Collections | Volume 8 | Numéro 1

Littérature

L’écriture comme exutoire

Traumas, déracinement(s) et recherche de soi dans les littératures québécoise et franco-canadienne contemporaines

Nicholas Giguère

Pendant (trop) longtemps, l’institution littéraire québécoise a privilégié les œuvres d’écrivains blancs, hétérosexuels et bourgeois, délaissant celles produites par les membres des communautés marginalisées. Une telle affirmation n’est heureusement plus aussi vraie aujourd’hui, tandis que les femmes ainsi que les personnes racisées et LGBTQ+, pour ne nommer que celles-ci, occupent de plus en plus les devants de la scène littéraire.

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Leurs livres, à mille lieues du conformisme moral et de l’orthodoxie sociale, abordent des questions cruciales comme la relation malsaine à son propre corps, les conséquences désastreuses de la haine de soi, les blessures non guéries de l’enfance, les ravages causés par l’homophobie et la transphobie. En un mot, ces romans, recueils de poèmes, pièces de théâtre et essais donnent à lire des paroles frondeuses et critiques qui creusent, fouillent, dénoncent et refusent de se taire.

Voici quelques titres récents qui s’inscrivent dans cette mouvance à la fois personnelle et politique de la littérature québécoise – mouvance qui n’est pas près de s’éteindre, si l’on en juge par la production actuelle. Ces livres ne vous laisseront pas indifférents ; au contraire, ils risquent d’ébranler vos certitudes, vos croyances, et de vous faire douter de tout – y compris de vous. C’est justement le propre des grandes œuvres.

Suggestions de livres

La grosse laide

Marie-Noëlle Hébert

Acclamé par la critique au moment de sa sortie, couronné par le Prix des libraires du Québec, la première bande dessinée de Marie-Noëlle Hébert, La grosse laide, traite d’un enjeu criant d’actualité : la grossophobie. Pour créer son œuvre graphique tout en noir et blanc, celle qui a étudié l’illustration publicitaire au Collège Salette a utilisé comme matériau de base sa vie, qui s’avère bouleversante à bien des égards. Dès l’enfance, Marie-Noëlle est la risée des autres élèves de son école en raison de son apparence physique, qui ne correspond pas à la norme. Loin d’arranger les choses, son père, croyant la taquiner, la traite de « grosse truie », ce qui, bien évidemment, blesse profondément la jeune fille. À l’adolescence, Marie-Noëlle se sent plus isolée et invisible que jamais. Aucun garçon ne veut d’elle. Pourtant, elle n’a qu’un désir : être remarquée, aimée. Les idées noires s’accumulent... par chance, la narratrice peut compter sur une amie hors pair qui l’aide à mieux s’accepter et à ne plus avoir honte d’elle-même. En fait, avec La grosse laide, Hébert a puisé dans son expérience personnelle pour livrer un message universel fort dans lequel tous et toutes peuvent se reconnaître.

Quai no 5, 2019, 104 p. 26,95 $

Temps libre

Mélanie Leclerc

Mélanie Leclerc n’est pas une nouvelle venue dans le milieu de la bande dessinée québécoise : son premier titre, Contacts (2019), a remporté le Grand Prix de la Ville de Québec en 2020. Dans Temps libre, son deuxième album lancé chez Mécanique générale, l’artiste met en scène Mélanie, une « mère/ bibliothécaire / cinéaste » qui souhaiter réaliser un documentaire expérimental sur la carrière de sa tante Louise. Cette dernière a consacré sa vie à sa passion pour le théâtre ; elle est toutefois atteinte de la maladie d’Alzheimer et n’est plus guère active maintenant. Accaparée par son travail et le quotidien, tiraillée entre ses différentes obligations, Mélanie ne parvient malheureusement pas à terminer son film, s’exposant ainsi aux critiques et aux jugements des membres de son entourage. Réflexion sur la filiation et la mémoire, Temps libre nous force également à relativiser nos échecs personnels et professionnels : ce ne sont pas des taches dans nos parcours dont nous devons avoir honte, mais plutôt des tremplins pour d’autres projets exceptionnels qui nous font renaître, tels des phénix.

