Collections | Volume 7 | numéro 2

Entrevues et portraits

Reprendre la chasse aux dragons

Héloise Côté

L’écriture est parfois une bataille de longue haleine. Des années après avoir dépêtré tous les nœuds narratifs de La tueuse de dragons, une expérience d’écriture exigeante et complexe, Héloïse Côté s’est replongée dans l’univers de ce roman primé pour lui offrir une suite. C’est donc en 2016 que paraît le deuxième volet des aventures de Deirdra, la tueuse de dragons qui, au grand plaisir des lecteurs, a fait l’objet d’une réédition en format poche en février dernier.

Partager

Six ans séparent la parution initiale des deux livres de la série aux éditions Alire et on peut calculer que presque autant d’années ont passé entre le moment où se termine La tueuse de dragons et celui où commence Les monstres intérieurs.

Dans l’intervalle, l’auteure a écrit la trilogie Les Voyageurs et mis au monde deux enfants. Lors de notre entretien cet hiver, elle sortait tout juste de congé de maternité pour reprendre l’enseignement à la Faculté des sciences de l’éducation et à l’École de langues de l’Université Laval.

« J’ai eu une page blanche de la mort ! Je n’arrivais pas à avancer, je ne savais pas où je m’en allais, j’ai été figée pendant des mois. »

Héloïse Côté

 À la base, La tueuse de dragons n’amorçait pas une série. Pour moi, c’était un roman qui se tenait tout seul », indique l’auteure. Un commentaire de Joël Champetier, pendant le travail éditorial, à l’effet qu’elle devrait faire une suite, avait toutefois semé un doute dans son esprit. « Mais tant que je n’avais pas la bonne idée, je ne voulais pas me lancer. Comme je suis quelqu’un de très structuré dans mon écriture, faire une suite non planifiée n’allait pas de soi. C’est la première fois que je faisais ça. »

D’autant plus que l’écriture des premières aventures de Deirdra, lancée entre un doctorat et un post-doctorat, n’avait pas été de tout repos. Passionnée depuis l’enfance par les dinosaures et les dragons, Héloïse Côté avait décidé de se mettre à écrire, sans plan et sans filet, un récit qui mettrait en scène des farouches créatures ailées maintes fois dépeintes en fantasy.

« J’ai eu une page blanche de la mort ! raconte-t-elle. Je n’arrivais pas à avancer, je ne savais pas où je m’en allais, j’ai été figée pendant des mois. J’ouvrais mon document Word, je regardais le curseur clignoter et il ne se passait rien. » Elle réussit tout de même à écrire cinquante pages — le chiffre magique qui lui confirme qu’un livre peut exister — et les envoie à son éditeur, Jean Petitgrew. « Je savais que ce n’était pas bon, mais je me disais qu’il allait me dire ce qui n’allait pas. » Celui-ci appelle Joël Champetier à la rescousse. Son avalanche de commentaires francs aide l’auteure à rectifier le tout. « J’ai refait mes classes, mes plans et ma bible », note-t-elle.

Une remarque à l’effet que les dragons du récit sont tous semblables lui donne l’idée de créer différentes espèces. Elle imagine les Sourni (les plus intelligents), les Colossi (les plus gros) et les Minusi (de petits charognards qui se déplacent en bande). Deux lectures l’aident à inventer des traits distinctifs à ses créatures : Le parc jurassique de Michael Crichton, qui l’inspire pour décrire ses animaux immenses, et les écrits de Jean-Marie Privat, qui évoque que dans les légendes anciennes, les dragons crachaient du venin, et non du feu — une enjolivure évoquant l’enfer chrétien. L’auteure complète ses recherches par des incursions dans l’imaginaire européen et asiatique et crée un monde infesté de créatures destructrices. Vénérées par les croyants, mais honnies par les seigneurs qui tentent de protéger leurs biens, les bêtes de ses romans sont traquées par des chasseurs qui revendent les différentes parties des carcasses pour l’appât du gain.

Des années plus tard, dans Les monstres intérieurs, la quasi-extinction des bêtes donnait l’occasion à l’auteure d’aborder une autre sorte de monstres. « J’ai lu beaucoup d’écrits de H. P. Lovecraft, où on ne sait jamais vraiment si le monstre est réel ou imaginaire. Ça m’a amené à creuser le thème de la monstruosité. Après avoir réfléchi à l’impact des dragons sur un écosystème, sur la vie d’un royaume, j’avais envie de parler des bibittes qui nous rongent de l’intérieur », explique-t-elle.

