Collections | Volume 7 | numéro 2

Littérature

Surnaturel hypnotique et mythologique

Bertrand Laverdure

Depuis le moment où l’être humain a imaginé la légende de Gilgamesh, premier conte connu, qui raconte l’histoire d’un prince qui voulait trouver le secret de l’immortalité, nous défions la réalité et inventons des mythes. S’expliquer le monde et le comprendre furent d’abord le ressort des fictions religieuses et mythologiques. Les récits que toutes les cultures ont produits pour parler du mystère de la vie circulent toujours et font partie des trésors de la mémoire mondiale.

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Les mythes des Amérindiens, des Inuits, des peuples d’Afrique ainsi que le vaudou des Caraïbes teintent maintenant notre perception du monde tout autant que ceux de la Grèce antique, de l’Égypte des pharaons ou les faits divers, qui deviennent légendes locales, telle la Corriveau. Ce serait présomptueux de notre part de penser que nous avons quitté pour de bon ce terreau du surnaturel. Pensons à Roland Barthes, qui a tenté d’analyser notre propension contemporaine à croire à autre chose qu’aux soucis ordinaires dans son essai célèbre Mythologies. L’être humain souhaite ardemment qu’il y ait plus que le réalisme dans sa vie parfois terne et redondante. Transhumanisme et croissance économique infinie sont les nouvelles croyances qui fondent nos vies d’abreuvés de la consommation.

Il y a aussi quelques écrivains judicieux et tordus qui examinent et recueillent nos peurs, nos angoisses sèches pour en faire des romans d’horreur qui baignent dans le surnaturel. Stephen King et, ici au Québec, Patrick Senécal s’occupent d’écrire des histoires qui nous glacent le sang. Parce que nous avons besoin d’avoir peur et d’imaginer le pire dans le confort de nos vies de rengaines et de factures tout autant que d’imaginer le mieux. Nous aimons aussi rêver à des édens de machines, des paradis numériques où plus aucune souffrance n’existerait et où nos craintes ne seraient plus que vapeurs dans un monde idyllique. Mythologie et surnaturel sont les deux mamelles de notre pensée. Ce sont les véritables générateurs de toutes nos fictions.

Suggestions de livres

Croc fendu

Tanya Tagaq

Premier roman de Tanya TAgaq, artiste inuktitut du chant de gorge et gagnante du prix Polaris pour son album Animism en 2014, Croc fendu raconte la vie d’une jeune fille dans les années 1970 au Nunavut. Le personnage principal se confronte à la misère sociale de son village et de ses habitants. L’auteure aborde le thème de la violence, du point de vue des enfants. Entre les coups pendables des jeunes garçons qui harcèlent les filles, les oncles qui se battent et apparaissent tels des bêtes démoniaques, les animaux chassés et les professeurs qui fouillent dans les culottes des élèves, l’ampleur du désœuvrement ambiant prend forme. De la même façon que ce récit passe de la poésie aux histoires sordides – les poèmes étant distribués tout au long du livre – on bascule également, petit à petit, dans le conte fantastique et la mythologie inuit. Dès le moment où l’auteure raconte une soirée mythique avec un renard bipède qui la pénètre sur la banquise, le récit migre vers une réinvention du mythe de Sedna. Femme se transformant en phoque, esprit des animaux marins que les chasseurs appellent afin qu’elle leur porte chance et libère ses créatures, pour nourrir les humains. Dans ce livre, deux enfants naissent des entrailles de la narratrice, un fils mauvais et une fille trop douce. Le fils distribuera la mort, s’insinuera dans les corps fragiles pour les faire périr et sa sœur tentera de contrer les effets dévastateurs de cette malédiction. La langue de Tanya Tagaq, même en traduction, opère ce changement de registre, passe du poème au récit, du conte fantastique à la mythologie inuit avec une aisance talentueuse. En résulte un ouvrage fort, sans concession, et beau tel un chant coupant et dangereux.

Alto, 2019, 202 p. 23,95 $

Ceux de là-bas

Patrick Senécal

Patrick Senécal, écrivain prolifique qui produit des best-sellers horrifiques ou des thrillers policiers depuis maintenant plus de vingt ans au Québec, jouit d’une notoriété inégalée. Trois de ses romans, Sur le seuil, 5150, rue des Ormes et Les sept jours du talion ont été adaptés au cinéma et trois autres sont en processus d’adaptation. Dans son plus récent opus, Ceux de là-bas, il met en scène le personnage d’un psychologue dans un cégep, Victor Bettany, né à Lyon. Sa femme Roxanne est morte en tombant d’une falaise, son père Philippe est aux prises avec le dernier stade de la maladie d’Alzheimer, et pour ajouter à ces coups durs, lui-même a survécu à un imbroglio l’associant à des malfaiteurs. Confronté à la mortalité de son père et envisageant en miroir sa propre fin de vie, il s’interroge sur l’existence de Dieu et de l’au-delà. En pleine crise existentielle, il reçoit des billets pour le spectacle d’un hypnotiseur audacieux, Crypto, qui aime dépasser les limites de la décence, et c’est à reculons qu’il se rend à cette représentation qui chamboulera sa vie. Dans Ceux de là-bas nous retrouvons des réflexions sur la mort et sur la fragilité de la vie tout autant qu’une bouffée de mélancolie existentielle associée à la morne plaine des CHSLD.

