Collections | Volume 7 | numéro 3

Entrevues et portraits

Repousser le début de la fin

Un beau désastre

Christine Eddie

Un beau désastre a pris un chemin bien sinueux dans la carte du ciel de Christine Eddie. Entrepris tout juste après la parution de Parapluies, ce projet de roman a été laissé en plan de longues années, pendant une panne d’espoir. Ranimé par l’impulsion d’une certaine Greta Thunberg, le roman a finalement été livré au public à la fin du mois de février. Au même moment, une pandémie surprise prenait la planète en otage. L’histoire de Monsieur-Junior Paul, M.-J. pour les intimes, un adolescent aussi déphasé que son prénom, se lit sous un nouveau jour.

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Un beau désastre a pris un chemin bien sinueux dans la carte du ciel de Christine Eddie. Entrepris tout juste après la parution de Parapluies, ce projet de roman a été laissé en plan de longues années, pendant une panne d’espoir. Ranimé par l’impulsion d’une certaine Greta Thunberg, le roman a finalement été livré au public à la fin du mois de février. Au même moment, une pandémie surprise prenait la planète en otage. L’histoire de Monsieur-Junior Paul, M.-J. pour les intimes, un adolescent aussi déphasé que son prénom, se lit sous un nouveau jour.

Christine Eddie, l’auteure des Carnets de Douglas, avait les antennes bien connectées sur les déboires anxiogènes du XXIe siècle en rédigeant Un beau désastre. Elle livre un roman d’apprentissage à travers le personnage de M.-J., un gamin hypersensible laissé en plan à la naissance par sa mère, élevé par sa tante, une astrologue optimiste.

À travers un parcours initiatique bien à lui, le jeune homme finira par se tailler une place dans ce monde jovialement désenchanté par les changements climatiques, la crise des migrants, l’arrivée d’un barbare à la houppe au pouvoir du pays voisin… Tissées autour de la vie de M.-J., les trajectoires de toute une communauté se révèlent, pendant qu’avec ses bombes de peinture en aérosol l’adolescent découvre comment faire fleurir le Vieux-Faubourg, un quartier où peu de gens ont droit « à une vie doublée de satin ». Le tout brodé avec empathie par Christine Eddie, que Collections a rencontrée chez elle, dans sa petite oasis tranquille de  Québec.

Collections : Un beau désastre a connu une longue gestation. Vous l’avez commencé en 2011, puis mis de côté le temps d’écrire un autre roman. Qu’est-ce qui vous a forcée à mettre ce projet sur pause ?

C. E. : Je voulais écrire l’histoire d’un enfant né avec le XXIe siècle. Je suis née en 1954, donc ça aurait pu être mon petit-fils. Je trouvais, à l’époque – et je trouve encore aujourd’hui – que le XXIe siècle est vraiment anxiogène. Même si le XXe siècle a été, quand on le regarde de près, très traumatique et très cruel ! Mais le fait est que nous laissons aux enfants d’aujourd’hui une terre très abîmée. Dans la mesure où j’ai le privilège de publier, la moindre des choses, c’est que je laisse de l’espoir à la nouvelle génération. Parce qu’être jeune et sans espoir, c’est antinomique, mais il est tout de même difficile de voir par où la lumière peut entrer. Il y a eu Occupy Wall Street, Idle no more, les Carrés rouges… Tous ces mouvements ont été soit récupérés, soit étouffés, mais chaque fois qu’un cri collectif s’élève, je reprends espoir.

Collections : Qu’est-ce qui vous a finalement aidée à passer par-dessus cette difficulté dans votre écriture ?

C. E. : C’est Greta Thunberg qui m’a aidée. Elle avait 16 ans quand on l’a connue, et M.-J. aussi avait 16 ans. Un enfant de cet âge peut très bien changer le monde. Elle est devenue ma bouée de sauvetage pour continuer à écrire.

« C’est Greta Thunberg qui m’a aidée. Elle avait 16 ans quand on l’a connue, et M.-J. aussi avait 16 ans. Un enfant de cet âge peut très bien changer le monde. »

Christine Eddie

Collections : Vous avez placé le roman dans un contexte temporel très précis, avec plusieurs références à des événements réels des 20 dernières années, mais votre Vieux-Faubourg, il reste fictif. Pourquoi cette dualité ?

