Marche à voix basse

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Alexis Argyroglo

Librairie Petite Égypte, Paris, France

J’ai trinqué avec Nelly le jeudi 21 juillet 2022 dans le parc Hochelaga où m’avait donné ­rendez-vous Félix, son collègue au Quartanier. Elle sortait de la piscine serviette sur les épaules, le temps était à l’orage, le verre, c’était du whisky Laphroaig ramené d’un duty-free par une amie de Félix, mes enfants se trempaient, extatiques, aux jeux d’eau pendant qu’on faisait, les adultes, honneur à l’amitié et au luxe d’un single malt providentiel. Vacances de juillet 2022 à Montréal chez Catherine, rue Préfontaine, dans Hochelaga qu’on a arpenté avec les enfants en détectives, en particulier rue Ontario dont on a exploré les commerces fragilisés par la pandémie : Tissus Hajaly, Papeterie de l’Est, La Pataterie, Librairie Z, etc. L’incendie du cinéma Laurier Palace, rue Sainte-Catherine (« Sur cet emplacement 78 enfants ont péri dans l’incendie du Laurier Palace le 9 janvier 1927 », dit une plaque), appelle le souvenir d’un autre désastre qui a donné ­naissance à l’art de la mémoire, une ­mnémotechnique décrite par Frances A. Yates (1966) : au cours d’un banquet donné par un noble de Thessalie, le poète Simonide chanta un poème en l’honneur de son hôte, incluant un passage à la gloire de Castor et Pollux. L’hôte mesquinement dit au poète qu’il ne lui paierait que la moitié de la somme convenue pour le panégyrique et qu’il devait demander la différence aux dieux jumeaux auxquels il avait dédié la moitié du poème. Un peu plus tard, on avertit Simonide qu’il était attendu à l’extérieur par deux jeunes gens.  « Pendant son absence le toit de la salle de banquet s’écroula, écrasant l’hôte et tous ses invités ; les cadavres étaient à ce point broyés que les parents venus pour les emporter et leur faire des funérailles étaient incapables de les identifier. Mais Simonide se rappelait les places qu’ils occupaient à table et il put ainsi indiquer aux parents quels étaient leurs morts. Castor et Pollux, les jeunes gens invisibles qui avaient appelé Simonide, avaient généreusement payé leur part du panégyrique en attirant Simonide hors du banquet juste avant l’effondrement du toit. Et cette aventure suggéra au poète les principes de l’art de la mémoire, dont on dit qu’il fut l’inventeur. Remarquant que c’était grâce au souvenir des places où les invités s’étaient installés qu’il avait pu identifier les corps, il comprit qu’une disposition ordonnée est essentielle à une bonne mémoire. » Une disposition ordonnée est aussi ce qui caractérise les poèmes de Marche à voix basse, le très beau livre de Nelly Desmarais, qui inscrit la mémoire d’un événement traumatique, vécu par l’autrice, dans la mémoire d’un quartier de Montréal hanté, Hochelaga, quartier habité aussi par la mémoire des liens qui ­émancipent : « De nombreuses filatures de coton se sont implantées dans Hochelaga aux XIXe et XXe siècles. Les femmes tisserandes œuvraient dans des conditions difficiles et ont contribué à l’amélioration des conditions de travail en initiant des mouvements de grève », dit une autre plaque. Et mes enfants d’attirer mon attention sur une très belle affiche Carnaval contre les évictions au marché Maisonneuve. Le livre de Nelly est traversé, tissé, ainsi, de matières vives qui disent la solidarité, la reconnaissance, la mémoire, le travail de justice, et la présence à ce qui vient.