Elle avait également hâte de retrouver son héroïne, de voir comment ses traits de caractère et ses questionnements avaient pu évoluer. Volontaire, hargneuse et sans attaches, Deirdra est inspirée de Lisbeth Salander, de la série Millenium. « Je voulais un personnage atypique en fantasy, par rapport à [la fantasy] que j’ai lue adolescente, qui était beaucoup celle des années 1970. Les femmes y sont généralement des demoiselles en péril plutôt que des combattantes. »

Puisqu’affronter des dragons en solitaire, le glaive au poing, lui semblait foncièrement effrayant, Héloïse Côté a imaginé une drogue, la dragonne, qui donne aux tueurs de dragons le courage d’accomplir leur besogne. « Je n’avais pas l’impression que la dépendance avait été un sujet exploité en fantasy. » Suivre son héroïne fonceuse, aux antipodes d’elle-même, a été intéressant, mais aussi épuisant, admet-elle.

Cet élément a obligé l’auteure à réfléchir au comportement et au raisonnement de son personnage sous l’emprise de la drogue, en manque, puis en sevrage, forcé et voulu. « Je sais que mes premières séries plaisent beaucoup aux jeunes adolescents, mais quand un garçon ou une fille de onze ans arrive avec La tueuse de dragons ou Les monstres intérieurs dans les mains pendant un salon du livre, je suis un peu mal à l’aise de lui recommander ça. Je lui dis de commencer par autre chose. »

D’autant plus que Deirdra a subi des viols récurrents qui sont la source de souvenirs troublants qui la rongent, pendant sa formation de tueuse de dragons. « Je sais que je n’aurais pas osé aborder certains thèmes de La tueuse de dragons et des Monstres intérieurs quand j’ai écrit les Chroniques de l’Hudres, au début de ma vingtaine. On vieillit et ça transparaît dans ce qu’on aborde dans nos livres. »

Son personnage aussi a vieilli. La tueuse de dragons aborde une courte période assez intense de sa vie, même s’il y a des retours en arrière. Dans Les monstres intérieurs, elle a vécu une relation stable, elle a été heureuse un temps, mais elle se remet en question parce qu’elle a encore ce désir de partir à l’aventure. « Elle ne sait pas si elle est à l’aise dans sa sédentarité », note l’auteure. Le personnage s’assagit et le volet psychologique se complexifie.

« Pour écrire, je connais mon point de départ et mon point d’arrivée, mais je ne sais pas tout à fait comment je vais me rendre d’un à l’autre. En traçant une carte, ça m’aide à voir dans quels types de territoires mes personnages vont passer et comment ils vont se rendre à la fin. Ça m’aide à visualiser le déroulement du roman. »

Héloïse Côté

Agrandir la carte

Puisque chaque nouveau roman est une nouvelle occasion de voyager, Héloïse Côté a décidé d’aller explorer ce qu’il y avait au sud de la carte qu’elle avait tracée pour La tueuse de dragons et de mener ses personnages dans de nouvelles contrées. « Pour écrire, je connais mon point de départ et mon point d’arrivée, mais je ne sais pas tout à fait comment je vais me rendre d’un à l’autre. En traçant une carte, ça m’aide à voir dans quels types de territoires mes personnages vont passer et comment ils vont se rendre à la fin. Ça m’aide à visualiser le déroulement du roman. »

Les nombreux déplacements transforment l’histoire en périple, avec une dimension épique, en plus de permettre aux personnages de se transformer au contact des nouvelles rencontres. « Je ne veux pas tomber dans le cliché du voyage initiatique, souligne Héloïse Côté, mais, tout de même, le personnage grandit à travers le voyage, voit autre chose, sort de son milieu ou retourne dans son milieu avec un nouveau regard. »

Le monde qu’elle a inventé intègre beaucoup d’éléments de l’époque médiévale en Europe, comme les chevaux, les seigneuries, les royaumes, les auberges, les devineresses. Les connaissances amassées pendant ses études en enseignement du français et de l’histoire ont été utilisées à bon escient. « Il y a des périodes où tout le territoire était sous le saint empire germanique, puis ça s’est morcelé et certains ont tenté de réunifier. Ça m’a amené des inspirations pour le contexte politique et les enjeux de pouvoir », indique-t-elle.

En lisant ce qu’elle écrit sur les Nordirs, un peuple autochtone dépouillé de ses terres, le lecteur québécois pense tout de suite aux Inuits. Les récurrences de l’histoire peuvent avoir un écho local marqué.