Mécanique générale, 2020, 176 p. 27,95 $

Te dire où

Sara Dignard

La peur et le mal de vivre peuvent-ils être transmis de mère en fille? L’anxiété serait-elle intergénérationnelle? Voilà autant de questions que pose Sara Dignard dans Te dire où, son dernier recueil. Après Le cours normal des choses, également publié aux Éditions du passage en 2015 et pour lequel elle a remporté le prix Jovette-Bernier, l’écrivaine tente de se réconcilier avec ses origines, avec les figures maternelles qui l’ont marquée. Ce faisant, elle interroge son rapport à l’hérédité et à l’héritage de la souffrance : « je traîne une fatigue lourde  de toutes les culpabilités  lui invente des défaites acceptables  couvre sa plainte  qu’on ne retrace pas  ses origines. » Sombre, parfois métaphysique, l’écriture de Dignard se montre aussi lumineuse par moments. En fait, Te dire où est l’œuvre d’une femme en marche qui cherche à retrouver le bonheur perdu, mais encore accessible : « j’aimerais tant retrouver  la ruelle des chants premiers  étirer ma chance  jusqu’aux dos d’âne  les roches  une fois entre elles  dans un frêle mouvement de joie  des étincelles. »

Les éditions du passage, 2019, 84 p. 19,95 $

Les entailles

Marie-Élaine Guay

Les problèmes de santé mentale – crises de colère incontrôlables, accès de violence soudains, dépressions chroniques et pensées suicidaires – sont au cœur du récit autobiographique Les entailles, de Marie-Élaine Guay. À la suite du décès de son père, la narratrice, véritable double de l’écrivaine, se livre à un travail introspectif et mémoriel, qui l’amène à réévaluer son enfance. Multipliant les retours en arrière, elle montre sans l’ombre d’un doute qu’elle a grandi dans un milieu dysfonctionnel où les preuves d’amour étaient plutôt rares et les sources de conflits, nombreuses. À la lecture de la prose précise, voire clinicienne, de l’autrice, qui s’est d’abord fait connaître en 2018 avec son recueil de poèmes Castagnettes, publié chez Del Busso éditeur, on sent très bien le fossé qui s’est creusé, au fil des ans, entre ses parents et elle. Par ailleurs, la structure de l’œuvre est tout simplement imparable : les courts segments narratifs sont entrecoupés d’extraits de rapports médicaux rédigés par des spécialistes qui ont rencontré Marie-Hélène alors qu’elle était enfant. De ces fragments émane une vérité cathartique, celle de Guay. Et c’est tout ce qui compte.

Les Poètes de brousse, 2020, 124 p. 22 $

Les trouées

Chantal Nadeau

Récit poétique tout en tensions, Les trouées, de Chantal Nadeau, est entièrement teinté, traversé, par un événement spécifique : le féminicide survenu le 6 décembre 1989 à l’École Polytechnique de Montréal. En réalité, l’autrice, professeure titulaire à l’Université de l’Illinois et spécialiste des questions légales relatives aux minorités sexuelles, détaille les conséquences passées et actuelles de cette tragédie, qui a à jamais chamboulé son existence : « Poly m’a brisé la tête. / D’abord une fissure, et puis une faille. / Et enfin le gouffre. / Celui de ma colère. / Une colère sans répit, à l’affût, / mûre pour péter. / La rage dans les veines. / La rage au cœur. / La rage sur les lèvres. / La rage brûle. / Tout. / Autour. / En dedans. / Ma colère se terre. / Sans garde à vue. / Brute. Raw. / Contre lui. / M. L. / Et ses complices collatéraux. » Tout événement, aussi anodin soit-il (un anniversaire, par exemple), est l’occasion pour Nadeau de disséquer ses émotions. Ainsi, lorsqu’elle visionne le film Polytechnique, de Denis Villeneuve, elle croit que « [l]a fiction usurpe le réel » : « Glauque est l’écran. / Troué est mon regard. / Je regarde. / Mais je ne vois rien. / Un film evil eye. » Livre à l’écriture emportée et enfiévrée, Les trouées nous rappelle que la colère demeure l’ultime façon de résister si nous voulons rester vivants.

