Collections | Volume 7 | numéro spécial

Article de fond

Entre territoires physiques et espaces intérieurs

Le charme des autrices québécoises opère au-delà des frontières

Sandra Felteau

Comme le soulèvent Isabelle Boisclair et Catherine Dussault Frenette dans l’article « Mosaïque : l’écriture des femmes au Québec (1980-2010) » de la revue Recherches féministes : « La venue des femmes à l’écriture, au Québec comme ailleurs, s’est réalisée progressivement à mesure que se sont déroulées les luttes féministes dans la sphère sociale ».

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D’abord rendues possibles grâce à l’urbanisation et à l’accès des femmes au collège classique, les premières voix littéraires féminines au Québec et au Canada sont réellement nées pendant la période de l’entre-deux-guerres. Celles-ci ont été inspirées par la popularité du roman sentimental venu de France et diffusé dans les journaux et magazines à grand tirage. Ces écrivaines pionnières ont présenté un regard nouveau sur le monde grâce à des œuvres abordant pour la première fois les thèmes de l’amour, de la sensualité et des réalités socio-économiques des femmes. Si les autrices ont graduellement pris leur place dans le paysage littéraire québécois après la Révolution tranquille, les maisons d’édition se révélèrent toujours frileuses, entraînant la création de maisons d’édition féministes telles que les Éditions de la Pleine Lune et les Éditions du remue-ménage, qui ont stimulé la production de textes engagés et ont largement contribué à leur attribuer de la valeur.

Aujourd’hui, tant au Québec qu’ailleurs, la réception et l’appréciation de la littérature écrite par les femmes ont grandement évolué, pour le plus grand plaisir des lectrices et des lecteurs. Plus que jamais, les écrivaines québécoises se retrouvent en nomination pour des prix prestigieux, tels que le prix Femina (Catherine Mavrikakis), le prix Renaudot (Dominique Fortier), le Prix des cinq continents de la Francophonie (Naomi Fontaine) et le prix Médicis (Marie-Ève Thuot), pour ne nommer que ceux-là. Un article de Chantal Guy dans La Presse en septembre 2020 portant le titre « Portrait de l’écrivaine québécoise en feu » soulignait d’ailleurs la remarquable percée européenne des autrices à l’automne. Le journaliste Baptiste Liger du magazine Lire soulignait, quant à lui, que « quelques-uns des meilleurs textes de la rentrée littéraire sont signés de romancières québécoises, qui n’ont pas peur d’affronter de gros sujets ».

Qu’elles soient immigrantes, issues de communautés marginalisées, survivantes, militantes, ou simplement des étincelles qui suscitent et embrasent de nouvelles réflexions sur nos manières de vivre, de communiquer et de s’épanouir, les autrices présentées ici connaissent un accueil des plus chaleureux — et  mérité ! – tant au Canada qu’en Europe.

Suggestions de livres

Shuni

Naomi Fontaine

Après le succès de ses deux premiers livres, Kuessipan (dont une réédition européenne sera disponible en 2021 à la suite de l’adaptation du livre à l’écran, élu meilleur film au Festival international du film d’Aubagne, en plus d’être présenté à de nombreux autres festivals internationaux) et Manikanetish (dont une adaptation au petit écran est aussi en développement), Naomi Fontaine nous revient avec Shuni, publié au Québec en 2019 et disponible en Europe depuis mars 2020. Lauréat de plusieurs prix, dont le Prix littéraire des collégiens et le Prix littéraire des lycéens AIEQ, ce roman, écrit sous la forme d’une longue lettre, a encore une fois bouleversé le public et la critique par sa capacité à déconstruire les préjugés ancrés sur les autochtones et révéler une autre parcelle de vérité sur les communautés innues, celle que les statistiques évacuent de leur mire.
« Julie, je te raconterai tout ce que les chiffres ne disent pas. »
Voici en une phrase le cœur du projet d’écriture de Naomi Fontaine, inspiré de Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo, de Dany Laferrière (publié chez Mémoire d’encrier). Julie (prononcé Shuni en langue innue), est l’amie d’enfance de la narratrice, fille de pasteur dont la famille a quitté Uashat plusieurs années auparavant. Àprès son départ, les deux fillettes avaient prévu s’écrire des lettres, mais elles ne l’ont jamais fait, et c’est alors qu’elle apprend que Julie reviendra pour aider la communauté innue que la narratrice, qui a quitté depuis longtemps elle aussi son village natal, ressent l’envie de lui écrire. Par l’intermédiaire de cette correspondance imaginée, Naomi Fontaine aborde l’importance d’apprendre à connaître et à comprendre les gens avant de penser être en mesure de les aider.

