Collections | Volume 10 | numéro 3

Entrevues et portraits

Les polars accordés au féminin

Samuel Larochelle

Même si Agatha Christie, Fred Vargas et Mary Higgins Clark ont créé certains des polars les plus vendus de l’histoire, l’écriture de romans policiers a pratiquement été l’apanage des hommes tout au long du 20e siècle. En parallèle, le Québec faisait figure d’exception grâce à Chrystine Brouillet, qui a longtemps été la seule, tous genres confondus, à explorer le monde de la police et des criminels. Peu à peu, d’autres talents – surtout masculins – ont émergé dans l’univers québécois des polars, mais il a fallu des années pour que des autrices s’y aventurent en grand nombre.

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Aujourd’hui, les friands du genre suivent avec avidité les parutions de Louise Penny, Roxane Bouchard, Marie-Ève Bourassa, Johanne Seymour, Andrée A. Michaud, Catherine Lafrance, Florence Meney, Geneviève Lefebvre, Maureen Martineau, Anna Raymonde Gazaille, Sylvie Catherine de Vailly, Sophie Bérubé et bien d’autres. Parmi ces plumes, toutefois, rares sont celles qui ont placé une enquêtrice au cœur de leurs histoires. Pour mieux comprendre la place du féminin dans les polars, Collections a discuté avec celles qui ont inventé Maud Graham et Judith Allison, soit respectivement Chrystine Brouillet et Maureen Martineau.

En 1982, Chrystine Brouillet fait une entrée fracassante dans la littérature québécoise en publiant Chère voisine, récipiendaire du prix Robert-Cliche remis au meilleur premier roman et rare incursion québécoise dans l’univers policier. « Quand j’ai commencé à écrire, je me suis installée en France, où j’ai vécu pendant 13 ans, pour rencontrer des gens qui faisaient du roman policier, parce que j’étais toute seule de ma gang au Québec, se souvient l’écrivaine. Là-bas, quelques femmes en écrivaient, mais pas beaucoup, car c’était quand même un pays un peu macho. »

Cinq ans plus tard, elle a mis au monde Maud Graham dans Le poison dans l’eau, premier volet d’une série qui aura un nouveau jalon à l’automne 2023. Une façon pour elle de contrebalancer les clichés de la littérature policière résumant les personnages féminins aux blondes vaporeuses, aux noires méchantes et aux rousses pulpeuses. « Je ne me reconnaissais pas là-dedans et ça m’exaspérait, dit-elle. Je suis née féministe et je vais mourir féministe, alors j’ai voulu créer une femme enquêtrice. C’était un choix politique. »

Maureen Martineau a fait ses premiers pas en littérature avec Le jeu de l’ogre, roman dans lequel le public a fait connaissance avec l’enquêtrice Judith Allison, en 2012. « Il y a dix ans, il y avait bien peu de femmes enquêtrices et c’est surtout ça qui m’attirait, souligne-t-elle. En lisant les livres de Henning Mankell, j’avais réalisé que le polar pouvait aussi explorer les thématiques sociales et politiques. Dans ce domaine, il n’y avait pas beaucoup de femmes. Les écrivaines de polars étaient plus dans les crimes domestiques. »

Elle ajoute que son insécurité l’a également poussée à imaginer une femme, persuadée d’être mieux outillée pour créer un personnage du même genre qu’elle. « Quand tu écris une série policière, tu dois pouvoir te projeter dans le personnage qui conduit l’action, dit Maureen. Moi, je pensais avoir plus de facilité, en tant que femme et en tant que mère d’une fille d’à peu près l’âge de mon personnage, à me projeter dans une enquêtrice. »

Une rareté

Comment expliquer que les écrivains, hommes ou femmes, aient si peu le réflexe d’imaginer une enquêtrice ? Chrystine Brouillet évoque une simple représentation de la réalité. « Dans les corps policiers, nous n’avons pas atteint la parité », dit-elle, avant de rappeler qu’il y a aussi plus d’auteurs masculins que d’autrices féminines au Québec. « Les hommes écrivent des personnages avec lesquels ils se sentent plus en osmose, comme moi avec Maud Graham. C’est normal. »

Sa collègue rappelle que les romanciers québécois sont depuis longtemps influencés par la littérature de nos voisins du Sud. « Les romans américains offrent beaucoup de modèles masculins et une littérature policière très axée sur l’action, les poursuites en voiture et les coups de feu, dit Martineau. Chrystine Brouillet et certaines autrices américaines étaient à part en explorant davantage la psychologie des personnages. »

Néanmoins, elle a l’impression que les enquêtrices occupent une place grandissante en littérature policière. « Les polars sont très influencés par la présence de femmes enquêtrices qu’on voit de plus en plus dans les séries télévisées. » On n’a qu’à penser aux détectives de Broadchurch, Cardinal, The Killing, The Fall ou Killing Eve.