Hamac, 2020, 120 p. 15,95 $

Marie-Lumière

Lucie Pagé

À la fois journaliste, recherchiste, réalisatrice et documentariste, notamment pour Radio-Canada, Lucie Pagé, qui partage son temps entre l’Afrique du Sud et le Québec depuis plus de trente ans, est aussi une romancière chevronnée. Dans son dernier ouvrage, Marie-Lumière, elle nous introduit dans l’univers de Marie-Jeanne Richard, une femme traumatisée par une expérience horrifique qui remonte à son adolescence et lui pourrit l’existence. Après avoir tout essayé (thérapies coûteuses, cocktails d’antidépresseurs, etc.), la protagoniste se retrouve littéralement à la croisée des chemins. C’est alors que des proches lui suggèrent de se tourner vers la médecine ancestrale pour soigner ses plaies. Elle participe entre autres, sur le territoire mohawk de Kanesatake, à une cérémonie chamanique au cours de laquelle elle renoue avec ses origines autochtones, ce qui lui permet enfin d’aller de l’avant et de cicatriser les blessures du passé. Optimiste, voire lumineux, Marie-Lumière établit des parallèles intéressants entre les cultures occidentale et autochtone.

Libre Expression, 2021, 288 p. 27,95 $

Là où je me terre

Caroline Dawson

Les Éditions du remue-ménage accueil-lent une nouvelle écrivaine en la personne de Caroline Dawson. Son récit autofictionnel, Là où je me terre, est l’histoire d’un déracinement. En 1986, Caroline, alors âgée de sept ans, ainsi que les membres de sa famille quittent le Chili pour s’établir à Montréal, où ils connaissent, pendant un certain temps, le sort malheureusement réservé aux immigrants : la précarité. Pour arriver à joindre les deux bouts, les parents doivent faire des ménages dans les quartiers huppés de la métropole. Caroline trouve rapidement refuge dans la littérature et la musique québécoise. Elle adhère complètement à la culture locale afin d’amoindrir ses différences et de ne plus être perçue comme autre. Mais est-il souhaitable d’oublier, voire de renier ce que l’on est, au risque de justement perdre une part de soi ? Là où je me terre illustre à merveille les effets pernicieux de l’exil tout en brossant les portraits touchants de protagonistes qui désirent plus que tout vivre.

Éditions du remue-ménage, 2020, 208 p. 22,95 $

Pleurer au fond des mascottes

Simon Boulerice

Écrivain prolifique s’il en est, au point où il est devenu difficile de tout lire de lui tant sa production est foisonnante, Simon Boulerice a récemment publié Pleurer au fond des mascottes dans la collection « III » des Éditions Québec Amérique. À l’instar des autres titres de cette série éditoriale, qui accueille des recueils de récits partiellement autobiographiques, le dernier opus de Boulerice réunit trois textes autofictionnels. Dans le premier, « Pleurer », le jeune narrateur, un alter ego de l’auteur, raconte comment le théâtre s’est immiscé dans sa vie ; dans « Au fond », on suit le protagoniste, qui étudie alors en lettres et désire devenir comédien ; enfin, dans « Des mascottes », le narrateur revient sur sa formation et ses premiers pas dans le milieu théâtral. Présentés sous la forme de fragments discontinus défiant toute forme de chronologie, les récits de Pleurer au fond des mascottes nous plongent au plus profond de la psyché de l’auteur de L’enfant mascara et de sa quête d’identité (professionnelle et sexuelle). Qui plus est, ils laissent présager que sous le personnage public en apparence frivole se cache un artiste touche-à-tout à la Jean Cocteau, un être doté d’une grande sensibilité.