Mémoire d’encrier, 2020, 160 p. Harmonia Mundi Livre 17 €

Encabanée

Gabrielle Filteau-Chiba

Gabrielle Filteau-Chiba a fait une entrée remarquée avec son premier roman, Encabanée, inspiré par son propre retour aux sources et à la simplicité volontaire. Anouk, son héroïne, amorce une remise en question sur le monde dans lequel on vit et ressent l’appel puissant de la nature, mais aussi de l’écriture, nous conviant à mesure qu’elle écrit à redécouvrir des incontournables de la littérature québécoise tels qu’Anne Hébert, Émile Nelligan et Louis Hamelin. Encabanée est un récit éminemment féministe qui nous plonge dans le carnet de survie d’Anouk décoré de magnifiques illustrations de l’autrice, rédigé pendant un hiver glacial dans le Kamouraska où la narratrice s’isole dans un refuge forestier sans électricité. Publié aux éditions Le mot et le reste, Encabanée plaira aux amateurs de nature writing et de Henry David Thoreau, également publié chez le même éditeur.
Le deuxième roman de Gabrielle Filteau-Chiba, Sauvagines (Éditions XYZ), qui approfondit la réflexion amorcée autour de la protection de la nature tout en creusant la notion d’identité sexuelle et amoureuse et de solidarité dans la vengeance, s’est retrouvé parmi les trois finalistes du prix France-Québec 2020.

Le mot et le reste, 2021, 80 p., Harmonia Mundi Livre 13 €

L’apparition du chevreuil

Élise Turcotte

C’est au cœur de la récente tempête de dénonciations d’agressions faites aux femmes qu’Élise Turcotte a écrit L’apparition du chevreuil, le produit d’un dialogue intérieur l’ayant occupée pendant plusieurs années. Aussi publié aux éditions Le mot et le reste en Europe francophone, le dernier roman de l’autrice a connu un accueil remarqué au Québec, où il s’est retrouvé finaliste du prix Ringuet et du Prix des libraires du Québec, en plus de se tailler une place dans la présélection du prix France-Québec.
Dans ce livre court et dense à la forme déstabilisante, une écrivaine s’isole dans un chalet « quelque part dans la forêt » afin d’échapper aux menaces qu’elle reçoit sur les médias sociaux, après s’être prononcée contre des propos violents adressés aux femmes. Enveloppée par la neige qui envahit peu à peu son environnement, la narratrice laisse les souvenirs se frayer un chemin sur la page. Le vin aide à la désobéissance de l’écriture, qui est alimentée par un instinct de survie puissant. Mis à part le propriétaire du chalet, personne n’est censé savoir où la trouver. La maison voisine, la seule à des kilomètres, est inhabitée depuis longtemps et grugée par la mérule, un champignon qui s’attaque au bois de charpente. Mais la narratrice ressent une présence, qui finit par se matérialiser devant ses yeux. Elle se remémore l’arrivée de son beau-frère dans la cellule familiale, la violence des hommes qu’il incarne à lui seul. Ce qu’elle cherchait à fuir serait-il venu la retrouver ? Un roman qui brise tant les idées masculinistes que les conventions littéraires et la linéarité du récit.

Le mot et le reste, 2020, 80 p., Harmonia Mundi Livre 15 €

Chienne

Marie-Pier Lafontaine

Une jeune fille se fait battre par son père. C’est d’abord un jeu sadique, puis ça devient un mode de relation entre lui et deux de ses filles. Doté d’un esprit cruel, pervers et déséquilibré, le père imagine humilier ses enfants en leur demandant de parader devant lui à quatre pattes. L’écriture naît de cette confrontation insoutenable entre une enfant battue et son père dominateur. Chaque page de ce livre succinct expose l’étendue de cet affront criminel, de cette expérience silencieuse qui se déroule sur le fil de l’inceste. Roman troublant, autofiction percutante, le premier livre de Marie-Pier Lafontaine est aussi sauvage et dur que le premier de Christine Angot. Chienne a été retenu dans la sélection du Prix des libraires 2020.