Un regard féminin

L’intérêt grandissant pour les enquêtrices peut s’expliquer par une certaine soif de nouveauté dans le créneau, alors que les femmes, sans vouloir perpétrer des généralités, mènent parfois leurs enquêtes différemment. « Maud Graham suscite peut-être plus de confidences en raison du côté maternel qu’elle dégage, dit Chrystine. Elle compose aussi avec un préjugé défavorable : parce que c’est une femme, plusieurs personnes la jugent moins intelligente et se méfient beaucoup moins d’elle que de ses collègues masculins. »

Le regard des enquêtrices est également influencé par la façon qu’ont les femmes de lire la réalité, selon Martineau. Elle donne en exemple son roman Le jeu de l’ogre, dans lequel Judith Allison arrive sur une scène de crime en remarquant une grande quantité de viande qui décongèle dans le réfrigérateur. Étonnée qu’une personne veuille en décongeler autant, elle se dirige vers le congélateur où elle trouve un corps. « Je ne dis pas qu’un enquêteur ne pourrait pas allumer, mais je trouvais que c’était un chemin de réflexion plus féminin, en raison de l’expérience des femmes dans l’univers domestique. »

En littérature comme dans la vie, les enquêtrices doivent souvent redoubler d’efforts pour démontrer leur valeur. « Maud Graham a dû prouver ses compétences parce que c’est une femme », atteste Brouillet. Même son de cloche chez sa consœur : Maureen Martineau réalise a posteriori avoir commencé sa série en donnant à Judith Allison d’excellentes notes et des références élogieuses. « Il y a 12 ans, quand j’ai commencé à écrire, j’ai probablement été influencée par la pression sociale de surperformer pour justifier sa place dans un milieu où on voyait peu d’enquêtrices. »

Ces nuances sur la psyché des personnages féminins se retrouvent aussi dans les portions plus quotidiennes des polars, lorsque le lectorat accède à la vie privée de la personne responsable de l’enquête. « Avec Maud, je voulais créer un personnage ordinaire qui pratique un métier extraordinaire, explique Chrystine. C’est pour ça, je suis certaine, qu’elle a du succès. On peut s’identifier à elle. C’est quelqu’un de normal avec des problèmes de poids, des questionnements sur sa vie amoureuse et qui tente de concilier son travail avec sa vie de famille. »

Une bouffée d’air frais, depuis la fin des années 1980, après des décennies d’enquêteurs bourrus, alcooliques et ténébreux. « Je trouvais ça cliché, les enquêteurs qui n’allaient pas bien dans leur tête et qui étaient très sombres, dit Brouillet. Je les aimais quand même en tant que lectrice, mais je ne voulais pas refaire ce qui avait été fait. »

Si Judith Allison a d’abord été décrite comme une femme à la sexualité très libre, elle a ensuite connu le couple et la monoparentalité. « Je voulais explorer la conciliation travail-famille avec le métier d’enquêtrice, révèle Maureen. Il y a une interinfluence entre comment tu vis et comment tu travailles. »

Force et caractère

Graham et Allison sont, avec des zones de vulnérabilité indéniables, des femmes fortes qui peuvent influencer les lecteurs et les lectrices.

« Moi, quand je lis des romans avec des personnages féminins forts, ça me réjouit, ça me renforce, ça me donne de nouvelles permissions et ça ouvre mes horizons, dit Maureen. Ça nous offre des modèles. »

Il y a plus de 35 ans, quand Maud Graham est arrivée dans le paysage culturel, nul doute qu’elle a fait comprendre à plusieurs individus que les femmes de caractère, intelligentes et douées pour l’analyse existaient. « Quand notre personnage est un phare, ça aide probablement à influencer les gens de façon inconsciente », répond Chrystine Brouillet.