C. E. : Je ne suis pas très descriptive des lieux, je m’intéresse plus aux personnages. Je pense que le Vieux-Faubourg pourrait se trouver dans n’importe quelle ville d’Amérique du Nord, ou du monde probablement. Toutes les grandes villes ont un quartier défavorisé. C’est sûr qu’on est influencé par ce qu’il y a autour de nous, et depuis quelques années, je voyage moins. L’essentiel de mes connaissances du monde me vient des livres, du cinéma, des documentaires, des journaux…

Collections : Est-ce pour cette raison que l’actualité prend une part importante dans vos références, comme celle que vous faites entre autres au sort du petit Alan Kurdi ? Ça vous a marqué, cet événement ?

C. E. : Oui, très. D’autant plus que c’était un enfant… Le sort des migrants, on n’en parle plus, mais ça continue. La guerre aussi. La pandémie a arrêté le monde au complet, pendant quelques mois. C’est quand même extraordinaire, qui aurait imaginé ça ?

Collections : Justement, la pandémie est arrivée tout juste après la publication de votre livre, à la fin du mois de février. Est-ce que vous pensez que ça a changé quelque chose dans la réception de votre livre ?

C. E. : Je n’en ai aucune idée, mais j’ai reçu énormément de courriels et de commentaires. Visiblement, c’est un livre qui fait du bien, et je m’en réjouis. À ma grande surprise, beaucoup d’hommes m’ont écrit. Des hommes beaucoup plus vieux que mon personnage, M.-J., mais qui ont reconnu quelque chose de leur enfance, de leur désarroi peut-être de quand ils étaient petits. Ça me touche beaucoup.

Collections : Est-ce que ça a été difficile pour vous de replonger dans cette énergie propre à la jeunesse ?

C. E. : La chance que j’ai eue, c’est qu’à peu près au même moment où j’ai commencé à écrire, mon frère a eu des petits jumeaux qui ont maintenant huit ans. J’ai plusieurs enfants autour de moi, ça n’a pas été difficile. Ceci dit, il ne faut pas oublier que les adultes aussi sont anxieux, et chacun a sa façon de le cacher, de vivre avec. C’est quand même extraordinaire que nous ayons si peur, nous qui sommes si privilégiés.

Collections : Un beau désastre a été étiqueté comme un roman d’apprentissage. Était-ce votre intention dès le départ ?

C. E. : C’est l’histoire d’un enfant qui devient un adulte, ou plutôt, l’histoire de quelqu’un qui trouve sa place. Je n’aurais pas pensé à utiliser ce terme-là au début. Quand j’écris, j’avance à l’aveuglette, alors il n’y a rien de vraiment délibéré.

Collections : M.-J. passe à travers plusieurs premières fois : découverte de l’amitié, de l’amour, de la mort… On suit son enfance, mais l’essentiel du roman se passe quand il atteint la période entre l’adolescence et l’âge adulte. Qu’est-ce qui vous intéressait dans le fait de choisir cette période, mais aussi de l’aborder d’un point de vue masculin ?

C. E. : Je regarde les jeunes filles du XXIe siècle s’exprimer et s’affirmer et je suis tous les jours émerveillée de voir la confiance qui germe des luttes menées par leurs mères et leurs grands-mères, portée par des générations d’aïeules… En revanche, les repères des jeunes hommes sont, globalement, moins « positifs » qu’avant. Le sexe fort est en voie d’extinction, ce qui est une excellente nouvelle, sauf que, du coup, les petits garçons ont « les deux pieds sur un terrain endommagé », comme dirait Steve Gagnon (dans son essai Je serai un territoire fier.) Ce n’est facile pour personne d’être humain, mais je trouve que la fragilité masculine est, encore aujourd’hui, trop rarement mise en lumière, valorisée. Dans Un beau désastre, M.-J. incarne cette fragilité et les hommes qui l’entourent ont aussi leur moment vulnérable. À un moment ou l’autre de l’histoire, ils laissent voir ce qui est cassé chez eux, et ça nous les rend d’autant plus attachants. Du moins, je le crois…

« Ce n’est facile pour personne d’être humain, mais je trouve que la fragilité masculine est, encore aujourd’hui, trop rarement mise en lumière, valorisée. »

Christine Eddie

Collections : Plusieurs de vos personnages sont défavorisés par la vie, mais finissent par surpasser ce désavantage initial. Dans Un beau désastre, il y a M.-J. lui-même et sa tante Célia, mais aussi leurs voisins d’en haut, la famille Hitimana, des réfugiés arrivés du Burundi, qui doivent tout recommencer. En quoi le destin de ces personnages vous fascine ?