Alire, 2019, 557 p. 32,95 $

Bouche cousue

Marilou Addison

Sixième roman de Marilou Addison, Bouche cousue est sa deuxième fiction d’épouvante pour les adultes, l’auteure s’étant d’abord fait connaître dans le domaine de la littérature pour adolescents. Le roman relate l’histoire tordue, horrifique et haletante qui se déroule en une semaine exactement dans la vie de Béatrice Ross, la narratrice principale. D’entrée de jeu, ce personnage est au volant d’une voiture chaotique avec un cadavre dans le coffre arrière. Spontanément, elle nous inspire crainte et pitié. Mais, petit à petit, on apprend à connaître cette femme qui se révèlera à tout le moins troublée, sadique et colérique. La protagoniste semble également perdue dans ce monde fantasmagorique et morbide. Après cette longue escapade en voiture, le lecteur découvre la maison de Béatrice, jonchée de déchets et peuplée de trop nombreux chats mal nourris à qui elle concocte un ragoût excentrique – qui ne déplairait pas à Sweeney Todd... – avec des restes humains. Un assistant social, Frédéric Bachand, tente de lui venir en aide et écrit des rapports à répétition qui sont offerts aux lecteurs en guise d’éléments narratifs provenant d’une autre source. Béatrice Ross n’est pas seule, tout le monde veut la sauver, mais son excentricité inquiétante semble ne jamais vouloir s’atténuer. Roman d’horreur qui nous réserve une fin abrupte et dérangeante, Bouche cousue explore la folie d’un être humain qui va au bout de ses élans maniaques.

Éditions de Mortagne, 2019, 324 p. 2019 19,95 $

Gloomy Sunday

Alain Gagnon

Alain Gagnon est un romancier et poète de grand talent, trop peu connu, qui est décédé en 2017. Cet écrivain empruntait son inspiration tout autant à Poe, Lovecraft et Baudelaire qu’à Faulkner. Gloomy Sunday est un recueil posthume de nouvelles fantastiques et inédites publiées aux éditions Triptyque en 2019. Un peu comme le comté fictif de Yoknapatawpha de Faulkner, Alain Gagnon a inventé son Euxémie, empruntant tout autant aux légendes du Saguenay, région dont il était originaire, qu’à ses propres lubies littéraires. L’auteur se transforme ici en anthropologue de son bout de pays, chacune des nouvelles correspond à un récit rapporté au poète par des conteurs en herbe de son voisinage. L’écrivain a passé chacune de ces pépites brutes dans son filtre à fiction personnel, se les appropriant avant de nous les offrir sous la forme de ce florilège. Toutes ces histoires sont entrecoupées des récits qui expliquent comment l’auteur a recueilli ces contes et nouvelles surnaturelles. Ces rencontres avec ses fournisseurs de légendes laissent planer le mystère sur la vie des raconteurs, entremêlant ici et là la magie noire à la terne quotidienneté. L’auteur nous laisse ainsi avec cette puissante impression que la réalité, telle que l’on pense la connaître, n’a jamais été détachée du mystère de la fiction la plus opaque.

Triptyque, 2019, 322 p., 23,95 $

Nipimanitu. L’esprit de l’eau

Pierrot Ross-Tremblay

Le poète innu Pierrot Ross-Tremblay a remporté en 2019 le prix « Voix autochtones – Meilleure œuvre d’art littéraire publiée en français » pour son livre Nipimanitu. L’esprit de l’eau. Dans ce recueil, on explore tout aussi bien des thématiquess amoureuses qui se dévoilent dans quelques périples en canot, des promenades dans le bois, que l’attention spirituelle apportée à l’écoute des bruits d’une chute en forêt. Le poète parle, avec des mots chargés et tonitruants, de notre quotidien de simple mortel, aussi bien que « Des sources jaillissantes / Jusqu’au lac vrai / L’absence mère dissoute ». Les poèmes disposent du temps, s’adressent à sa famille, à Jean Royer ou à Richard Desjardins ou à des figures non nommées qui rappellent des événements qui ont perturbé la vie de sa communauté. Pierrot Ross-Tremblay brandit une poésie qui claironne les mystères du vivant et ne s’appesantit jamais pour mieux rester disponible à l’appel de la mythologie innue. On y gravit les « Monts mystiques / origine des torrents » et on y déploie l’« Esprit de l’eau / Voluptés grisées des hautes sagesses / Mère porteuse au sein gonflé ». Carnet de poésie qui réunit toutes les déclinaisons de Nipimanitu, l’esprit de l’eau, conçu de textes de registres divers, ce recueil nous offre la voix ample d’un poète qui n’a pas peur de gronder, telle une chute d’eau claire au milieu de la forêt.

