Littérature
La quête ou la mise à distance des origines
dans les littératures québécoise et franco-canadienne contemporaines
Nicolas Giguère
L’on peut envisager l’écriture, en tant qu’activité artistique et intellectuelle, de bien des façons : un mode de communication, une tribune grâce à laquelle il est possible de s’exprimer, etc. Pour ma part – et il ne s’agit ici que de mon opinion très personnelle sur le sujet –, j’estime qu’écrire est le meilleur moyen de se définir et, par la même occasion, de (re)définir son rapport au monde.
En effet, prendre la plume, c’est, en tant qu’individu, chercher à comprendre qui l’on est vraiment, à connaître ses origines, ses plus grandes forces, ses aspirations les plus profondes et ses failles; c’est aussi se situer par rapport à une collectivité (par exemple la famille) à laquelle on appartient ou dont on se distancie (pour des raisons personnelles, idéologiques, etc.); c’est même s’inscrire dans une communauté.
L’affirmation est d’autant plus vraie pour les communautés plus ou moins marginalisées dans l’espace public : pensons aux femmes, aux Noirs, aux personnes LGBTQ+, etc. Pour les membres de ces communautés, la littérature reste une arme de prédilection qui leur permet de faire part de leurs revendications, de se définir dans une société largement blanche, masculine et hétérosexuelle et, ultimement, de renouer avec leurs origines parfois oblitérées.
Dans cet article, je vous suggère quelques titres qui ont été récemment lancés par des maisons d’édition québécoises et franco-canadiennes et qui abordent des questions liées aux origines, qu’elles soient familiales, sociales, géographiques, ethniques, etc. Tantôt intimes, tantôt engagées, ces œuvres reflètent les multiples tendances de la littérature actuelle.
Suggestions de livres
L’absente de tous bouquets
Catherine Mavrikakis
Professeure au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, Catherine Mavrikakis s’est imposée, au cours des dernières années, comme l’une des grandes voix de la littérature québécoise, avec des titres tels que Le ciel de Bay City (2008), Les derniers jours de Smokey Nelson (2011), Oscar de Profundis (2016) et L’annexe (2019), parus aux Éditions Héliotrope. Avec L’absente de tous bouquets, l’auteure frappe à nouveau très fort avec un récit tout en nuances et en subtilités sur sa mère récemment décédée. Le livre est remarquable pour plusieurs raisons, la première étant certainement sa structure formelle : la narration au « je », très personnelle, alterne avec des segments au « tu », adressés directement à la mère en allée. Vibrant hommage qui ne verse ni dans le règlement de comptes vitriolique ni dans le panégyrique, L’absente de tous bouquets, avec ses allers-retours incessants entre passé et présent, apporte des réponses plus que lumineuses à cette question cruciale : « Comment savoir quelque chose de sa mère ? »
Héliotrope, 2020, 184 p. 22,95 $Une mère, suivi de Trente tableaux
Paule Baillargeon
La relation – souvent tendue, voire problématique – à la mère est également au cœur d’Une mère, suivi de Trente tableaux, le plus récent opus de l’actrice et cinéaste Paule Baillargeon. Privilégiant le fragment à la narration proprement dite, l’écrivaine donne à lire un récit intime, un « journal du doute » (comme l’indique la quatrième de couverture) défiant toute chronologie. Procédant par touches successives – pour ne pas dire impressionnistes –, Baillargeon présente avec brio celle qui ne l’a jamais aimée, mais qu’elle n’est jamais arrivée à détester : souvenirs marquants, réminiscences, conflits larvés et peines inavouées (« Ce jour-là, ce fameux dimanche, ma mère m’a avoué simplement qu’elle préférait son fils ») dressent le portrait d’une mère hautement paradoxale et, par conséquent, humaine. L’écriture précise et clinicienne de l’auteure de Sous le lit (Les Herbes rouges, 2016) se déploie également dans Trente tableaux, scénario du film du même titre dans lequel il est aussi question, entre autres, de la filiation maternelle.
Les Herbes rouges, 2020, 120 p. 19,95 $Et là, mon père, suivi de Et là, ma mère
Hugues Corriveau
« Il est difficile ce coup de bleu dans la chambre dernière. / Quand mon père tombe, là, mon cœur tremble. / Les os se cassent. / Dis-moi ce qu’il y a derrière tes prunelles. / La longueur de toute une vie. Toi, brisé depuis l’enfance ».C’est sur ces magnifiques vers que s’ouvre Et là, mon père, suivi de Et là, ma mère, le dernier recueil de poèmes d’Hugues Corriveau. Tour à tour romancier, nouvelliste, essayiste et critique de poésie au Devoir, l’auteur offre, avec ce dernier titre, un diptyque parfaitement symétrique (les deux sections du livre contiennent sept poèmes chacune) sur l’inéluctabilité de la mort. Dans des textes émouvants et incarnés, le poète passe en revue les vies de ses parents et en dresse le bilan dans des élégies aux images surprenantes et à la syntaxe habile : les vers au souffle long, flirtant parfois volontiers avec la poésie en prose, succèdent allègrement aux vers courts et syncopés. En somme, les quatorze longs poèmes narratifs de l’œuvre jettent les bases d’une grammaire des derniers moments de l’existence et du deuil.