Québec Amérique, 2020, 192 p. 19,95 $

Des dick pics sous les étoiles

Pierre-André Doucet

Après son très remarqué florilège de récits Sorta comme si on était déjà là (2012), paru chez Prise de parole, Pierre-André Doucet récidive huit ans plus tard avec un roman touffu au titre à la fois trash et poétique, Des dick pics sous les étoiles. L’intrigue est relativement simple : après avoir terminé ses études universitaires à Montréal, Marc retourne vivre dans son Moncton natal, laissant derrière lui Marc-Antoine, son amoureux, avec qui il entame une difficile relation à distance. Dans son patelin, Marc déniche un emploi dans un centre d’appels. Cumulant les dettes et les obligations familiales, il trouve une échappatoire à sa vie d’un ennui abyssal en s’inscrivant à des sites de rencontres. Fort bien ficelé, le roman alterne les segments narratifs avec les conversations des personnages sur des applications telles que Grindr. Ces échanges truculents sont truffés d’expressions qui permettront aux lecteurs de découvrir tout un pan de la culture gaie. Avec son deuxième livre, Doucet frappe fort : il pose un regard sans pitié sur les relations entre hommes à l’ère des réseaux sociaux.

Prise de parole, 2020, 375 p 26,95 $

Comprendre la douance

Kim Nunès et Julie Rivard

Pour en finir avec le mythe du génie à qui tout réussit, les enseignantes Kim Nunès et Julie Rivard ont élaboré Comprendre la douance, un ouvrage très apprécié d’Ariane Hébert, psychologue spécialiste en douance, qui travaille activement dans l’évaluation de la santé mentale. « La douance n’est pas juste un potentiel intellectuel plus élevé, c’est aussi une façon différente de réfléchir, d’interagir avec les gens et de comprendre le monde, explique Mme Hébert. Le livre explique bien le concept. Il donne de bons exemples concrets sur ce qui peut se passer au quotidien avec une personne qu’on dit douée, sur-efficiente intellectuellement ou avec un haut potentiel. » Fait à noter, les ouvrages sur le sujet sont généralement écrits par des spécialistes français, et pas toujours avec une approche prônant la vulgarisation. « Même moi qui connaîs bien le sujet et qui suis équipée en vocabulaire, j’ai souvent du mal à suivre la plupart de ces livres. À l’inverse, Comprendre la douance, écrit par deux Québécoises, est un livre accessible et super intéressant. » Bien que la douance ne concerne pas plus que 2 % de la population, si le système et les parents « échappent » les personnes concernées, les conséquences peuvent être dramatiques. « Les écoles me réfèrent des enfants pour évaluer un déficit de l’attention ou de l’anxiété. Parfois, quand on creuse, c’est la douance qu’on découvre. L’élève n’est pas distrait ou incapable de se concentrer : il a compris les explications dès la première phrase. »

« La douance n’est pas juste un potentiel intellectuel plus élevé, c’est aussi une façon différente de réfléchir, d’interagir avec les gens et de comprendre le monde. »

– Ariane Hébert

Les Éditions de l’Homme, 2019, 256 p 27,95 $

Fif et sauvage

Shayne Michael

Premier recueil du poète Shayne Michael, originaire de la Première Nation malécite du Madawaska, au Nouveau-Brunswick, Fif et sauvage annonce, par son titre, un programme et un contenu pour le moins politisés : la réappropriation des termes et des stéréotypes négatifs utilisés pour rabaisser les gais et les Autochtones. Face aux Blancs, qui le considèrent au plus comme un « crisse de gros fif sauvage », à leur racisme éhonté, à leurs violences multiformes et à leur mépris, l’écrivain oppose des vers ciselés et lapidaires qui s’inscrivent dans une démarche radicale d’affirmation identitaire et de revendication : « C’est risqué d’être / Autochtone / Homosexuel / Soi / Imprévisible // Le Monde n’est pas assez grand / Pour t’aimer sans te faire mal // C’est risqué d’être // Je prends trop de place et je m’en fous / Je suis fif et sauvage. » Résolument moderne et queer, l’écriture de Michael nous incite à penser le réel en dehors de toute forme de catégorisation : « Ne lis pas seulement mon titre / Ne te fie pas à l’image // Lis l’article au complet. »

Éditions Perce-Neige, 2020, 72 p. 20 $