Collections | Volume 11 | numéro 3

Entreprendre

Risques, espoirs et convictions

Sophie Pouliot

À voir l’offre abondante et protéiforme que déploie l’industrie québécoise du livre, on réalise à peine que son essor ne remonte qu’à moins d’un siècle. Si quelques maisons d’édition, dont Fides en 1937, ont vu le jour dans les années entourant la Seconde Guerre mondiale — alors que les possibilités d’approvisionnement en livres en provenance de la France étaient restreintes —, c’est entre 1950 et 1970, avec la Révolution tranquille et la naissance de maisons d’édition comme Leméac (1957) et Hurtubise (1960), que ce secteur d’activité a véritablement pris son envol. Au cours des deux décennies suivantes, l’offre québécoise s’est diversifiée pour embrasser le marché des beaux livres, des guides pratiques et des romans jeunesse, investie par des maisons telles que Libre Expression, Les Éditions de l’Homme et La courte échelle. Puis vint, dans les 15 premières années du troisième millénaire, une vague de nouvelles maisons. Pensons à Mémoire d’encrier, Le Quartanier, Alto, La Peuplade et Le Cheval d’août, pour ne nommer que celles-là.

Partager
Caroline Fortin, photo : Julien Charmillot

Le livre d’ici connaît depuis la pandémie de Covid-19 un niveau de popularité inégalé. Pourtant, les défis de nature entrepreneuriale n’en sont pas nécessairement moindres. Collections a rencontré Caroline Fortin, présidente de Québec Amérique, une maison célébrant ses 50 ans d’existence et Daniel Sioui, fondateur et co-directeur des Éditions Hannenorak, nées en 2010 et se consacrant à la littérature autochtone, pour échanger sur les enjeux et défis du secteur.

Question de chiffres

« L’édition, ce n’est que de la gestion de risques, lance Caroline Fortin. Tous les livres qu’on publie sont des risques. » Elle va jusqu’à affirmer qu’il n’est pas rare que la première impression d’une œuvre « ne fasse pas ses frais ». D’ailleurs, au cours des premières années d’existence d’Hannenorak, c’est la librairie du même nom, située à Wendake, en périphérie de Québec, et fondée un an avant la maison d’édition, qui assurait la survie de cette dernière et qui absorbait les périls financiers liés à la publication, raconte Daniel Sioui. Encore aujourd’hui, « la maison d’édition, sans la librairie, ne pourrait pas fonctionner. Si [la vente de nos livres] ne passait que par le distributeur, il n’y aurait aucune chance qu’on soit rentable », dit-il.

Selon la présidente de Québec Amérique, les redevances sur le prix du vente du livre se répartiraient ainsi : 30 % pour le libraire, 17 % pour le distributeur et le diffuseur, 10 à 15 % pour l’imprimeur — frais ayant notablement augmenté ces dernières années — et autour de 10 % pour l’autrice ou l’auteur. Le reste, soit environ 30 %, reviendrait à la maison d’édition. Celle-ci doit assumer un grand nombre de dépenses liées au travail éditorial — pouvant parfois s’étendre sur quelques années —, à la révision et à la correction, au graphisme, à la promotion, à la commercialisation, etc.

Pour une maison d’édition en début de parcours, comme celle que codirige Daniel Sioui, les risques financiers sont d’autant plus importants que les ouvrages publiés sont souvent l’œuvre de nouvelles autrices et de nouveaux auteurs. Ces artistes ne peuvent compter sur un public déjà conquis et un travail de longue haleine est généralement requis pour que leurs manuscrits soient prêts à être mis en marché. Cet éditeur, qui peut compter sur les revenus de la Librairie Hannenorak pour absorber les pertes potentielles liées à cette réalité, va jusqu’à affirmer : « Je ne sais même pas comment les autres maisons d’édition font pour être rentables avec le petit pourcentage [du prix de vente du livre] qui [leur] reste. »

Caroline Fortin répond à cette question ainsi : « L’éditeur va réussir à faire ses frais s’il parvient à bâtir un bon catalogue de fond, avec lequel il peut créer une base solide pour son avenir. Ce fond-là, s’il le réimprime chaque année, […] va lui permettre de survivre. Ensuite, s’il arrive, dans chacune de ses saisons, à créer quelques engouements pour certains titres et qu’il a la surprise extraordinaire et formidable d’aller en réimpression », il pourra escompter réaliser un bénéfice. « Ce sont les réimpressions qui peuvent rendre toute l’opération rentable. » Encore faut-il, ajoute-t-elle, choisir judicieusement la quantité d’exemplaires à produire. Sans quoi, la perspective de dégager un profit se verra anéantie. Ce profit, les maisons d’édition le réinvestissent dans d’autres projets éditoriaux et il leur permet, parfois, d’être audacieux en publiant de nouvelles autrices et de nouveaux auteurs, ou encore des titres à la fabrication plus complexe ou au public cible plus limité.

Voies d’avenir

Les Éditions Hannenorak et Québec Amérique, pour des raisons différentes, ont réduit leur nombre de publications au cours des dernières années, et ce, malgré la ferveur que démontrent les Québécoises et les Québécois pour la littérature d’ici. Du côté de Daniel Sioui, la production, après avoir atteint un apogée d’une quinzaine de livres en 2022, est revenue à des proportions plus modestes, qui conviennent davantage à leurs ressources actuelles. Car il n’est pas aisé d’accroître l’équipe et de recruter d’autres membres, explique l’entrepreneur culturel, dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre qualifiée sévissant dans le secteur géographique où ses commerces sont établis. Sans compter, ajoute-t-il, que les allochtones hésitent souvent à joindre leurs rangs. « Ils peuvent avoir peur d’apporter des changements aux manuscrits et d’intervenir dans la prise de parole et la culture [des Premières Nations] et ainsi faire des faux pas. »

En ce qui concerne Québec Amérique, qui a réduit de trente ouvrages sa production annuelle au cours des trois dernières années, ce virage relève plutôt d’une prise de position de Caroline Fortin : elle estime que la vaste quantité de livres paraissant chaque année sur un territoire au lectorat « tout de même très, très restreint » empêche, malgré l’effervescence actuelle du marché littéraire, les œuvres de briller à leur pleine mesure. Elle prône donc une réduction généralisée du nombre de parutions. Elle souhaite permettre aux autrices et auteurs qu’elle publie « d’avoir plus d’opportunités de réussir et de rayonner ». « C’est crucial ! », ajoute-t-elle. Sa vision : « publier moins et mieux ».

Elle croit également qu’une augmentation du prix des livres est à prévoir. Elle estime que cette approche pourrait aider les maisons d’édition à triompher face à certains écueils propres à leur industrie. « On investit tellement de travail et d’espoir et rien n’est assuré », dit-elle. Mais cette hausse devra se faire graduellement pour ne pas s’aliéner le lectorat, précise-t-elle. Il serait, en effet, bien dommage de freiner dans son élan la vague d’amour dont jouit actuellement la littérature québécoise.

Daniel et Cassandre Sioui, photo : Samuel Tessier