Collections | Volume 10 | numéro 2

Innovation

Les lecteurs lisent-ils ?

Hélène Bughin

Associer lecture et lecteur semble évident, un peu trop facile, même. Pourtant, de nouvelles manières d’approcher l’accessibilité du livre redéfinissent l’un et l’autre. Plus qu’une porte d’entrée sur le catalogue d’une maison d’édition, les initiatives autour du livre numérique, du livre audio et du format standardisé EPUB permettent de réfléchir au pouvoir des textes et à leurs manières de nous ouvrir à de nouvelles perspectives. Le but ? Raconter une histoire et se donner les moyens de la transmettre, au plus grand nombre de personnes possible.

En parcourant les nouveaux projets numériques de la maison d’édition Les 400 coups, responsable notamment d’initiatives mettant en valeur la langue des signes québécoise (LSQ), il est possible de constater que l’univers du livre numérique au Québec est en plein essor et son lectorat, en expansion. Et si le livre accessible redéfinissait nos façons d’aborder l’acte de lire ?

Partager

Un potentiel à découvrir

Fondée en 1995, Les 400 coups a toujours eu à cœur le partage et l’expérimentation. Pour Nicolas Trost, responsable des projets spéciaux au sein de cette maison d’édition jeunesse, l’engagement en matière de création de contenu accessible pour les enfants pouvant rencontrer certaines déficiences va de soi. Déjà connue pour ses albums humoristiques et surprenants, l’entreprise cherche activement depuis 2020 à bonifier son catalogue de formes nouvelles, dans le but de rejoindre des communautés autrement oubliées par le processus de publication papier. En plus de ses nombreux titres disponibles en PDF, la maison d’édition compte aussi des EPUB 3 dont la malléabilité a fait ses preuves. La mise en page se modifie, de la typographie à l’espacement, et permet l’intégration de systèmes de synthèse vocale. Il est ainsi plus aisé de naviguer et de trouver la bonne formule, adaptée à son type de lecture. L’option d’intégration d’images de remplacement suscite d’emblée une plus grande accessibilité. Sans compter l’offre des livres FROG, dont l’interface intègre des outils facilitant l’expérience des personnes en situation de dyslexie ou présentant des difficultés de lecture. Face aux nouveaux formats de fichiers et leurs possibilités, s’adapter est un incontournable, voire une nécessité. Toutefois, pour Nicolas Trost, il reste beaucoup à apprendre des personnes concernées, autant pour connaître leurs besoins et limites que pour trouver les manières de les rejoindre. L’important est d’être à l’écoute de son milieu, première source d’inspiration. La maison d’édition a donc rapidement fait une place aux communautés concernées, voire, elle les implique directement.

Des albums narrés en langue des signes québécoise !

En collaboration avec l’école Gadbois et son volet dédié aux enfants sourds, des capsules vidéo mettant de l’avant des œuvres « traduites et interprétées en langue des signes québécoise » permettent aujourd’hui de rendre accessibles les albums jeunesse à la communauté sourde et malentendante. L’initiative est née de ses membres, désireux de pratiquer leur langue autrement que par des discussions face à face, souvent dans un contexte scolaire où l’interlocuteur est en position d’autorité. Il s’agirait plutôt de donner la possibilité de pratiquer avec différentes perspectives, différentes inflexions. À ce propos, Nicolas Trost précise que chacun des interprètes a été choisi en fonction de la narration et des personnages – le comédien est à l’image du personnage mis en scène dans le récit. Le détail permet non seulement une identification juste à l’histoire, mais implicitement, tend à offrir un éventail de modèles de conversation, un aspect important pour un groupe dont les contacts sont limités. « En français ou en anglais, plus on est confrontés à des manières de parler différentes, de façons de construire ses phrases, plus on enrichit son vocabulaire, plus naturellement », affirme Nicolas Trost. Si l’initiative provient de l’école Gadbois, la maison d’édition s’est assurée d’obtenir un financement pour offrir gratuitement la vidéo, en complément à la publication papier – une bonification. Finalement, ce sont 40 vidéos en LSQ qui ont été produites, par et pour la communauté.

De l’image à l’audio !

En ce qui concerne les livres audio, la maison préfère travailler les documents de préproduction directement avec le créateur, question d’adapter le texte habituellement illustré. Ensemble, la maison d’édition et les créateurs peuvent ajouter des phrases pour capturer l’essence d’une illustration, insérer du bruitage, une trame sonore, bref, tout détail pouvant décrire une image. Plus qu’un texte alternatif informatif, l’ajout vise à être narré. L’éditeur choisit également une ambiance musicale. Le soutien habituellement visuel devient alors sonore, mais réfléchi selon l’intention de l’auteur ou de l’autrice. Au total, ce sont 30 albums qui ont été adaptés en version audio. Toujours dans l’audio, Les 400 coups ont mis en ligne, en novembre 2022, trois balados autour des formats EPUB 3 et audio, ainsi que les vidéos LSQ, en collaboration avec La puce à l’oreille. La série permet de se familiariser avec ces médias, leurs fonctions, mais surtout, leur potentiel.

