Rachel Bédard, elle, s’est greffée aux Éditions du remue-ménage en 1980, alors que la maison n’avait que quatre ans. Tel qu’elle l’a récemment raconté aux Nouveaux cahiers du socialisme, c’est par l’entremise de sa colocataire qu’elle s’y est jointe, par amitié, mais aussi par intérêt pour les livres et le féminisme. À l’époque étudiante à la maîtrise en linguistique, elle a forgé sa vision sur le terrain de la littérature féministe, au sein même du bouillonnant collectif. Aujourd’hui, quand on lui demande ce que c’est pour elle, accompagner, elle répond spontanément par une série de verbes : « Soutenir, motiver, cerner, rassurer, clarifier, choisir. Chez remue-ménage, on a un catalogue tellement varié, on publie toutes sortes de genres. Accompagner, c’est aussi apparier les bonnes personnes ensemble, selon le type de livre et les affinités ».
Geneviève Thibault a longtemps tenu seule les rênes du Cheval d’août. Mais depuis qu’Aimée Verret effectue une partie du travail éditorial, les jumelages y constituent aussi un important ingrédient de l’accompagnement. « Maintenant, j’incarne une certaine sagesse. J’ai voulu m’entourer de personnes plus jeunes, éveillées à d’autres réalités que moi. Les gens ont besoin de se reconnaître entre eux. »
À hauteur humaine
Si des maisons comme Triptyque ou Fonfon ont ces dernières années ouvertement placé le soin au cœur de leurs façons de faire, les Éditions du remue- ménage ont ouvert la voie en la matière. « Étant donné la mission et les objectifs de la maison, qui est féministe, le care est là depuis toujours. Surtout qu’on a dès le départ voulu donner une voix aux femmes, les amener à l’écriture, leur donner confiance », dit Rachel Bédard.
Geneviève Thibault, elle, parle d’un accompagnement « à hauteur d’auteurice ». Elle veut comprendre quel bagage transporte chaque personne qu’elle publie ; son encyclopédie, personnelle et intellectuelle. « J’essaie de développer un langage commun, d’en discuter avec l’auteurice, qui est une personne traversée par des expériences de vie et des lectures. Je veux savoir quels fantômes l’accompagnent. En comprenant ses repères et ses fantômes, on jette une base. On fait apparaître une trame qui est déjà là, en creux, dans la conversation. »
Ces dialogues sont essentiels pour transformer un manuscrit en livre, l’œuvre se construisant au fil d’une longue suite de « choix », pour rappeler un des termes nommés par Rachel Bédard. Au Cheval d’août, Geneviève Thibault va dans le même sens : « Quel est le programme, le genre, la narration ; qui est la voix de quoi ; cette distanciation est-elle voulue ; pourrais-tu aller plus loin ; jusqu’où va-t-on ; où s’arrête-t-on ? Ce sont des décisions partout, partout, partout. » L’écoute est donc plus qu’essentielle. « On ne peut pas travailler contre le gré de quelqu’un, ça va de soi », affirme Rachel Bédard, un propos auquel Geneviève Thibault fait écho. « C’est un échange dynamique, qui doit se faire dans la bienveillance et l’empathie, mais vient le moment où il faut prendre des décisions, et celles-ci doivent être très consenties. »
Mettre en lumière
À elles deux, les femmes cumulent près de 70 ans d’expérience en édition. De quoi grandir, raffiner sa pratique, évoluer en tant qu’éditrice. « On gagne en assurance avec les années », dit Rachel Bédard, à quelques jours de sa retraite, au moment de l’entrevue. « Accompagner, c’est l’aspect de mon travail que je préfère. Pour moi, c’est l’essence du travail éditorial. » Et si cela lui plaît autant, c’est parce qu’il n’y a pas un accompagnement pareil. « L’accompagnement peut être enveloppant — ou encore un appui. Certaines autrices travaillent mieux quand elles sont entourées plus vigoureusement, d’autres ne sont pas à leur premier livre. Avec une même personne, l’accompagnement peut changer d’un livre à l’autre, selon les circonstances de la vie. Chez remue-ménage, on a pour principe de laisser le temps faire son œuvre. Il ne faut pas forcer les choses. »
La passion est aussi manifeste chez une éditrice que chez l’autre, éternelles curieuses devant les nouvelles propositions, la rencontre du texte et des personnes qui les font. Les yeux de Geneviève Thibault s’illuminent à l’idée de ces découvertes perpétuelles. « À chaque fois que tu te retrouves devant un texte, une voix, c’est comme le recommencement du monde. C’est comme être toute nue. Tu dois t’accompagner toi-même avant même d’accompagner, parce que tu es intimidée et que tu as peur. Personne n’a la même chanson, la même musique. C’est à chaque fois un mystère à percer, à pénétrer ou à essayer d’entendre un peu. »
Et une fois le travail éditorial effectué, les communiqués envoyés et les livres entre les mains du lectorat, l’accompagnement perdure. Rachel Bédard s’anime en évoquant la beauté des rencontres et la reconnaissance qui arrive aux autrices et auteurs. « Tout ça me réjouit tellement ! J’adore les consulter pour leur dire “Il y a tel projet de traduction, telle offre. Qu’en dis-tu ?” C’est la vie du livre qui se poursuit. »
Geneviève Thibault emprunte une métaphore quasi cinématographique pour imager sa conception de l’accompagnement. « Le travail se fait d’abord dans une grande arborescence, puis jusque dans la phrase, très intime. Alors que l’auteurice se concentre sur le rond de la page éclairé par une lampe de chevet, l’éditrice qui l’accompagne est par-dessus son épaule et voit la multitude de lectrices et de lecteurs autour. » Et lorsque le livre existe, elle aussi se réjouit pour son autrice ou son auteur. « Quand le livre paraît, tu ouvres le rideau, tu portes dans la lumière quelqu’un après l’avoir nourri, lui avoir offert un passeport pour aller dans le monde. C’est tellement le fun, c’est tellement cool. »