Prise de parole, 2018, 129 p 18,95 $

La Corriveau. De l’histoire à la légende

Catherine Ferland et Dave Corriveau

Finaliste au prix Jean-Éthier Blais 2015 ainsi qu’au Prix littéraire du Gouverneur général 2014, le livre La Corriveau. De l’histoire à la légende, écrit par Catherine Ferland et Dave Corriveau, a déjà fait sa marque. Qu’en est-il de la vérité sur cette femme, Marie-Josephte Corriveau, condamnée le 15 avril 1763 à la pendaison puis à l’encagement dans un gibet de fer à la croisée du chemin de la Pointe-Lévy pour avoir tué son second mari Louis Dodier ? Comment cette histoire est devenue une des légendes les plus persistantes de notre folklore et a pu inspirer tant d’artistes ? Les auteurs de cet ouvrage plongent dans les documents du procès de l’époque, analysent le contexte de cette condamnation, qui survient au début du régime britannique, et brossent un portrait fouillé des intérêts en place. La seconde partie du livre dresse la nomenclature exhaustive des œuvres d’art générées par cette légende (les auteurs ajoutant même leur propre version de la légende en fin de volume). La légende de la Corriveau fait partie de notre patrimoine culturel et n’a pas fini d’éveiller les imaginaires d’artistes et créateurs de tout acabit.

Septentrion, 2014, 392 p. 29,95 $

Tueurs de l’occulte

Christian Page

Dans Tueurs de l’occulte sont réunis treize récits véridiques de meurtres rituels par celui que l’on connaît sous le nom de « l’enquêteur du paranormal », Christian Page, qui a déjà collaboré aux émissions Unsolved Mysteries, Sightings, Dossiers mystère, Crimes occultes et Phénomènes. Également chroniqueur à CHOI-FM à Québec et au 98,5 FM à Montréal, cet auteur écume depuis des années les zones sombres de l’âme humaine. Après avoir publié plusieurs ouvrages portant sur le paranormal, il nous présente ici treize cas de meurtres perpétrés par des personnes déséquilibrées qui ont affirmé que leurs actes faisaient partie de rituels sataniques ou qu’ils répondaient simplement à des commandes des forces du mal. Pour chacune de ces histoires l’auteur procède de la même façon : il offre en tout premier lieu un résumé des événements, puis il dresse un portrait du ou des meurtriers, en relatant leur enfance et le contexte social dans lequel ils ont évolué. Il tente, dans le même élan, de comprendre ce qui a provoqué ces pulsions morbides et sadiques. Pour appuyer le côté journalistique de cette entreprise, les photos des victimes et de leurs bourreaux sont publiées au centre du livre. Une lecture déstabilisante.

Guy Saint-Jean Éditeur, 2019, 368 p. 24,95 $

Dévoré (s)

Jean-Denis Beaudoin

Dévoré (s) est le texte d’une pièce de Jean-Denis Beaudoin, créée au Théâtre Périscope, à Québec, en octobre 2019. Tout débute dans une maison de banlieue ordinaire, la veille de l’Halloween. La mère de Michael a un chaudron chaud dans les mains. Puis son fils l’admoneste : il fallait attendre avant de cuire leur chien Sam. Dans Dévoré (s) nous naviguons à vue dans un monde où la réalité et le cauchemar, le rêve, n’ont pas de frontières définies. Les personnages baignent dans un univers à la Ionesco, mais qui s’amuserait avec les poncifs du genre de l’horreur et du fantastique. Tout est déréglé dans cette maison, à l’intérieur comme à l’extérieur. Finalement, tous ces personnages débraillés s’entendent en chœur pour participer à une téléréalité de l’Halloween, une émission suivie par toute la population, qui récompense et recherche les émotions les plus fortes, les crises, les meurtres et les événements les plus incongrus. Métaphore vivace de notre monde entièrement tourné vers les caméras, le regard des autres et la folie des rapports humains mercantiles, Dévoré (s) est aussi une fable théâtrale qui met en lumière nos pires penchants.

