Pourquoi lisons-nous ? Vaste question, certes, et qui ouvre, à sa seule évocation, à une multitude de possibles : pour nous laisser bercer par la beauté des mots et par le mouvement qu’ils instiguent en nous ? Pour retrouver ce plaisir lié à l’enfance de se laisser raconter une histoire ? Pour tromper le quotidien, ses lieux connus et s’éloigner, juste un peu, l’espace de quelques heures, d’une réalité que nous ne connaissons que trop bien ? Dans son essai Pourquoi lire ?, Charles Dantzig affirme pour sa part ceci : « On lit pour comprendre le monde, on lit pour se comprendre soi-même. Si on est un peu généreux, il arrive qu’on lise aussi pour comprendre l’auteur. Je crois que cela n’arrive qu’aux plus grands lecteurs, une fois qu’ils ont assouvi les deux premiers besoins, la compréhension du monde et la compréhension d’eux-mêmes. » Lire est aussi une façon formidable, accessible (et drôlement moins coûteuse !) de voyager, de se glisser dans la peau d’un personnage et de partir à l’aventure. Dans l’infini du temps, de l’espace, au coeur de ces contrées inaccessibles que nous avons toujours rêvé de découvrir. Voilà un plaisir qui, après cette période où les voyages étaient non aisés, voire interdits, rend la magie exploratrice des livres d’autant plus précieuse.
Mais nous ne lisons pas seulement pour nous évader, pour plonger dans la poésie d’une strophe inspirée ou nous laisser porter par un monologue théâtral passionné. Nous lisons également pour vaincre l’ignorance. Pour nous sensibiliser. Pour mieux comprendre les situations qui nous touchent, nos proches et nous-mêmes. Qui touchent notre province, notre pays. Et à l’image de la fiction qui nous fait parcourir le monde, lorsque nous souhaitons nous familiariser avec la situation politique d’un pays étranger ou aborder la pensée d’un philosophe, nous pouvons nous tourner vers de nombreux auteurs et autrices qui travaillent à rendre accessibles des ouvrages destinés à rassasier notre curiosité, notre soif de savoir.
Et pour ce faire, ils ne sont pas seuls.
L’effervescent univers du livre québécois est peuplé de gens inspirés qui ont tous une chose fondamentale en commun : ils sont d’abord et avant tout des lecteurs et des lectrices. Et même s’ils sont ceux que les mordus de la lecture côtoient le plus, les libraires et les bibliothécaires ne sont pas les seuls acteurs principaux de notre foisonnant monde du livre. En effet, c’est au travail inspiré des éditeurs que nous devons l’accès à toutes ces œuvres qui nous fascinent, nous renseignent et, parfois même, fort heureusement, nous confrontent.
Dans ce dossier, nous mettons l’accent sur le parcours des éditeurs québécois qui nous offrent non seulement des livres d’auteurs et d’autrices d’expressions francophone et anglophone issus du territoire canadien mais, surtout, des ouvrages que leur curiosité, leur passion et leur sens de l’aventure, se mesurant de plus en plus aux défis multiples et tumultueux de la traduction, contribuent à constituer ce que nous nommerons de véritables « catalogues monde ». Une plongée qui répond, en tout premier lieu, à une volonté inscrite au cœur de la grande majorité des personnes qui œuvrent dans le monde de l’édition : celle de mettre en valeur le caractère universel du livre et de la littérature.
La construction d’un catalogue dans un souci de portée universelle
Publier des livres est d’abord et avant tout un travail d’absolue passion. Peu importe le genre publié, c’est d’emblée cette passion du livre qui transporte, au-delà des difficultés rencontrées sur leur passage, tous les éditeurs québécois que l’on entend s’exprimer sur leur métier. Une passion qui, dès le début de leurs aventures dans les dédales de la traduction, refuse d’accepter la notion de frontières. Mieux : ces frontières, les œuvres à partager les abattent d’entrée de jeu. C’est d’ailleurs l’une des premières choses que dit David Murray, éditeur chez Écosociété, lorsque le sujet est abordé. Membre de l’équipe éditoriale de la maison depuis 2012, il est formel : la volonté d’offrir des ouvrages variés à travers la traduction d’œuvres étrangères est au cœur de la philosophie d’Écosociété depuis le début. Une volonté qui trouve un écho dans l’actuelle disponibilité des œuvres de Noam Chomsky en français partout où existe un lectorat francophone : « Avant, les seuls ouvrages de Noam Chomsky disponibles en français étaient ses livres traitant de linguistique. Maintenant, avec les traductions que nous avons rendues accessibles année après année, les ouvrages politiques de Chomsky que nous publions en français bénéficient d’un rayonnement à travers le monde dont le succès se reflète évidemment de façon plus concrète chez les pays francophones où ils sont distribués », affirme David Murray. « Cet exemple est d’ailleurs très représentatif de la mentalité d’Écosociété et de Serge Mongeau, fondateur de la maison, qui a toujours été motivé par le fait d’offrir au lectorat francophone des projets inédits. » Cela exprime à la perfection la philosophie éditoriale de l’éditeur ainsi que la singularité et la portée universelle des titres publiés par la maison, hier comme aujourd’hui.
