Collections | Volume 7 | numéro 2

Littérature

La science-fiction

de l’utopie au CAUCHEMAR

Apparus au début du XXe siècle, les récits de fiction qui mettent en scène un univers où l’utopie vire au cauchemar constituent un genre en soi dans le vaste spectre de la science-fiction et du roman d’anticipation. Que l’on pense aux classiques du genre tels 1984 de George Orwell, Le meilleur des mondes d’Haldous Huxley ou, plus près de nous, La servante écarlate de Margaret Atwood, ces dystopies ont en commun de présenter un univers structuré de manière à empêcher leurs personnages de s’épanouir ou même d’aspirer au bonheur.

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Dans la majorité des cas, ces fictions sont élaborées afin de conscientiser les gens face aux dangers du totalitarisme ou des dérives sectaires en général. Malgré la publication étonnante de Pour la patrie, de Jules-Paul Tardivel, à la fin du XIXe siècle, une sorte d’ovni littéraire en forme de précurseur du roman d’anticipation, le Québec a tardé à se mettre au genre, mais les publications se multiplient depuis quelques années et des voix fortes, comme Karoline Georges, Elisabeth Vonarburg ou Grégoire Courtois, tendent à s’imposer. Bien que les romans du genre, que les libraires classent plus souvent en littérature générale qu’au rayon science-fiction, ne remportent pas le même succès que ceux de la fantasy, ils trouvent néanmoins un lectorat fidèle et enthousiaste.

Suggestions de livres

Pour la patrie

Jules-Paul Tardivel

Paru en 1895, Pour la patrie, du journaliste Jules-Paul Tardivel, fait office de véritable curiosité dans le panorama littéraire québécois. Il s’agit du premier roman séparatiste de notre histoire ! L’action se déroule dans les années 1940, soit cinquante ans après sa rédaction, alors que la République de la Nouvelle-France se forme sur les ruines de l’Empire britannique récemment déchu. L’histoire se lit comme un fantasme ultramontain où Dieu inspire les forces indépendantistes contre le fédéralisme satanique. On y circule à bord de trains électriques et on y communique à l’aide de plumes télégraphiques, que l’on pourrait assimiler au télex ou au fax, qui verront le jour bien plus tard. Si le roman est l’œuvre d’un polémiste bien ancré dans son époque, férue de messianisme et d’affirmation identitaire post-patriotes, il n’en demeure pas moins, pour le lecteur contemporain, un étonnant précurseur du roman d’anticipations qui met en scène quelques inventions qui trouveront un écho dans la réalité du siècle suivant.

Bibliothèque québécoise, 1999, 360 p. 12,95 $

Baldam l’improbable

Carle Coppens

Passé un peu inaperçu lors de sa parution, Baldam l’improbable, de Carle Coppens, au Quartanier, est une formidable satire de l’époque. L’auteur, poète célébré notamment par le prix Émile-Nelligan pour son recueil Poèmes contre la montre, et publicitaire à succès, présente une civilisation obsédée par la performance et par la mise en scène. Mas Baldam, sorte d’antihéros qui évolue dans un univers en forme de téléréalité à ciel ouvert, où tous doivent accumuler des points s’ils veulent grimper dans l’échelle sociale, a pour principale caractéristique d’être fidèle à lui-même, ce qui est plus ou moins gagnant dans le marché des apparences. Des capteurs sont installés partout dans la ville et c’est par le biais de ces caméras que les citoyens rivalisent d’ingéniosité pour se faire valoir et aspirer à atteindre le « Cercle 5000 », l’élite de ceux qui offrent une performance idoine avec les exigences prescrites par les différentes tables d’évaluation. Ce roman, à la fois complexe et étonnant, offre un regard amusant, teinté d’une mauvaise foi certaine, sur une époque qui se lit de plus en plus à travers les écrans.

Le Quartanier, coll. « Polygraphe », 2011, 433 p. 27,95 $

Révolution

Grégoire Courtois

L’action se déroule dans le Paris branché des intellectuels BCBG devenus révolutionnaires de salon le temps d’une fiction dystopique à la fois grinçante et jouissive. Grégoire Courtois publie, au Quartanier, un roman particulièrement original : Révolution. De son propre aveu inscrit en quatrième de couverture, l’auteur partait avec l’intention de ridiculiser ses personnages – des gens de bonne famille qui se plaisent à critiquer le capitalisme tout en étant vêtus des plus grandes marques et en buvant les crus les plus raffinés –, mais il s’est pris de sympathie pour eux au cours de l’écriture. Il en résulte une sorte de fable postmoderne où nos héros, qui sont davantage inspirés par les cocktails de bar que ceux de Molotov, fomentent une insurrection dont le but est tout sauf précis. On s’attache à ces petits bourgeois qui vivent un éveil politique soudain, mais on est rapidement ramené à la réalité par l’inefficacité de leurs actions et l’insincérité de leur démarche. Un petit roman en forme de feuilleton qui offre, par l’envers des choses, un regard incisif sur l’esprit révolutionnaire un peu poseur qui émerge parfois chez les privilégiés.

Le Quartanier, coll. « Série QR », 2011, 173 p. 20,95 $

Les agents

Grégoire Courtois

Autre opus, du même auteur français, libraire en région bourguignonne, Les agents, encore chez Quartanier, pousse un peu plus loin la mise en scène d’un univers futuriste qui tourne au cauchemar. Dans un monde où les individus, qui n’ont plus d’individualité, sont contraints à ne plus quitter le boulot, prisonniers d’énormes tours où ils sont condamnés à observer des écrans où défilent des données censées maintenir l’équilibre du monde, les gens sont réduits à être des agents du système omnipotent. Cinq de ces agents, regroupés sous une forme de guilde, tenteront toutefois de conserver une personnalité dans ce monde où tout est unilatéralement nivelé sous la même uniformité. L’introduction d’une légère variante prenant la forme de l’instauration d’un crédit viendra perturber l’ordre des choses et engendrer une guerre ouverte entre les guildes qui se battent pour le moindre espace disponible. Voici un roman typique où l’on interroge des perspectives d’avenir pour mieux comprendre et se représenter ce qui cloche dans le présent.

