. 29,95 $,

Bix

Scott Chantler

Il est un genre qui fait de plus en plus d’adeptes, et le Québec n’y fait pas exception. Il s’agit de la bande dessinée biographique. Dans cet esprit, les éditions de la Pastèque, éditeur reconnu pour ses titres racés et originaux, proposent Bix, du bédéiste canadien Scott Chantler. On y raconte la carrière fulgurante du musicien de jazz Léon Bix Biederbecke, célèbre cornettiste et pianiste actif dans les années 1920. Sa vie est marquée par les excès d’alcool et les abus de toutes sortes, ce qui affectera gravement sa santé et aura pour effet d’écourter son existence. La BD de Chantler nous présente ce musicien connu surtout des érudits du jazz sous les traits de l’artiste maudit, ce qui sert très bien le récit d’un musicien dont nous savons très peu de choses, en dehors de ses anecdotes de beuveries. La narration fait preuve d’une inventivité particulière en ce que la forme de la mise en page est modulée au rythme des innovations dans l’art du musicien. Ainsi, ce qui débute par un format à l’italienne où cinq cases sont régulièrement distribuées, mute radicalement lorsque le musicien se met à faire éclater les codes du jazz de son époque, ce qui se reflète dans le jeu des cases qui explosent sur les planches. Assurément du grand art, tant pour les amateurs de jazz que de bande dessinée !

La Pastèque, 2020, 256 p. Média Diffusion / MDS 25 €

Les petits garçons

Sophie Bédard

La bédéiste Sophie Bédard est l’une des voix émergentes du nouveau roman graphique québécois. Celle qui s’était fait remarquer avec son Glorieux printemps nous revient cinq and plus tard, avec Les petits garçons, aux éditions Pow Pow. Le récit se lit comme une comédie dramatique mettant en scène la panoplie des émotions et contraintes que peuvent vivre les jeunes adultes. Ce qui pourrait sembler une histoire de relation classique entre colocataires à l’aube de la trentaine se révèle être une lecture très fine et subtile de la nature humaine et des changements qui sont à l’œuvre à cette période de la vie adulte. Le dessin, simple et à la limite du dessin de caricature, confère au récit une dimension très sensible et très touchante. L’univers du quartier Villeray, un quartier résidentiel populaire de Montréal, est poussé à l’universel, tant ce que Bédard exprime trouve écho dans toutes les civilisations d’Occident. En plus d’avoir été finaliste aux prix Expozine, Joe Shuster Award et au Prix des libraires du Québec, elle a reçu le prix Bédélys Québec 2019.

Pow Pow, 2019, 228 p. Les Belles Lettres 19 €

Comment les paradis fiscaux ont ruiné mon petit-déjeuner

François Samson-Dunlop

Si le roman graphique donne de plus en plus ses lettres de noblesse à la bande dessinée, il ne faudrait pas oublier son pendant documentaire ; l’essai en bande dessinée. Les éditions Écosociété proposent un petit bijou dans le genre avec Comment les paradis fiscaux ont ruiné mon petit-déjeuner, de François Samson-Dunlop. L’on y suit, dans son quotidien, les aventures d’un trentenaire révolté contre les pratiques des multinationales et le néolibéralisme dans son ensemble, qui tente, souvent en vain, d’appliquer à son existence des comportements en opposition avec le mode de vie qu’elles imposent. C’est ainsi que le héros doit, par exemple, se débarrasser de sa table de cuisine, car elle a été fabriquée par une célèbre chaîne suédoise dont les pratiques ne cadrent plus avec l’éveil sociologique du héros. Le dépouillement matériel progressif, mais obstiné, du personnage mène à des situations loufoques, mais a le mérite de mettre le lecteur devant les contradictions inévitables chez celui qui décide de s’abstraire du mode de consommation établi en Occident, lequel repose essentiellement sur le consumérisme et l’exploitation à outrance des ressources.

Écosociété, 2019, 216 p. Harmonia Mundi Livre 21 €

Tintin et le Québec

Tristan Demers

Phénomène mondial de l’édition, les aventures de Tintin, célèbre reporter belge, sont éditées dans tous les pays de la terre et les jeunes de 7 à 77 ans les découvrent jour après jour. Le Québec n’a pas échappé au mouvement et le bédéiste Tristan Demers a voulu raconter l’histoire d’amour qui lie les Québécois aux personnages et à la personne d’Hergé. En 1965, alors que se déroule la Révolution tranquille, le Québec est en pleine effervescence et les voyages de Tintin entrent en parfaite résonance avec le désir d’émancipation du peuple. C’est à ce moment qu’Hergé fera son seul et unique voyage en Amérique francophone et c’est ce qui constitue la trame du magnifique album Tintin et le Québec. Hergé au cœur de la Révolution tranquille, aux éditions Hurtubise. L’ouvrage raconte à la fois le voyage du créateur de Tintin aux quatre coins de la Belle Province et les témoignages de personnalités québécoises dont le destin a été marqué par la lecture de ses aventures. Voici une manière originale et inusitée de se plonger dans cette période charnière du destin québécois.

Hurtubise, 2020, 176 p. DNM 27 €

Temps libre

Mélanie Leclerc

L’autofiction est un genre qui s’est imposé dans le roman depuis quelques années, mais que l’on a moins souvent vu se manifester dans le roman graphique. L’autrice Mélanie Leclerc, en revanche, s’en fait presque une spécialité dans la mesure où ses deux bandes dessinées en sont de vibrants témoignages. Après le succès de Contacts, voici qu’elle est de retour avec Temps libre, toujours chez Mécanique générale. Avec son dernier opus, l’autrice poursuit sa réflexion sur le travail créatif et le rêve. Elle se met en scène, mère de trois enfants qui désire réaliser un documentaire au sujet d’une tante comédienne atteinte de la maladie d’Alzheimer. Le récit est celui d’une femme qui tente de voler du temps au temps, partagée entre son rôle de mère et son emploi en bibliothèque, ce qui lui laisse peu de moments pour la création de son film. La délicatesse du trait de Leclerc, ses couleurs sombres et ses lavis mettent en lumière de manière très pertinente et très fine les doutes inhérents au processus créatif.

Mécanique générale, 2020, 176 p. Hobo Diffusion / Makassar 19 €