Des clés pour le lecteur

« Nordir » évoque tout de suite le Nord, « Colossi » fait penser à colosse… Lorsqu’on invente un monde, on invente nécessairement des noms de personnes, de lieux, d’espèces. « En choisissant des termes qui font écho à notre langue de tous les jours, je me dis que je vais éviter à mon lecteur d’être trop déstabilisé par trop de nouveaux mots », note Héloïse Côté.

L’auteure ne prévoit pas de se relancer dans les laborieux dédales grammaticaux qu’entraîne l’invention d’une langue, comme dans sa trilogie Les Voyageurs.

Dans Les monstres intérieurs, elle a inséré une liste descriptive des personnages pour aider les nouveaux lecteurs (ou ceux de la première heure, puisqu’il y a eu plusieurs années entre les deux volets des aventures de Deirdra) à s’y retrouver. Cet ajout lui a été inspiré par Guy Gabriel Kay, un auteur qu’elle admire. Celui-ci inclut des grilles qui deviennent de précieux outils de lecture pour s’y retrouver dans les dédales de personnages.

Elle place M. Kay parmi les trois auteurs de fantasy qui ont l’ont le plus influencée. « Il a une plume magnifique, vraiment lyrique, et qui fait un travail historique merveilleux. De plus en plus, sa fantasy est une relecture de l’Histoire, dans un univers parallèle », souligne-t-elle. Elle cite aussi Michael Moorcock, qui lui a fait découvrir le genre tout en lui donnant envie, avec ses stéréotypes « un peu macho » d’accorder plus de place aux femmes dans ses histoires. Elle cite aussi David Eddings, qui lui plaît pour son mariage incomparable de l’humour et du suspense épique.

« En les lisant, adolescente, je me disais, «voici l’auteure que j’aimerais devenir», signale-t-elle. Avec le recul, je vois que j’ai beaucoup moins d’humour que David Eddings. Quand j’écris de la fantasy, j’aime explorer des zones d’ombre, des zones grises, des zones noires, et l’humour ne conviendrait pas tout à fait au ton que j’essaie de donner. »

Sinon, l’auteure bouquine dans un vaste spectre, qui va de Tolstoï à Stephen King, avec un penchant marqué pour les polars. Un genre auquel elle n’entend toutefois pas succomber comme auteure.

« En choisissant des termes qui font écho à notre langue de tous les jours, je me dis que je vais éviter à mon lecteur d’être trop déstabilisé par trop de nouveaux mots. »

Héloïse Côté

Son genre de prédilection la comble déjà de plusieurs manières. « Quand la fantasy est plus légère, c’est un beau roman d’aventure et on s’évade, on retrouve le plaisir d’un roman de cape et d’épée, on voit du pays et des créatures fantastiques, mais quand en plus l’auteur a un souci de profondeur, de réflexion sur le monde, ça nous permet de prendre du recul et de voir notre réalité autrement », plaide-t-elle.

Malgré son intérêt pour l’histoire, elle aime que la littérature fantastique puisse se libérer de la foule de détails et de vérifications que nécessite l’écriture d’un roman historique.

« J’aime que l’imagination puisse venir combler les manques, mais c’est aussi un beau défi de créer un monde vraisemblable. Lorsqu’on met un élément en place, il faut constamment se demander ce que ça a comme implication géographique, politique, sociologique. Le dirigeant d’un royaume débarrassé des dragons peut penser à construire des routes, par exemple, alors que des dizaines des tueurs de dragons au chômage vont avoir un impact sur la vie quotidienne d’un petit village. »

Héloïse Côté mène de front une carrière universitaire en pédagogie et une carrière d’auteure de fantasy. Elle organise ses activités selon les saisons, écrivant l’été et mariant recherche pour ses livres et enseignement l’automne et l’hiver.

« Avoir une formation en recherche universitaire m’a beaucoup aidée pour trouver des éléments pour mes romans. Je parcours plus efficacement et rapidement un corpus sur le monstre que lorsque je faisais de la recherche intuitive avec mes premiers écrits. Plutôt que de lire un livre entier pour comprendre un concept, je vais puiser à différentes sources pour confronter des idées et me faire une tête là-dessus » expose-t-elle.

Depuis la parution initiale des Monstres intérieurs, en 2016, elle réécrit en boucle les quinze premières pages de son prochain roman. « Je voulais sortir de ma zone de confort et écrire un roman qui se passe aujourd’hui, tout en gardant un aspect fantasy », glisse-t-elle. « Ça fait un petit bout que je n’ai pas écrit et j’ai très hâte de m’y remettre ! »