Le Quartanier, coll. « Parallèle », 2019, 296 p. 26,95 $

Asphyxie

Sébastien-D. Bernier

Après ses études en création littéraire à l’Université du Québec à Montréal, puis à l’École supérieure de théâtre, Sébastien-D. Bernier complète finalement une maîtrise en éducation à l’Université de Sherbrooke. Ce parcours atypique le mènera des planches du théâtre aux pages de son premier roman. Dans Asphyxie, aux éditions du Sémaphore, il propose un univers angoissant et stérile, situé en 2053, à cheval entre le monde concret et l’univers virtuel. Alors que le héros s’adonne à des jeux vidéo illégaux dans une espèce de zone prohibée d’un univers virtuel qualifié de quantique, il sera pris en flagrant délit et sera contraint de suivre un programme de réhabilitation gouvernemental afin de recouvrer un semblant de liberté. Il devra ainsi accueillir chez lui une personne âgée défavorisée. Loin de souscrire aveuglément à ses conditions pénales, Patrice Lajoie tentera un ultime geste en forme de pari, dont il ne tardera pas à subir les conséquences. Une dystopie sombre qui illustre de manière lucide les conséquences d’une certaine déshumanisation qui prend place avec le recours constant de nos contemporains à l’univers technologique.

Les Éditions Sémaphore, 2020, 184 p. 23,95 $

Les employés

Olga Ravn

Elle est dans la jeune trentaine, mais déjà, la poétesse et romancière danoise Olga Ravn tend à s’imposer comme une voix très influente de la nouvelle fiction. Dans son roman Les employés, traduit et publié à la Peuplade, elle propose un univers futuriste angoissant et éclaté. La trame pourrait rappeler beaucoup de récits d’anticipation futuristes : société peuplée d’humains et d’êtres de synthèse aux prises avec un régime totalitaire dont l’ordre établi se voit perturbé par un étrange objet qui vient stimuler l’imagination des habitants. Si le synopsis ne fait pas preuve d’une grande originalité, la narration, elle, est particulièrement originale et confère au roman un caractère expérimental tout à fait unique dans le champ du récit dystopique. Loin de suivre un récit linéaire classique, le lecteur découvre l’œuvre à travers les témoignages laissés par l’équipage et récupérés par un comité chargé d’évaluer les conditions de productivité à bord du vaisseau spatial où se déroule l’action. Il en résulte un fil narratif qui progresse lentement, mais intelligemment, d’un chaos apparent vers une cohérence étonnante qui ne pourra que charmer les lecteurs les plus exigeants en matière d’inventivité stylistique. Une œuvre particulièrement forte, qui risque d’enfanter une vaste descendance, tant il s’agit d’une technique diégétique originale.

La Peuplade, coll. « Fictions du nord », 2020, 176 p. 21,95 $

Sous béton

Karoline Georges

Karoline Georges est une voix unique de la littérature québécoise. Les œuvres de fiction de cette auteure et artiste multidisciplinaire se jouent des codes de la narration et des appréhensions des lecteurs en des propositions narratives érudites et angoissées. Dans son cinquième roman, Sous béton, initialement paru chez Alto et maintenant publié par Folio SF, elle met en scène une famille qui habite un appartement entièrement composé de béton, situé à des altitudes inimaginables, dans un édifice oppressant et frigide. L’enfant, confronté à des parents complètement résignés au totalitarisme fonctionnel de leur univers physique, tentera de se libérer, sans que l’on sache exactement de quoi ou comment, tant le principe même de liberté est évacué de cette civilisation. Écrit dans une forme à la frontière de la prose poétique et du roman, l’œuvre décrit une atmosphère cauchemardesque qui illustre, à sa manière, certains concepts d’oppression développés par des philosophes comme Husserl et Hegel. Le livre se veut une sorte de fable métaphysique postmoderne très réussie, qui rejoindra aisément les amateurs de fictions intellectuelles exigeantes cérébrales.

Folio SF, 2018, 206 p. 14,50 $

Le  Patron

Hugo Meunier

Tour à tour journaliste au sein de médias traditionnels, tels que le Journal de Montréal et La Presse où il pratiquera régulièrement le reportage d’immersion, puis directeur de production dans un média numérique plus ludique, le Sac de chips (intégré au site du Journal de Montréal), Hugo Meunier est actuellement reporter chez Urbania, un média qui se pose en véritable porte-étendard pour toute une génération devenue adulte au tournant du millénaire. Ce parcours professionnel, l’auteur en a fait la trame de fond de son récit dans Le  Patron, chez Stanké. On y suit les tribulations d’un quarantenaire un peu ringard, confronté à ses employés, de jeunes milléniaux, devant qui il peine à ne pas passer pour un plouc intégral, malgré sa volonté ferme de bien paraître à leurs yeux. Une succession d’événements inexplicables viennent perturber le cours des choses et fera basculer le roman dans une étrange dystopie où les représentants de la génération Y [attention : divulgâcheur] se révéleront être des vampires assoiffés de sang, qui carburent précisément aux mystérieux carnages qui se produisent un peu partout en ville. Une œuvre tout à fait amusante, qui, sous des apparences de légèreté et de rigolade inconséquente, témoigne à sa manière d’un certain choc civilisationnel engendré par une redéfinition de la manière de livrer l’information par les médias.

Stanké, 2019, 372 p. 27,95 $