Collections | Volume 7 | numéro 3

Littérature

Le pays de la première fois

Josianne Létourneau

Les machines à explorer le temps n’existent pas encore, n’en déplaise à H.G.Wells. Et si le sens irrémédiablement linéaire de nos existences ne nous permet pas de revivre une seconde fois les moments fondateurs de nos vies, rien n’est à l’épreuve du pouvoir d’évocation de la littérature et de celles et ceux qui, usant de la plume comme d’un sceptre, réussissent à s’imposer au joug de la temporalité au profit de la poésie, de la création littéraire et de la mémoire. Dans son recueil Terre et poésie, l’écrivaine syro-libanaise Andrée Chédid évoque le « pays de la première fois », espace imaginaire dont la source sans âge a aussi donné naissance à nombre d’œuvres de notre littérature se distinguant tant par la variété de leurs formes que par l’originalité des thèmes qu’elles abordent.

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Comment, dans cette perspective, ne pas se rappeler que les fondations mêmes de cette littérature encore si jeune qui est la nôtre repose sur des récits d’exploration et sur ces fameuses « relations » qui n’avaient, en fait, malgré les découvertes relatées, qu’une utilité strictement informative. Il faudra attendre le XIXe siècle pour espérer autre chose, l’émergence d’une véritable œuvre littéraire québécoise porteuse, justement, d’une pure histoire de découverte précipitant son narrateur hors des sentiers battus de sa vie : L’influence d’un livre de Philippe Aubert de Gaspé. Dès lors, notre littérature n’a cessé de donner et redonner vie aux premières fois, explorations, voyages, découvertes de nos créatrices et créateurs de fiction, comme en témoigne, dans la multiplicité de ses formes, la liste d’œuvres que ce numéro vous propose aujourd’hui.

Suggestions de livres

La lutte

Mathieu Poulin

Jonglant entre comédie, psychologie et roman social, La lutte de Mathieu Poulin s’attarde au quotidien peu banal d’Etienne Renaud, lutteur à la pédagogie brutale mieux connu du public sous le nom évocateur de Professeur Douleur. Mais s’il tient à merveille son rôle de théoricien de la prise de tête dans le ring, il peine davantage, dans sa vie privée, à se tenir debout pour faire respecter ses convictions. Après une blessure engendrée dans un combat controversé face à sa populaire némésis, Le Gros Bon Sens, blessure qui le forcera à une convalescence sans aucun revenu, Étienne Renaud sera entraîné dans une suite d’événements susceptibles de changer définitivement sa réputation un peu dichotomique de géant au cœur trop tendre. Grand fan et chroniqueur passionné de lutte professionnelle, Mathieu Poulin réussit dans ce deuxième roman rythmé, où il déploie habilement cet univers coloré jusque dans les moindres détails, à séduire totalement un public qui va bien au-delà des spectateurs déchaînés du WWE.

Les Éditions de Ta Mère, 2019, 342 pages 28 $

Guide d’éducation sexuelle pour le nouveau millénaire

Olivier Sylvestre

À l’aube du deuxième millénaire, Oli et So s’aiment. Et en cette fin d’été inoubliable qu’ils laissent derrière eux à regret, ils font ce pacte fébrile : celui de faire l’amour ensemble pour la première fois avant la fin de l’année. Avant l’avènement de ce fameux bogue de l’an 2000 qui inquiète tant Oli. Mais entre la rencontre du charismatique et exaspérant Ben qui s’incruste sans vergogne dans l’intimité du couple, et un concert des Backstreet Boys qui amène son lot de surprises, se dessinent des difficultés inattendues qui mettront à mal le projet de nos amoureux transis. Avec l’irrésistible Guide d’éducation sexuelle pour le nouveau millénaire, l’auteur et dramaturge Olivier Sylvestre signe une pièce étonnante qui met en scène avec beaucoup de sensibilité, de musicalité et de nuances la complexité fascinante de la confusion sentimentale. Il nous démontre ce que l’on sait déjà parfois sans l’avouer : que l’équation amour + désir ne se résout pas toujours de la façon la plus simple.