Les Éditions du passage, 2020, 100 p. 21,95 $Génération sandwich
Hélène Koscielniak
Dans son œuvre, Hélène Koscielniak, écrivaine originaire du nord de l’Ontario, analyse plusieurs problèmes sociaux, dont les conditions de vie des personnes âgées de quarante à soixante ans, écartelées entre les besoins de leurs parents vieillissants ainsi que les aspirations et les rêves de leur progéniture. C’est à cette génération sacrifiée que s’intéresse l’auteure dans Génération sandwich, son tout dernier livre paru aux très dynamiques Éditions L’Interligne. Le roman met en scène Lianne Ménard, une réceptionniste à bout de souffle, d’énergie et de ressources. Elle ne sait plus où donner de la tête entre les exigences de son mari, les problèmes relationnels de ses enfants, la quête identitaire de sa petite-fille – qui veut devenir un garçon – et l’état de santé préoccupant de son père, qui souffre d’Alzheimer. D’un réalisme décapant, Génération sandwich se penche sur des questions criantes d’actualité, comme les liens intergénérationnels et la déresponsabilisation de la société en général envers les aînés, et montre la famille moderne sous toutes ses coutures.
L’Interligne, 2020, 288 p. 28,95 $Burgundy
Mélanie Michaud
Premier roman percutant de Mélanie Michaud, Burgundy, dont le ton oscille constamment entre le comique et le tragique, raconte la jeunesse d’une narratrice qui jette un regard sans concession sur la Petite-Bourgogne des années 1980 – quartier plutôt pauvre à l’époque –, sur la vie en banlieue à Sainte-Catherine ainsi que sur le monde en général. Œuvre autofictionnelle déjouant les codes du genre, Burgundy est aussi un texte de rupture : la narratrice tente par tous les moyens d’échapper à l’influence de son milieu d’origine, qu’elle décrit comme misogyne et violent (il suffit de lire les quelques pages consacrées à la figure du père pour s’en convaincre), inculte et pauvre, mais elle ne peut pas se délester totalement du poids de son héritage familial et social. Porté par une écriture crue, oralisante et rafraîchissante qui se situe à la jonction des grandes voix poétiques publiées aux Éditions de L’Écrou et du joual de Michel Tremblay, le livre de Michaud rappelle le travail d’Annie Ernaux, en ce sens où les deux écrivaines utilisent le pouvoir évocateur des mots pour retracer leurs origines personnelles et sociales et les mettre à distance.
La Mèche, 2020, 198 p. 22,95 $Infantia
Alex Thibodeau
S’il y a une auteure contemporaine au Québec qui cherche à en découdre avec les traumatises de l’enfance, c’est bel et bien Alex Thibodeau. Originaire de Québec, l’écrivaine livre, avec Infantia, un premier recueil de poèmes profondément troublant et axé sur les effets pervers et dévastateurs d’une amitié particulière. Puisant abondamment dans l’imaginaire des contes de fées tout en le subvertissant, Thibodeau propose des textes ciselés qui traduisent à la fois l’exaltation des passions ainsi que la pudeur et la honte, les jeux érotiques et les abus sexuels entre enfants, la pureté d’une relation amoureuse et la violence des attouchements non désirés : « des mamelons d’enfants / mouillés dans une chambre / de géants / / lance-moi tes bonbons amers / retire ta culotte arrache / ta pudeur / / écorche-moi jusqu’au bout / redessine-moi / exactement comme tu veux ». Il faut reconnaître à la poète un talent indéniable pour les chutes de ses textes, qui ont des allures de sentences proverbiales sur lesquelles on peut méditer longtemps : « agresser en retour / / ce doit être cela / l’enfance ».
Le lézard amoureux, 2020, 80 p. 15,95 $Sortie 182 pour Trois-Rivières. Récits de disparitions, catastrophes et mille merveilles
Michel Lord
Reconnu principalement pour ses études universitaires sur la nouvelle québécoise et le fantastique de même que pour ses nombreux comptes rendus critiques publiés dans la revue Lettres québécoises, Michel Lord vient tout juste de faire paraître Sortie 182 pour Trois-Rivières. Récits de disparitions, catastrophes et mille merveilles, ouvrage autobiographique dans lequel le professeur émérite de l’Université de Toronto se livre comme jamais il ne l’a fait auparavant. L’entrée à l’école Chapais, située au Cap-de-la-Madeleine, les vacances estivales à la campagne chez les grands-parents, les expériences avec les drogues hallucinogènes, la vie en commune, les premiers émois homosexuels, les mille et un métiers pour survivre (dont ceux de masseur et de travailleur de la construction), les années d’étude à l’Université Laval, la soutenance de thèse, la carrière à l’Université de Toronto : tout est décrit avec moult détails. Lord examine aussi les trajectoires de certains membres de sa famille (sans que le texte prenne les allures d’un document généalogique) et revient sur les amitiés qui se sont nouées et dénouées au fil des ans, notamment dans les sphères littéraire et universitaire. Vivant, impressionniste, délaissant la chronologie traditionnelle, Sortie 182 pour Trois-Rivières se distingue également par son style classique, sûr et maîtrisé.