L’instant même, coll. « L’instant scène », 2019, 142 p. 18,95 $

Unikaangit. Légendes inuites

Maude Ostiguy-Lauzon

Unikaangit. Légendes inuites est un livre issu d’un projet de Fusion jeunesse. Organisme de bienfaisance présent au Nunavik toute l’année, Fusion jeunesse a comme mandat de créer des partenariats avec des écoles ciblées afin de lutter contre le décrochage scolaire par la création artistique. Chaque projet artistique est pris en charge par un étudiant ou une étudiante universitaire qui vient coordonner le tout avec les élèves choisis. Dans ce cas-ci, ce fut Maude Ostiguy-Lauzon qui chapeauta ce court livre illustré destiné à faire connaître les personnages peuplant les légendes inuites. Ce sont les élèves inuits suivants qui ont fourni les illustrations originales, ensuite traitées et modifiées par l’auteure : Wilie Naluktuk, Dora Mae, Mamalu Atarutaluq, Judy Alaku, Kevin Joe Palliser et Angelina Smiler. Ce qui est intéressant dans cette plaquette colorée et attrayante, c’est qu’elle présente plus de figures des légendes inuites que celles que nous connaissons en général. Sedna, la déesse des bêtes des eaux, est une légende qui ne nous est sans doute pas étrangère. Mais qui connaît l’histoire du géant des vastes terres du Nunavik et du Nunavut, Inuppasugjiuq, ou celle de Qalupiluk au visage terrifiant et aux longs cheveux, ou bien celle de Taquriaqsuit, personnage lumineux et inquiétant qui vit entre la terre et les airs ? Bref, ce petit livre, quasi brochure d’une simplicité désarmante et aux dessins naïfs, nous renseigne efficacement sur les légendes inuites.

Éditions Hannenorak, 2019, 42 p. 19 $

Sacré cœur de Gilgamesh

Nadine Walsh

Sacré cœur de Gilgamesh raconte la célèbre première légende écrite et transmise de génération en génération, avant les récits bibliques. Il s’agit en fait, ici, d’un livre-disque publié chez Planète rebelle, qui reprend le spectacle du même nom présenté par Nadine Walsh avec Franck Sylvestre et Jean-Sébastien Bernard. L’épopée de Gilgamesh est une légende orale qui raconte le périple du prince Gilgamesh à la recherche de l’immortalité. Appréhendant la mort pour la première fois à travers celle de son grand ami Enkidu, Gilgamesh n’aura de cesse ensuite de parcourir terre et mer, montagnes et plaines, affrontant mille dangers et combattant des monstres pour venir à bout de la mort. Sa quête se poursuivra jusqu’à ce qu’il découvre la cache du dieu Ouatanapishtim, qui détient le secret de l’immortalité. Nadine Walsh, qui a procédé à la transposition du conte, a ajouté des épisodes, pour combler les trous laissés par la tablette originelle, évoquant des aspects plus contemporains, inventant des personnages qui ont pour tâche de lier l’histoire au monde d’aujourd’hui. Cette mise en voix vivante et harmonieuse nous plonge immédiatement dans une atmosphère immémoriale. Une belle œuvre d’initiation à la mythologie du Croissant fertile, du Proche-Orient.

Planète rebelle, 2019, 88 p. 24,95 $

Vapeur et ténèbres

Pierre-Olivier Lavoie

Plongé dans un état comateux depuis bientôt trois cents ans par un homme de foi et chasseur de primes, Gabriel Le Juste Braund, le Seigneur des ténèbres, de son vrai nom Lord Isaiah Atwell, est réveillé à Munich en 1893 par quatre nobles politiciens désireux de marchander. Sir Ludwig Brewere Hemsworth, ministre de la Défense d’Oxford et tête du groupe, lui propose la fin de son éternité et de ses souffrances, contre les cœurs arrachés d’un groupe de femmes accusées de sorcellerie, les Dames noires. À chaque cœur rapporté, une injection supplémentaire d’un poison détruisant l’enzyme responsable de sa régénérescence mènera le vampire vers une mort définitive. Abreuvé au sang de louve et accompagné d’un chasseur transformé en goule, Lord Isaiah parcourt Munich, croisant sur son chemin des créatures des ténèbres et des apparitions fantomatiques de reliques du passé. La quête imposée deviendra piste de réflexion à la question : quel est le prix réel à payer si on choisit d’être à la solde du Pouvoir ? Tribulations inquiétantes dans les bas-fonds de la ville allemande, Vapeur et ténèbres, de Pierre-Olivier Lavoie, est un récit fantastique d’envoûtement, de pouvoir, où règne le sang et l’angoisse.

Luzerne Rousse, 2018, 384 p. 25,95 $