Hamac, 2020, 160 pages 28,95 $

Clara en désordre

Gabrielle Delamer

La littérature jeunesse offre un terreau fertile en ce qui a trait au thème des premières fois. Et si le premier roman de Gabrielle Delamer s’inscrit parfaitement dans cette riche veine narrative, il réussit également à se l’approprier en apportant à des scénarios plus convenus de multiples variations qui étonnent et détonnent, même, considérant la brièveté de l’œuvre littéraire. Dans Clara en désordre, si la vie n’est pas simple pour la fragile Clara qui affiche tous les signes de la personnalité anxieuse, la transparence et la résilience de celle-ci sont rehaussées par le style sobre et direct de l’auteure qui fait la part belle à une oralité littéraire pleine de texture et de sensibilité. À travers le récit de ses relations parfois toxiques, compliquées et ambiguës, Clara analyse tout ce qui l’entoure et ne recule devant rien au moment de nommer les blessures pour, enfin, réussir à avancer.

Leméac, 2019, 88 pages 9,95 $

La géographie du bonheur

VÉRONIQUE MARCOTTE

Y a-t-il des endroits en ce monde où le bonheur est encore possible ? Cette question foudroyante, posée à VÉRONIQUE MARCOTTE lors de la Foire du livre de Port-au-Prince, en 2015, inscrira en l’auteure les prémisses de son huitième livre, La géographie du bonheur. Abordant de front la question du suicide assisté, ce roman fait aussi naître, à travers cette mort, une multitude de voix, de vies et de révélations. Du premier voyage en Haïti pour Madame V, l’alter ego romanesque de l’auteure, aux émois surprenants du désir, en passant par l’apprivoisement de la réalité des uns et des autres, les personnages explorent à la fois la complexité de l’âme humaine et les possibilités de leur propre vie.

Québec-Amérique, 2020, 256 pages 24,95 $

Tireur embusqué

Jean-Pierre Gorkynian

En littérature québécoise, les romans abordant la Syrie contemporaine sont rares. Pour son deuxième roman, Tireur embusqué, Jean-Pierre Gorkynian a choisi de nous y plonger à travers le personnage de Shams, un adolescent syrien ayant réussi à échapper au conflit qui ravage son pays pour trouver refuge chez sa tante Mahboubeh, à Montréal. Se soustraire à la violence qui rugit en lui et aux séquelles persistantes de cette guerre ne s’avérera pas simple, car en plein cœur du rude hiver québécois bout le cœur de Shams. Assigné à une psychothérapie à la suite d’une bagarre à l’école, le jeune homme navigue entre le récit de ses derniers jours en terre syrienne, le souvenir des proches qui ont été laissés derrière et cette nouvelle vie qui entremêle amours compliqués et amitiés kamikazes. Roman d’apprentissage troublant, Tireur embusqué tisse entre neige et poussière le récit d’une âme adolescente déchirée entre la violence du passé et une vie à construire.

Mémoire d’encrier, 2020, 265 pages 21,95 $

L’Exil vaut le voyage

Dany Laferrière

S’il semble revisiter souvent dans ses œuvres les lieux connus de l’enfance et du début de l’âge adulte, Dany Laferrière réussit, avec son plus récent livre, à rendre moins douloureux le thème de l’exil. Utilisant comme tremplin narratif sa fuite loin du régime sanguinaire de François « Papa Doc » Duvalier, Laferrière nous emporte loin de l’horreur sur la piste de ses écrivains de prédilection. Ses découvertes littéraires sont entrecoupées de clins d’œil sur ses premières lectures d’enfance, ses premières rencontres avec les poètes de sa vie et une multitude de premiers voyages sous des cieux qu’il a certainement revus plusieurs fois depuis. Troisième livre d’une série de romans dessinés — dans ce style un peu naïf et coloré que nous connaissons bien maintenant — L’Exil vaut le voyage, œuvre débordante d’amour pour la littérature et pour les gens qui ont croisé la vie de l’auteur depuis l’exil. L’exil, devenu occasion de découvertes.