Héliotrope, 112 p., 2019 19,95 $

La trajectoire des confettis

Marie-Ève Thuot

Premier roman fort ambitieux de l’autrice Marie-Ève Thuot, La trajectoire des confettis a charmé les lecteurs depuis sa sortie : lauréat du Prix des libraires du Québec, il figure maintenant sur la liste du prix Médicis et a été qualifié de « merveilleux » par le romancier Frédéric Beigbeder. Écrit en quatre mois et retravaillé avec son éditeur québécois pendant près de deux ans, ce roman choral de plus de 600 pages met en scène une quinzaine de personnages ayant tous un rapport distinct aux normes sociales de leur époque. Marie-Ève Thuot fait voyager le lecteur dans le temps entre 1899 et 2027, de façon à explorer l’évolution des mœurs des dernières décennies et à déconstruire les croyances et les idées préconçues liées à l’attachement amoureux, la sexualité et les tabous qui en découlent. De cette fresque sociale foisonnante se détachent quatre personnages centraux, trois frères et leur demi-frère : Zach, l’aîné, marié et en couple ouvert avec une femme dont les fantasmes repoussent ses limites pourtant très souples ; Xavier, un barman qui tombe amoureux pour la première fois en 16 ans après avoir fait le choix d’être chaste ; Louis, qui est incapable de s’engager avec une femme plus de six mois et Justin, devenu père monoparental à 22 ans. À travers leurs points de vue parfois contradictoires, mais surtout via l’impact des femmes qui gravitent autour d’eux — mères, copines, amantes, filles — et finalement par l’intermédiaire de motifs récurrents et évocateurs tels les cerveaux et les confettis, Marie-Ève Thuot tisse un portrait fascinant de la fin d’un monde, soit celui des modèles traditionnels du couple et de la famille.

Éditions du sous-sol, 2020, 619 p., Interforum 22,90 €

Tempêtes

Andrée A. Michaud

Andrée A. Michaud est considérée comme la reine du roman noir au Québec, avec son style unique mariant suspense haletant et élan poétique impressionnant. Parmi la douzaine de romans qu’elle a écrits, Bondrée, publié en 2014 au Québec et traduit en huit langues, lui a permis de rafler un nombre impressionnant de prix tant au Québec qu’en France, dont le prix SNCF du polar 2019 et le Prix des lecteurs Quais du polar / 20 minutes. Son dernier thriller, Tempêtes, paru en janvier 2020 en Europe, transporte le lecteur dans le décor inquiétant d’une forêt dominée par un massif imposant appelé Cold Mountain. On se retrouve d’abord en plein mois de mars, alors qu’un blizzard rend les routes impraticables et oblige la narratrice, Marie Saintonge, à s’enfermer dans la maison léguée par son oncle suicidé. Avec la neige, qui l’empêche même de seulement ouvrir la porte de la maison, s’installe la paranoïa, la peur, la folie. Au tiers du roman, le point de vue bifurque et nous amène en été sur l’autre versant de la montagne, où les orages torrentiels explosent après l’écrasante canicule. Ric Dubois, un écrivain installé dans un camping pour poursuivre le roman d’un ami décédé dans d’étranges circonstances, vit lui aussi un isolement semblable à celui de Marie et se laisse envahir par la menace de la forêt. Enveloppant les habitants des environs de sa force magnétique, la montagne devient le personnage principal de cette histoire sinistre et incarne le lieu de basculement entre la raison et la folie.