Elle mentionne ensuite que son personnage lui a valu des confidences de lectrices durant les salons du livre. « Plusieurs femmes m’ont dit que je leur avais sauvé la vie en parlant de violence conjugale. Avant de lire mes livres, elles ne réalisaient pas qu’elles étaient rendues là, et elles ont décidé de partir. Je ne sais pas si elles auraient eu la même intimité avec un personnage d’enquêteur. »

Femmes pour cibles

La reine du polar québécois a beaucoup écrit sur des drames qui affectent tout particulièrement les femmes, comme les féminicides, la violence conjugale et les agressions sexuelles. Une façon pour elle d’inviter les gens à mieux comprendre ces réalités complexes. « Ce n’est pas tout le monde qui veut lire un essai sur ces sujets, même si c’est bien écrit, parce que ça demeure un peu plus aride. La fiction permet d’aborder des thématiques du genre en intéressant un public plus large. »

Elle évoque par exemple son dernier roman, Une de moins, qui traite des féminicides durant la pandémie. « Nos romans sont de la fiction, mais quand il y a un décalage dans le temps, ça devient presque un document témoin de notre époque. Nous sommes comme des journalistes qui romancent des histoires. Sans dire que j’écris des romans à thèse, j’ai la volonté de changer la société une personne à la fois. »

Maureen Martineau a une relation particulière avec le choix des intrigues de ses romans. Après trois décennies à écrire beaucoup de théâtre jeunesse, avec des sujets plus ou moins imposés, elle a fait face à une toile blanche angoissante quand elle s’est mise à écrire des romans. « J’ai cherché pendant des mois comment trouver un sujet et approcher un thème. Finalement, j’ai choisi d’aborder des thématiques qui m’affectent profondément, et qui sont parfois issues des faits divers. »

Elle donne en exemple un crime commis par une femme qui voulait désespérément un enfant, qui était incapable d’en avoir et qui s’est liée avec une femme enceinte qu’elle a finalement éventrée pour lui prendre son bébé. « C’est un crime horrible, s’exclame l’écrivaine. À cette époque, je voulais beaucoup un enfant, mon chum n’en voulait pas, on s’est laissés, je suis tombée dans une période assez dépressive et en voyant ce fait divers, je me suis demandé si je pouvais devenir aussi folle qu’elle. J’ai eu envie d’explorer le désir fou de maternité. »

Elle se dit bouleversée par les crimes commis par des femmes et ceux qui touchent les femmes. « Pour écrire ZEC La Croche, je me suis inspirée d’une amie qui est allée faire du trekking au Vermont et qui s’est fait poignarder. La police n’a jamais retrouvé qui l’avait tuée. Bien des gens disaient qu’elle n’avait pas été prudente et moi, j’avais du mal à comprendre pourquoi les femmes ne peuvent pas aller faire du plein air sans avoir peur pour leur vie. »

Contrairement à l’envie de sensibilisation de Brouillet, Maureen Martineau utilise la fiction pour remodeler le réel. « Dans l’histoire inspirée par ce qui est arrivé à mon amie, on finit par trouver qui a commis le crime. C’est une façon de réparer le réel et de donner une emprise sur une réalité parfois fatale, injuste et décevante. »

Son désir est d’abord et avant tout de faire vivre une expérience aux lecteurs et lectrices qui, même s’ils doivent passer par la peur et la colère en la lisant, obtiennent une forme d’apaisement et de satisfaction. « Je veux leur offrir une catharsis. »

Alors que les femmes sont de plus en plus nombreuses à écrire des polars, on remarque aussi qu’elles s’aventurent dans des avenues que peu d’hommes visitent : l’exploration des sentiments. « C’est évident que nos personnages ont une grande dimension émotive, car c’est naturel pour nous d’en parler, dit Brouillet. À l’inverse, c’est récent qu’on autorise les hommes à pleurer. Les auteurs de polar sont plus dans l’action, l’enquête et la structure. Peu à peu, les choses changent et l’émotion prend plus de place dans leurs livres également. Mais on sent encore une différence. »

Découvrez les titres mentionnés dans l’entrevue

1 I Le jeu de l’Ogre

Maureen Martineau, la courte échelle, 2012, 448 p., 19,99 $, 9782896951772.

2 I Zec la croche

Maureen Martineau, Héliotrope, coll. « Noir », 2020, 174 p., 21,95 $, 9782898220067.

3 I Chère voisine

Chrystine Brouillet, Les éditions de l’Homme, coll. « Typo », 2026, 224 p., 12,95 $, 9782892953718.

4 I Le poison dans l’eau

Chrystine Brouillet, Denoël/Lacombe, coll. « Sueurs froides », 1987, 207 p., 12,25 $, 2207233669.

 5 I Une de moins

Chrystine Brouillet, Druide, 2022, 300 p., 26,95 $, 9782897116408.