Boréal, 2020, 408 pages 42,95 $

Dolce Vita

Juan Joseph Ollu

Après la parution en 2012 du recueil de nouvelles Un balcon à Cannes, Juan Joseph Ollu récidive en publiant en 2016 son premier roman, Dolce Vita, qui nous plonge dans le quotidien banal d’un lycéen parisien de famille aisée du 16e arrondissement. Maximillien, 17 ans, partage son temps entre ses copains de classe, les histoires sans lendemain avec des filles interchangeables et le lycée où il fera la connaissance d’un stagiaire en enseignement, Adrien, qui assènera le coup de grâce à la vacuité un peu désolante de sa vie. Développant de troublants sentiments inédits, Max ouvrira la porte, à travers sa relation tumultueuse avec cet homme insaisissable, à un univers d’urgents désirs et d’expériences sexuelles intenses qui le forcera à remettre en question une orientation sexuelle qu’il croyait immuable. Dans un style mêlant à la fois lyrisme et audace, Juan Joseph Ollu pousse très loin la recherche de soi dans ce livre qui ne laisse ni le lecteur ni ses personnages complètement indemnes.

Annika Parance, 2016, 444 pages 26,95 $

C’est comme ça que je disparais

Mirion Malle

La première fois où j’ai eu le goût de mourir, j’avais genre euh 12 ans ? Mais ça compte pas, ça compte pas celle-là. » Avec C’est comme ça que je disparais — roman graphique que la bédéiste et illustratrice signe aussi pour la première fois comme auteure —  Mirion Malle frappe juste et fort. À travers l’histoire émouvante de Clara, l’artiste expose avec délicatesse ce qui nourrit involontairement le déni relatif de son héroïne devant la gravité de son état : amitiés à sauvegarder, pression professionnelle, instinct de survie social… Bref, tous ces boucliers éphémères qui n’éviteront pas à la jeune femme de lourds moments de solitude où la seule fenêtre sur le monde sera celle de son cellulaire. Dans un style graphique unique aux accents expressionnistes, Mirion Malle rend avec grande sensibilité justice à la voix résiliente de son personnage, qui trouvera son écho en celles de plusieurs milliers de personnes aux prises avec la dépression.

POW POW, 2020, 206 pages 24,95 

En  route vers nowhere

Sophie Laurin

Ça commence par une histoire de « slush » qui gèle le cerveau. Enfin, c’est le fait marquant de la première rencontre entre Sara et Sébastien sur un terrain de camping en 1996. Quelques années plus tard, c’est la suite de cette histoire d’amitié rayonnante mais ambiguë que l’on finit par suivre sur deux temps, avec, en alternance, des chapitres se déroulant à quelques années d’intervalle. Une trame racontant leur relation pleine de non-dits durant les dernières années du secondaire et l’autre raconte l’escapade aux multiples étapes qu’ils font en 2007 au volant de la sémillante Lucette. Une mise en parallèle qui nous fait mesurer à quel point : 1. Nos héros sont malchanceux niveau synchronicité et 2. Que les choses les plus simples sont parfois les plus difficiles à avouer, surtout à un ami. C’est un scénario digne d’une savoureuse comédie romantique que nous sert Sophie Laurin dans En  route vers nowhere, premier roman de premier road-trip entre amis qui nous fait rapidement dire : « Hum... Entre amis ? Vraiment ? ».