Rivages, 2020, 333 p., Actes Sud / Union Distribution 20 €

Les villes de papier

Dominique Fortier

Présenté comme un roman au Québec et comme un essai par son éditeur français (Grasset), Les villes de papier se dresse sans doute quelque part entre les deux, grâce à une exploration libre de la biographie romanesque portant sur la vie d’une femme considérée encore aujourd’hui comme l’une des plus grandes poétesses américaines de son époque. Près de deux cents ans avant nous, Emily Dickinson était confinée entre quatre murs, mais entièrement par choix ; l’écriture à elle seule la satisfaisait, et c’est pourquoi elle n’a jamais désiré publier ses écrits de son vivant.
Dominique Fortier s’est plongée dans l’univers d’Emily avec respect et délicatesse. Elle évoque l’idée qu’un écrivain est une ville en soi, et qu’une pièce peut contenir à elle seule toute une galaxie, par la force de l’écriture et de l’imaginaire. Elle creuse aussi les notions de l’appartenance au foyer (équivalent le plus proche en français du mot « home »), des lieux qu’on habite et de leur représentation symbolique, qui souvent sont aussi véritables et significatifs que les espaces concrets. Les villes de papier a reçu le prix Renaudot dans la catégorie essai et est finaliste au prix Femina, après avoir été finaliste du Prix littéraire des collégiens en 2019 au Québec et de plusieurs autres prix.

Grasset, 2020, 205 p., Hachette Livre / Dilibel 18,50 €

Le lièvre d’Amérique

Mireille Gagné

Alors qu’elle a elle-même dû ralentir la cadence en raison d’un problème de santé, Mireille Gagné a commencé à lire sur les problématiques et les effets de la culture de performance au travail. C’est ainsi qu’est né le personnage de Diane, une salariée au quotidien réglé au quart de tour qui aura recours à une surprenante opération afin d’augmenter sa productivité et son efficacité. Possédant maintenant un gène de lièvre d’Amérique, elle n’a pas besoin d’autant de sommeil qu’auparavant pour être fonctionnelle et ses sens sont plus aiguisés que jamais. Mais c’est en revisitant ses souvenirs d’enfance, que dans sa course effrénée elle cherchait à fuir, qu’elle renoue avec sa véritable nature. Quatre rythmes donnent le ton à quatre récits distincts : celui de Diane avant son opération, celui d’après l’intervention, celui relatant des fragments de son enfance sur L’Isle-aux-Grues située au milieu du fleuve Saint-Laurent, au Québec et enfin celui rapportant des parcelles de documentaire animalier sur les caractéristiques du lièvre. Inspiré de la légende algonquienne de Nanabozo, Le lièvre d’Amérique nous invite à approfondir l’écoute de soi et à délaisser la quête incessante de perfection imposée par notre société. Ce premier roman était parmi les finalistes du prix des Inrockuptibles et a fait partie de la liste de plusieurs prix littéraires, dont celle du prix Wepler 2020.

La Peuplade, 2020, 160 p., CDE / Sodis 18 €

Em

Kim Thúy

L’écrivaine Kim Thúy poursuit son incroyable trajectoire avec son nouveau roman Em, dans lequel elle aborde la perte de son innocence face aux horreurs de la guerre du Vietnam, qui s’est terminée alors qu’elle n’avait que sept ans, quelques années avant le départ de sa famille pour le Québec. Kim Thúy est lauréate de plusieurs prix, dont le Prix du Gouverneur général, et a notamment été finaliste du Nobel alternatif en 2018. Ses livres ont été traduits en 29 langues et se sont écoulés à plus de 765 000 exemplaires dans le monde. Dans Em, son roman le plus engagé et personnel à ce jour et rempli d’un espoir éblouissant, on explore le destin de plusieurs personnages liés par une multitudes de fils à travers une série de courts chapitres à la temporalité floue, tous à leur façon des survivants unis par la beauté des hasards. De cette guerre, qui du point de vue des Vietnamiens était appelée la guerre américaine, elle nous donne à voir sa propre vision de la vérité « morcelée, incomplète, inachevée, dans le temps et dans l’espace », recueillie en elle, dans ses recherches et à travers de nombreux témoignages. Le roman paraîtra en mars 2021 chez Liana Levi en France, ainsi qu’au cours de l’année dans plusieurs pays dont les États-Unis, l’Allemagne et la Suède.

Liana Levi, 2021, 160 p., CDE / Sodis 15 €