Collections | Volume 11 | numéro 3

Innover

Un métier millénaire

Hélène Bughin

Si le terme « innovation » revient fréquemment dans des sphères numériques, et si le livre a su proposer dans les dernières années de nouvelles alternatives comme le livre audio, le fait d’innover dans les maisons d’édition se fait souvent de manière plus large, à travers de multiples propositions toutes plus inspirantes les unes que les autres. Au-delà des avancées matérielles possibles, des maisons d’édition québécoises se distinguent aujourd’hui par leurs pratiques innovantes, souvent dans l’optique d’offrir des expériences de lecture, qui sortent le public du livre et de son format habituel. La maison d’édition du Quartz redouble d’efforts pour élaborer des événements complémentaires à leurs plus récentes sorties, et ce, même en région, alors que les Éditions Alaska misent plutôt sur la réalité augmentée pour partager le goût de la lecture. Du côté de la Maison Rose, fraîchement arrivée dans le paysage littéraire québécois, la fondatrice prend le risque de se spécialiser dans la romance. Pour rivaliser avec les poids lourds de ce genre littéraire, elle fait un pas de côté et ose de nouvelles approches. Autant de nouvelles pratiques que de visions émergentes pour innover en édition.

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Marie-Noëlle Blais, photo : Justine Latour

Éditer en région, rassembler par les livres

Faire de l’édition en région : voilà la réalité de Marie Noëlle Blais depuis 2019. Après avoir observé un certain cloisonnement à son arrivée, l’éditrice du Quartz constate aujourd’hui une volonté de se rassembler. C’est pourquoi elle a décidé de publier des livres d’autrices et d’auteurs de régions à travers le Québec, d’aller les chercher dans leur patelin. Elle rassemble ainsi des voix qui partagent les mêmes enjeux d’une grande toile régionale. Car selon elle, être loin des grands centres peut aussi être une force. « Les autrices et auteurs peuvent être éloignés physiquement, mais nous les réunissons, par leurs thématiques, qui se répondent », souligne-t-elle en mentionnant la récente publication de Sébastien Auger, Solstice arrive, ainsi que Si nous restons têtus de Brigitte Léveillé. On y retrouve des échos sur les plans de la communauté et de la solidarité. Avec une pratique d’édition consciente des difficultés, le collectif devient fédérateur. Et pour pousser la pratique de la mise en commun encore plus loin, les Éditions du Quartz s’aventurent dans l’événementiel : par exemple, le spectacle Boom Boom, un hommage collectif à Richard Desjardins réalisé autant dans son format livre que sous forme de spectacle. Alliant musique et lancement, la soirée, qui s’est tenue à plusieurs occasions en 2023, a permis de se rappeler l’impact culturel de l’artiste, de revivre les émotions que l’auteur-compositeur-inteprète faisait vivre au public lorsqu’il se présentait sur scène. L’organisation d’un tel événement demande à Marie Noëlle Blais de porter une toute nouvelle casquette, qu’elle revêt avec précaution. Pour bien déborder du livre, il faut en effet avoir réfléchi aux alliages et aux connivences entre le format imprimé et les arts vivants, un défi que l’éditrice s’est donné pour créer « une manière innovante de faire connaître [les] œuvres ». Une réflexion que plusieurs maisons d’édition formulent également et manifestent par l’entremise de soirées littéraires inusitées.

Multiplier les expériences de lecture (jeunesse)

Depuis leur création en 2016, les Éditions Alaska sortent des sentiers battus dans le secteur jeunesse : chaque publication est accompagnée de son format numérique, avec animations et réalité augmentée. Une application regroupe tout leur catalogue, qui vise un lectorat dès l’âge de trois ans. En créant son application, la maison d’édition souhaitait offrir une expérience de lecture sur tablette, pour que les jeunes puissent utiliser cet outil dans une perspective enrichissante et éducative. Isabelle Froment, éditrice chez Alaska, mentionne que l’initiative vise à conserver l’aspect du livre, tout en incluant un « petit truc en plus qui parle aux jeunes ». Les mouvements et les effets sont pensés pour capter l’attention, tout en utilisant les outils technologiques pour favoriser le plaisir de lire. Le projet a émergé de manière spontanée. « Il ne fallait pas être frileux », précise avec un sourire dans la voix Isabelle Froment. « C’était à l’occasion d’un souper entre amis. C’est en jasant d’une exposition d’œuvres d’art intégrant la réalité augmentée qu’a surgi l’idée de créer des livres jeunesse offrant cette technologie. Une technologie qui va au-delà du livre. » Considérées comme des parahistoires, les animations complètent les livres qu’elles et ils publient aujourd’hui. Cette technologie engendre toutefois une chaîne de production particulière dans l’entreprise; de l’animation 2D à l’intégration dans l’application, sans oublier la mise en ligne.