Le format numérique accessible, pour aller plus loin encore

Lorsqu’il s’agit de tendre vers les formats numériques accessibles, les albums jeunesse présentent d’autres enjeux, comme la mise en page, rendant parfois le visionnement sur mobile compliqué. À chaque fois, ce sont de nouveaux défis créatifs qui apparaissent et suggèrent de nouvelles manières de réfléchir la transmission d’une histoire, peu importe sa forme. Il faut penser la fonctionnalité du texte alternatif, mais surtout, faire appel à une expertise établie, telle que l’entreprise De Marque et son savoir-faire en matière d’outils numériques, pour développer le bon format. « On doit penser plus loin, tout en gardant en tête : que me dit le texte ? », explique Nicolas Trost. Comme la traduction, l’adaptation en format accessible n’est pas une mécanique objective et technique, mais plutôt une démarche sensible, nécessitant des réflexions humaines. Plus concrètement, selon Nicolas Trost, réfléchir à l’accessibilité permet d’élargir le spectre des collaborations autour d’un livre. Par le fait même, on peut discuter de thématiques importantes relatives aux lecteurs et aux lectrices, voire faire de l’inclusion une nouvelle valeur de la maison d’édition. La mise en page devient consciente ; les procédés de production, revus. L’idée est de suivre le mouvement, d’éventuellement considérer le EPUB 3 pendant le processus de création du livre, mais toujours dans l’optique de miser sur l’optimisation, dégager le potentiel des outils mis à la disposition de l’édition.

Accès pluriel

En plus des supports numériques et audio, la maison d’édition entreprend de produire en version Daisy des titres audio accessibles pour les personnes non voyantes. Globalement, Les 400 coups n’hésite pas à multiplier les supports numériques pour leurs publications et celles à venir, dans le but d’atteindre une accessibilité souple, qui est réellement à l’écoute des enjeux. Tous des choix portant un désir inhérent de rejoindre un plus grand public. « Je vois la notion d’accessibilité comme variable et non pas comme un support universel, immuable », précise Nicolas Trost. En adoptant une politique plus large, l’entreprise souhaite se doter de moyens internes, de faire des essais et erreurs, chemin le plus sûr pour apprendre et s’adapter à chaque clientèle rejointe. Il ne faudrait pas penser à un modèle à appliquer mécaniquement, mais plutôt, aux avenues possibles pour faire voyager un texte, aux manières d’être présents sur plusieurs supports, de repenser l’objet qu’est le livre, lui-même. C’est le cas avec Bookinou, une liseuse électronique avec laquelle il est possible de s’enregistrer soi-même, enfant ou parent, mentionne Nicolas Trost. « Le but est de faire des tests, des échanges, des projets ensemble », conclut-il. Finalement, le livre numérique pensé dans son accessibilité demande à retourner aux bases, aux considérations pratiques plus qu’esthétiques, à ces détails qui pourtant font toute la différence.

Lire ensemble

En somme, la maison d’édition Les 400 coups est un modèle intéressant puisqu’elle entre en force dans le marché numérique, prenant en compte d’ores et déjà les angles morts mais, surtout sautant à pieds joints dans des initiatives dynamiques, créatives et audacieuses. Au-delà de l’aspect de la commercialisation, ce souci humain du public tend à ouvrir les bras à différents types de lecteurs et de lectrices, différents types de lecture, différentes réalités aussi valides les unes que les autres. Entre innovation et réflexion, le chemin est encore à tracer pour les maisons d’édition québécoises, mais celles qui osent, qui rendent concret le changement de paradigme, proposent des formes d’adaptation inspirantes. Que ce soit par ses vidéos LSQ ou encore les EPUB 3, beaucoup de considération a été investie dans les propositions de la maison, ce qui témoigne d’une sensibilité pour l’inclusion de tous.

Ultimement, ce genre d’initiatives ne peut qu’en engendrer de nouvelles, l’accessibilité étant autant un but à atteindre qu’un point de départ. Puis, l’utilisation d’autres sens (l’ouïe, par exemple) pour « lire une œuvre » dévoile une faille dans la définition du verbe lire, qui renvoie essentiellement à l’acte de suivre des yeux des caractères. L’action est-elle intrinsèquement et sans équivoque liée au titre de lecteur ? Quelle place prend le mouvement des yeux dans l’intégration d’une histoire ou, au contraire, l’essence de la littérature est-elle plutôt de transmettre un récit ? En proposant un éventail de choix de livres accessibles, une maison d’édition comme Les 400 coups contribue à redéfinir la notion même du concept de « lecteur » en démocratisant le livre et invite de nouvelles personnes à la grande table du lectorat.