Nous avons droit au même son de cloche lorsque nous parlons de traduction avec l’éditeur de Lux, Mark Fortier. Tout de suite, les noms d’Howard Zinn (et son Histoire populaire des États-Unis) et d’Eduardo Galeano franchissent ses lèvres : « Quand Lux est devenu Lux, il était clair qu’il fallait exprimer, à travers les livres publiés, cette réalité d’une histoire du Québec faisant partie, significativement, d’une histoire américaine ET mondiale. Le volet qui s’est ouvert avec cette part du catalogue dédié à l’histoire sociale des Amériques est extrêmement important. » Car si le succès des œuvres du philosophe Normand Baillargeon en France a été pour Lux la voie d’accès aux tables des libraires français (qui allaient, par leurs propres moyens, raconte Mark Fortier, chercher les livres de Baillargeon à la Librairie du Québec à Paris), l’éditeur a toujours eu un « parti pris pour les questions fondamentales avec lesquelles il est plus facile d’avoir une portée universelle ». D’où le regard toujours vif posé sur toutes les publications étrangères porteuses d’une valeur anthropologique chère à Lux.
La traduction en fiction : faire dialoguer les univers
Pour Simon Philippe Turcot, cofondateur et directeur général de la maison La Peuplade, c’est presque une équation : « Si on veut qu’on s’intéresse à nous, il faut, déjà, s’intéresser aux autres. » Un intérêt qui, dans les titres publiés par la jeune maison d’édition née à Chicoutimi, au Saguenay, se manifeste d’abord par une ligne directrice arpentant la richesse littéraire brute des espaces québécois et leur potentiel dans un territoire de fiction québécoise explorateur, intellectuel et intime. Elle se traduit ensuite par une puissante volonté de faire dialoguer cet espace imaginaire avec une littérature miroir dans laquelle les lecteurs et lectrices du Québec se reconnaissent de plus en plus et depuis maintenant plusieurs décennies : celle des pays scandinaves. La Peuplade publie ainsi en 2016, dix ans après sa naissance, une œuvre finlandaise dont elle offre la première traduction française : La faim blanche d’Aki Ollikainen, qui se retrouvera quelques semaines plus tard dans la liste préliminaire hors Québec du Prix des libraires du Québec 2017. Pas mal pour une première traduction d’un chef-d’œuvre de la littérature finlandaise !
De son côté, dans l’univers du roman graphique et de la bande dessinée québécoise, Frédéric Gauthier n’a, lui non plus, jamais été porté par autre chose que l’envie profonde de publier des œuvres uniques et distinctes. Dès les toutes premières années de La Pastèque, la maison édite ses traductions en français des oeuvres des Américains Jordan Crane et Brian Biggs ainsi que des titres en exclusivité de l’artiste autrichien Nicolas Mahler. Des ouvrages qui définissent, bien avant l’avènement de l’immense phénomène Michel Rabagliati (et son grand Paul), l’esthétique fantastique des œuvres publiées par La Pastèque depuis 1998, reconnaissable et inspiratrice entre toutes, dans les festivals internationaux comme Angoulême où ils se sont distingués dès leurs premières années.
Quand on aspire à faire dialoguer les univers, on souhaite aussi donner une voix, mettre en lumière la beauté cachée des écritures marginales. Un tel mandat est la définition même de l’existence des éditions Mémoire d’encrier et dont l’éditeur Marc Charron parle avec passion : « Depuis les fondements de la maison, il y avait, et il y a toujours, une forte volonté de mettre de l’avant les voix marginalisées. Caribéennes, oui, mais aussi les voix autochtones d’ici et d’ailleurs, partout au Canada. » Ainsi, après avoir publié de grandes voix francophones comme Makenzie Orcel et Louis-Philippe Dalembert au début des années 2000, ainsi que des œuvres qui font maintenant autorité tel Bâton à messages de la poétesse innue Joséphine Bacon, Mémoire d’encrier travaille depuis maintenant 20 ans à diffuser et à traduire des œuvres issues des Amériques, de l’Europe et de l’Afrique pour le lectorat d’abord québécois, puis francophone.