Hurtubise, 2020, 250 pages 22,95 $

Zéro douze

Marie Chouinard

En 2008 avec Chantiers des extases, Marie Chouinard, d’emblée connue comme danseuse et chorégraphe, faisait paraître le fruit de son premier travail de création avec un tout nouveau matériau pour elle : le langage poétique. Onze ans plus tard, elle récidive avec le substantiel Zéro douze, récit de soi racontant sous forme de courts poèmes la multitude de découvertes douces et brutales amères des premières années de sa vie. Un amour d’enfance, une dent cassée, un voisin pervers, une première « commission » au dépanneur, des moments qui révèlent le monde dans son banal quotidien, ses aberrations et sa complexité. Lentement, au fil des années, l’expérience sensorielle devient observation et interprétation, des époques défilent à travers la vie de la narratrice mais aussi celles de son entourage, dont les victoires et les déceptions s’entremêlent à ceux de la poète. Zéro douze se révèle comme un recueil qui suspend parfois sa respiration, face aux exigences brutales de la vie, sur la pointe des pieds.

Éditions du passage, 2019, 380 pages 32,95 $

Kukum

Michel Jean

Lorsque les yeux d’Almanda rencontrent ceux de Thomas, c’est bien davantage qu’un simple coup de foudre qui nous est raconté par la plume vivace et sobre de Michel Jean : c’est une piste ouverte vers un Nouveau Monde qui se dessine lentement sous les pas décidés de la jeune fille. À travers cet amour tendre et foudroyant, c’est toute une culture et une nouvelle façon de vivre qu’Almanda embrassera de corps et d’âme. Une vie au rythme de la nature et de ses exigences qui changera complètement la façon dont l’intrépide héroïne appréhendera les nécessités, le savoir et sa transmission. Une vie matérielle à mille lieues, à vol de perdrix, du quotidien de la ferme de son enfance. Rendant hommage à ses origines et s’inspirant de la vie de sa grand-mère, Almanda Siméon, le journaliste Michel Jean nous fait traverser le XXe siècle en compagnie des Innus de Pekuakami dans Kukum, roman évoquant autant l’irrémédiable besoin de liberté de ce peuple qu’un nécessaire devoir de mémoire.

Libre Expression, 2019, 224 pages 24,95 $

Habiller le coeur

Michèle Plomer

Il n’y a pas d’âge pour imaginer de nouveaux possibles à la vie. Pour Monique, 70 ans, qui reprend à Puvirnituq, après cinq ans à la retraite, son travail de cadre à la Protection de la jeunesse, c’est un regard immense comme les étendues de glace qui s’ouvre sur les réalités de la vie « au Nord ». Si les yeux de « Moe » ne cessent d’être rouges au-dessus du 55e parallèle, ses intentions sont limpides. Et loin de nourrir le clivage qui existe entre Blancs et Inuits, dans la vie comme dans les mots, elle écoute et observe, apprenant de tous les « êtres d’exception » qui partagent son quotidien, créant une émouvante réciprocité. Dans Habiller le coeur, roman autofictionnel aux multiples couches narratives, Michèle Plomer nous fait littéralement tomber amoureux de la vive et étonnante Monique LeBlanc, révélant du même souffle une relation mère-fille qui, dans sa tendre imperfection, nous ravit le cœur par son récit tissé, malgré des milliers de kilomètres de distance, comme une broderie à même la peau.

Marchand de feuilles, 2019, 368 pages 24,95 $

Françoise en dernier

Daniel Grenier

Deuxième roman de l’auteur Daniel Grenier, Françoise en dernier refait le pont entre le Québec et les États-Unis, confirmant une envie brillamment amorcée dans L’Année la plus longue d’étendre l’espace narratif sur l’immensité du territoire nord-américain. Commettant son premier vol à l’âge de neuf ans, Françoise, kleptomane et fugueuse, n’obéit qu’aux scénarios dictés par sa volonté propre et réclame sa liberté de force, en dépit des sentiments de sa famille. Obsédée par l’histoire de survie extrême d’Helen Klaben qu’elle lit dans un magazine Life de 1963, volé lui aussi, elle quitte la maison familiale pour un périple qui, de train en train, l’amènera, elle l’espère, dans un roadtrip vers Whitehorse. Françoise, loin de sa banlieue montréalaise, ne cessera de franchir des frontières qui ne se calculent pas toujours en nombre de kilomètres.

Le Quartanier, 2018, 224 pages 24,95 $