C. E. : Je me rends compte que dans chacun de mes romans, il y a l’idée que la famille, ce n’est pas seulement un père, une mère, des enfants. C’est aussi des amis, un voisinage, un quartier. Dans Parapluies, ce sont des femmes de différentes générations, dans Les Carnets de Douglas, c’est une famille recomposée et dans Je suis là, ça s’articule à travers l’élan de solidarité autour du personnage principal.

Collections : Et vous y croyez encore, à la solidarité ?

C. E. : Ça va ressembler à un lieu commun, mais c’est la seule issue pour nous sortir du pétrin dans lequel on s’est mis. Forcément, il nous faut plus d’amour, même si le mot est mal vu. Ou peut-être plus de clémence, de bonté et d’ouverture. L’art peut aussi jouer un rôle, on l’a vu pendant la pandémie. C’est un peu l’histoire de M.-J., c’est ça qui va le sauver, l’art et la solidarité. Tu ne peux pas changer le monde tout seul, mais quand les gens se mettent ensemble, c’est formidable ce qui arrive. De nos jours, il en arrive de belles choses, mais ce n’est pas de ça qu’on entend beaucoup parler.

Collections : Votre carrière d’écrivaine a décollé en 2008 avec l’entrée remarquée de votre premier roman, Les Carnets de Douglas. Quels souvenirs conservez-vous de ces débuts ?

C. E. : J’ai publié quelques nouvelles et un conte pour enfants avant d’écrire Les Carnets de Douglas. Je ne pensais pas que je pouvais écrire un roman. Je me suis un peu inspirée de Barrico, dans son approche très minimaliste. Les Carnets de Douglas est un texte très aéré. Ma façon d’aborder le roman a été d’écrire chaque scène comme une petite nouvelle. À ma grande surprise, il a été publié, et chez Alto qui plus est, une maison d’édition de Québec, où j’habite. Et tout d’un coup, ce livre a gagné plusieurs prix. C’était un peu terrifiant pour un début.

Collections : Qu’est-ce qui était terrifiant dans cette situation ?

C. E. : Je suis partie en tournée en France, où le livre était publié, et pour le prix France-Québec. Arrivée là, je n’avais que 15 minutes d’entrevue derrière la cravate, accordées lors d’un aller-retour à Montréal, à quelqu’un d’une radio communautaire qui n’avait pas lu mon livre. Et me voilà avec un rendez-vous à France Culture, pour une entrevue d’une demi-heure. C’est certain que j’ai été très mauvaise, je n’avais aucune expérience ! C’était terrifiant dans ce sens-là.

Collections : Quelle différence constatez-vous entre votre premier et votre quatrième roman ?

C. E. : J’ai écrit le premier avec tellement d’insouciance, sans m’inquiéter de quoi que ce soit, sans penser qu’il serait publié. Ça m’a donné des ailes qui sont difficiles à retrouver depuis. Dans certains métiers, ça devient plus facile avec l’expérience. Plus tu construis des maisons, plus c’est facile d’en construire… Mais je trouve que ça ne s’applique pas à l’art, malgré ce qu’on pourrait en penser. Ceci dit, je pense que j’ai plus de souffle, que j’ai pris de l’assurance dans cette idée de déployer une longue histoire. J’ai beaucoup de personnages cette fois-ci, j’ai même dû en enlever. Un quartier, ça grouille !

Collections : Si Un beau désastre raconte plusieurs premières fois, il en marque aussi une pour Alto, votre éditeur, qui a choisi de produire lui-même la version audio de votre roman. Est-ce une première expérience du genre pour vous aussi ?

C. E. : Oui, c’est la première fois qu’un de mes romans devient accessible en forme audio. C’est la comédienne Éva Daigle qui en a fait la lecture, et j’ai pu discuter avec elle, avant l’enregistrement, des difficultés que posent les homonymes, les mots étrangers, la tonalité, l’accent… toutes ces caractéristiques auxquelles on ne pense pas quand on écrit, mais qui surgissent à l’oral. Je n’ai pas encore entendu le résultat final, mais connaissant le professionnalisme d’Éva et celui d’Alto, je sais que ce sera bien fait. Et je suis bien sûr ravie : plus un livre connaît de vies, plus il voyage !