La passion et le risque
Quand on aborde le sujet de la traduction d’œuvres étrangères, un mot revient spontanément chez tous les éditeurs : difficultés. Car si la diffusion des livres édités au Québec est déjà un immense défi, se placer comme éditeur exclusif d’œuvres étrangères sur les mêmes territoires que les éditeurs francophones européens, ici et en Europe, est titanesque : « Dès le départ, nous voulions voir des livres québécois partout dans le monde, mais échanger avec des collègues étrangers nous a permis d’envisager d’ouvrir le catalogue à tous les livres, tous les bons textes qu’on pourrait avoir envie de défendre. Il est clair que si on avait suivi les lignes directrices, c’est-à-dire si on s’en était tenu à ce qui nous semblait juste possible de faire comme travail d’édition, on n’y serait pas arrivés. C’est difficile d’intégrer le marché, difficile d’intégrer le marché européen, déjà, avec des œuvres québécoises francophones. Ça implique beaucoup de rencontres de terrain pour convaincre le bon diffuseur… », explique Simon Philippe Turcot. Voilà un propos qui reflète la réalité de beaucoup de maisons québécoises maintenant diffusées de l’autre côté de l’Atlantique. Et quand on prend le temps de se pencher sur la question de la traduction, les difficultés augmentent considérablement…
Construire un catalogue-monde, être porteur d’œuvres auxquelles on croit comme éditeur est un défi qui n’implique pas seulement une passion et une expertise : c’est une ambition qui a un coût et qui comporte son lot considérable de risques. Elle exige également une connaissance des publics à qui l’on destine les livres auxquels on croit. « Évidemment que les seules considérations commerciales ne sont pas, et ne seront jamais, pour nous, liées à la nature et à l’objet de nos projets éditoriaux, affirme Mark Fortier du côté de chez Lux. On fait d’ailleurs le choix conscient de publier des livres sur un même sujet qui vont l’aborder et l’argumenter de façon différente (Alain Deneault pour Mœurs, Francis Dupuis-Déri pour Panique à l’université, donne-t-il comme exemple), mais même si les cultural studies fonctionnent mieux maintenant en France, on sait que certains titres américains qu’on voudrait traduire ne vont pas passer. Alors qu’à l’inverse, au fil des ans, on a des titres qui plaisent énormément au public français, une collection, même [« Dossiers noirs »], qui marche, évidemment, mieux là-bas qu’ici… Parce que les enjeux ne sont pas les mêmes… Et le postcolonialisme n’a pas, partout, la même résonance. »
Et quand on évoque le facteur risque, on ne s’arrête pas là
« La traduction d’auteurs non canadiens, eh bien, elle est plus risquée, car elle est non subventionnée », résume en une phrase Marc Charron de Mémoire d’encrier. Ainsi, après avoir relevé tous les défis liés au travail d’édition et à la diffusion d’œuvres québécoises francophones et canadiennes (car les traductions d’œuvres canadiennes anglophones bénéficient, de leur côté, de subventions), la passion traverse encore ce qui ressemblerait, presque, à une épreuve de foi. Ou de feu. Ce qui n’empêche pas Mémoire d’encrier de prévoir, en 2023, deux nouveaux titres pour sa toute jeune collection « Voc/zes », qui donne depuis peu accès, en français, à des primo-romanciers mexicains et brésiliens. La Peuplade, de son côté, peut se prévaloir d’avoir ajouté, en 2022, le fantastique Strega de Johanne Lykke Holm à sa sélection de plus en plus impressionnante de littérature scandinave. La Pastèque, quant à elle, continue d’offrir des traductions de romans graphiques américains géniaux comme celle de Box Brown sur le regretté Andy Kaufman (L’incroyable Andy Kaufman, 2021). Il en est de même pour les éditeurs passionnés de Lux et d’Écosociété qui, comme l’expriment les sages mots de David Murray, ne « s’empêchent pas de faire un bon livre » ! Et cela, malgré les imprévus et les exercices d’équilibrisme que le métier exige.
Ainsi, afin de rendre hommage à leur audace, nous vous proposons de découvrir, à votre tour, quelques titres récents issus des catalogues de nos maisons d’édition québécoises inspirées… et qui ont du flair !