L'équipe des éditions Alaska lors d'un salon du livre

« On est un peu un no man’s land, on avance à notre rythme, en prenant en considération les besoins qui ne font pas habituellement partie de la chaîne du livre. C’est surtout une autre façon de faire un livre ». Toutefois, Isabelle précise que le milieu jeunesse n’hésite pas à se partager ses bons coups, les éditrices et éditeurs s’échangeant des trucs et astuces.

Alaska est une maison d’édition qui, grâce à la réalité augmentée d’une application mobile, permet à son lectorat de voir les illustrations s’animer en balayant les pages avec un appareil intelligent. Les albums jeunesse offerts par la maison d’édition proposent une expérience de lecture innovante.

Rebecca Lecours

Réinventer le genre

Une nouvelle maison d’édition peut se donner le défi de réinventer le genre (rien de moins). Directrice et éditrice chez Maison Rose, fondée en 2022 et spécialisée en romance, Rebecca Lecours confirme d’emblée que le terme n’est pas de l’ordre du hasard. La référence à l’expression « eau de rose » est même revendiquée : « On tient à l’assumer. Oui, on fait de la romance, mais avec des propositions différentes. C’est ce qui fait notre force ». Car si le genre est habituellement une valeur sûre dans une maison d’édition généraliste, le fait d’aller chercher des voix différentes, avec des réécritures de scénarios habituellement coulés dans le béton, propulse la Maison Rose dans la communauté grandissante de la romance, toujours avide de nouveautés. Ici, rien de réducteur : avec les réseaux sociaux, c’est toute une communauté qui s’est formée autour d’un même intérêt. Son catalogue exclusivement composé d’itérations du genre de la romance prend des risques avec ses autrices. Elle cite entre autres son premier titre, La vie est non remboursable de Suzanne Roy, comme exemple de cette confiance de l’éditrice envers le texte. Rebecca Lecours affirme que la fin du récit n’est pas joyeuse, certes, mais témoigne avec justesse du contrat de lecture associé à la littérature sentimentale. Si le dispositif narratif ne suit pas le schéma conventionnel de la romance « traditionnelle », comme au sein de grandes bannières, il entre en tout point dans cette catégorie particulière qui fait appel aux sentiments : ainsi, le lectorat qui cherche à creuser ce genre y trouve son compte. « La romance représente notre société et notre époque. Il est tout naturel qu’elle contienne cette même variété ». Son processus d’édition reste traditionnel et tente au mieux de respecter l’écosystème fragile du livre, et Rebecca Lecours se distingue par l’expérience de lecture spécifique qu’elle offre, sans concession.

Mot d’auteur·trice à propos de son éditeur·trice!

Gabrielle Filteau-Chiba

Gabrielle Filteau-Chiba (Encabanée), à propos de Marie-Pierre Barathon, Éditions XYZ

« Quand j’ai posté le manuscrit d’Encabanée aux Éditions XYZ, je ne pensais pas avoir la double joie d’être un jour – un, publiée, et deux, mentorée par une si grande âme. Feue Marie-Pierre Barathon a cru en ma voix, en mon talent. Je me rappelle, après une critique littéraire écorchante de ce roman dans Le Devoir, m’être retrouvée fragilisée à l’os dans son bureau, en face de ses yeux d’une immense et profonde douceur et de l’entendre prononcer, sourire aux lèvres : “Vois-le comme un bienvenu dans la cour des grands ”. Sans cette sororité, sans cette relation éditoriale sous le signe du soin, j’aurais pu, comme d’autres primoromancières, avoir peur de publier de nouveau. Non. Depuis, j’ai écrit six livres et dirigerai bientôt une collection de nouvelles, en France, signées que par des femmes. Je te salue, belle renarde. Tu as veillé comme une mère sur moi. Et sur tant d’autres écrivaines et écrivains du Québec. Il m’arrive, dans des moments de doute, de me réfugier dans cette photo, etça me sauve encore, à tout coup. Merci. »