La Grenouillère, 2020, 200 p. 28,95 $Okinum
Émilie Monnet
Créée à Montréal le 2 octobre 2018, à la salle Jean-Claude-Germain du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, Okinum, d’Émilie Monnet, convoque plusieurs médiums tels quel le chant, la performance, la recherche sonore, les technologies d’éclairage et la vidéo. La pièce est traversée par trois grands fils rouges : d’abord, l’apprentissage d’une langue et d’une culture, l’anishnaabemowin ; ensuite, la critique de la répression exercée par les Blancs à l’égard des nations autochtones (« Être déconnectée et se taire / se taire et réprimer sa colère / se taire et se cacher derrière ») ; enfin, le drame beaucoup plus personnel que vit la protagoniste, qui souffre d’un cancer de la gorge. Morcelée, l’œuvre de Monnet est constituée de segments qui n’en sont pas moins unifiés par des scènes plus oniriques, où le personnage invoque la faune et la flore dans sa quête personnelle. Écrite en anishnaabemowin, en français et en anglais, Okinum, dont le titre signifie « barrage », est une réflexion profonde et incarnée sur les barrages tant intérieurs qu’extérieurs qu’il faut parfois faire éclater pour enfin s’inscrire dans la lignée de ses ancêtres et arriver à se retrouver. L’ouvrage se clôt sur une préface signée par Marie-Hélène Constant.
Les Herbes rouges, 2020, 88 p. 18,95 $Louis : Poèmes hérétiques
Gregory Scofield
Dans Louis : Poèmes hérétiques, Gregory Scofield, écrivain métis de descendance crie, irlandaise, anglaise, française et juive, s’approprie la figure du Métis Louis Riel, qui a été pendu, rappelons-le, pour ses idées politiques jugées séditieuses à son époque. Scofield, qui enseigne la littérature des Premières Nations et des Métis à l’Université de Victoria, jette un nouvel éclairage sur le politicien : en effet, l’ouvrage, traduit vers le français par Daniel Aubin et divisé en quatre sections, à savoir « Le Garçon », « Le Président », « Le Porte-parole » et « L’Homme d’État », montre un côté plus humain et même touchant du leader politique. Résolument hybride (et ce n’est pas sa seule qualité, loin de là), le recueil entremêle différents types de textes et de discours : extraits de journaux intimes et de poèmes de Riel, indications biographiques, prières, déclarations historiques, entrevues, discours de propagande. En résulte une poésie hétérogène et magnifique mélangeant avec bonheur les genres, les tons, les registres ; une écriture de l’Autre où l’ordinaire, le trivial et le très intime côtoient l’extraordinaire et le révolutionnaire : « va chier ! / / Je ne me consacre ni à un chef-d’œuvre / de la rhétorique, ni à un sermon de la permission, / ni à une remontrance enjolivée. / / Ce que je déclame ici, devant vous, / est un sermon de délivrance, un feu convaincant / qu’on se doit d’enflammer ».
Prise de parole, 2020, 96 p. 17,95 $La femme cent couleurs
Lorrie Jean-Louis
Cent couleurs ? Ou sans couleur ? Le titre du premier recueil de poèmes de Lorrie Jean-Louis, La femme cent couleurs, prend littéralement le contrepied de l’expression « gens de couleur », jugée trop limitée et étriquée pour désigner les communautés ethniques et la multiplicité d’expériences tant positives que négatives qu’elles vivent. Pour l’auteure, ce titre frondeur constitue une façon détournée et beaucoup plus productive d’aborder des enjeux liés à la diversité et à l’ethnicité. Dans une poésie désarmante par sa simplicité, mais jamais simpliste ou mièvre, Jean-Louis invoque toute une lignée de femmes immémorielles qui ont traversé les époques et les continents. Ce faisant, elle prend la parole de toutes celles qui, au cours de l’histoire de l’humanité, ont été ostracisées en raison de la couleur de leur peau, de leur sexe et de leur genre : « J’ai le cœur boréal / en océan indien / un souffle d’aigle / un pas d’outarde / je chante en créole / bifurque en espagnol / j’ai un chaos d’étoiles / dysharmonie des lèvres ». Critique de la blanchité du monde occidental moderne – le livre renferme d’ailleurs une réplique au célèbre Speak White, de Michèle Lalonde –, La femme cent couleurs s’impose comme une grande œuvre féministe et incite à dépasser la couleur de la peau (et toute forme de marquage identitaire réducteur) pour comprendre l’Autre et le saisir dans son entièreté.
Mémoire d’encrier, 2020, 104 p. 17 $