D’ailleurs, ce genre est abondamment lu, et ce, parfois à l’insu des lecteurs ! Par exemple, ces dernières années, deux des Prix du Gouverneur général ont été décernés à des œuvres de science-fiction : Le poids de la neige, de Christian Guay-Poliquin (2017), et De synthèse, de Karoline Georges (2018). Par contre, on choisit quelquefois d’employer les termes « anticipation », « dystopie » plutôt que celui de science-fiction. Question d’étiquette, en somme… Il importe de retenir que l’imaginaire est de plus en plus mis en valeur, tant du côté des éditeurs (spécialisés et généralistes) que celui des magazines, des librairies, des prix et des festivals, au Québec comme à l’international. Collections vous offre un panorama non exhaustif d’un genre tentaculaire.
Des éditeurs spécialisés passionnés
L’histoire des littératures de l’imaginaire au Québec serait fort différente sans les Éditions Alire fondées par Jean Pettigrew. Avant leur fondation, en 1996, il n’existait pas de maisons d’édition de genre. Bon nombre d’écrivains, dont Joël Champetier, Yves Meynard et Daniel Sernine, publiaient alors de l’imaginaire destiné à la jeunesse dans la collection « Jeunesse-Pop » de Médiaspaul. Mais plusieurs souhaitaient aussi proposer des œuvres à un lectorat adulte.
Jean Pettigrew a donné cette occasion à des créateurs d’ici, concourant à « cristalliser » l’imaginaire québécois, étant donné que les possibilités éditoriales étaient restreintes au milieu des années 1990. Depuis 1996, Alire a fait paraître une pléthore d’ouvrages incontournables, dont La mémoire du lac, de Joël Champetier, Chrysanthe, d’Yves Meynard, Les chroniques infernales, d’Esther Rochon, Chroniques du pays des mères, d’Élisabeth Vonarburg… et la quasi-totalité du catalogue du célébrissime Patrick Senécal.
Selon Jean Pettigrew, « les littératures de l’imaginaire offrent toutes les possibilités de création et ne se limitent pas à notre ‘‘simple’’ réalité. C’est le seul champ littéraire qui permet de se servir pleinement de ce qui fait la spécificité de l’humain, à savoir l’imagination. »
Et quel regard ce pionnier jette-t-il sur l’imaginaire de 2020, presque 25 ans après la fondation d’Alire ? Un constat somme toute enthousiaste, quoique teinté de prudence : « Les littératures de l’imaginaire ont enfin pris leur place dans l’écosystème littéraire québécois et, pour l’instant, elles se portent plutôt bien. Cela dit, si on ne leur offre pas l’attention qu’elles méritent ni l’espace nécessaire pour croître, elles risquent de disparaître à moyen terme, écrasées par les rouleaux compresseurs des autres cultures qui s’occupent des leurs nettement mieux qu’ici. »
Nées cinq ans après Alire, Les Six Brumes sont un éditeur important en littératures de l’imaginaire. La maison a été créée par trois passionnés de l’imaginaire : Marki St-Germain, Guillaume Houle et Jonathan Reynolds. Comme l’explique ce dernier : « À l’époque, en 2001, il n’y avait qu’Alire qui publiait ces genres. Nous trouvions que le milieu avait besoin d’un autre joueur. »
Guillaume Houle et Jonathan Reynolds, toujours en poste et engagés dans le milieu des littératures de l’imaginaire, continuent d’éditer, année après année, plusieurs titres particulièrement réussis. Leur production recèle plusieurs indispensables, à l’instar de Nés comme ça, de Dave Côté, qui a remporté l’an dernier le prix Jacques-Brossard. Les Six Brumes publient en outre de manière ponctuelle des ouvrages collectifs et des recueils de nouvelles (ce qu’Alire fait plus rarement) en allouant une place notable à la relève, des plus active à l’aube de cette seconde décennie.
Les Six Brumes privilégient les projets surprenants, voire insolites, par exemple le livre dont vous êtes le héros 6, Chalet des brumes, piloté par Luc Dagenais. D’autres collections sont dignes de mention, dont « Brumes de légende », qui réédite des versions définitives d’œuvres essentielles, désormais introuvables. Cette initiative regroupe entre autres des publications phares de Frédérick Durand (La nuit soupire quand elle s’arrête, Au rendez-vous des courtisans glacés), Daniel Sernine (Petits démons, Ce qui reste de démons) et, à souligner ce printemps, Le chasseur et autres noirceurs, de Geneviève Blouin.
Le coéditeur Jonathan Reynolds est ravi de l’essor de l’imaginaire dans la province. « Il y a maintenant plusieurs maisons d’édition qui en publient, il y a des prix, des libraires spécialisés, des événements pour le célébrer, et des lecteurs qui en demandent. »
Le travail collectif est également au cœur des éditions Luzerne Rousse, lancées récemment, en 2016, par le duo Stéphanie Bourgoin-Gaudet et Sophie Vaillancourt. La maison d’édition souhaite publier des romans pour jeunes adultes (Young Adult, aussi appelé YA). La fondation de Luzerne Rousse découle d’un constat qu’exprime Sophie Vaillancourt en ces mots : « En tant que lectrices passionnées de Young Adult (YA), nous ressentions le manque de publications québécoises de ce genre. C’est au retour d’un voyage aux États-Unis – où nous avons participé à un festival YA – que nous avons élaboré cette idée de maison d’édition. »
Les deux instigatrices œuvrent depuis à faire connaître et rayonner ce type de littérature moins éditée au Québec. Maintenant constituée d’une équipe de trois personnes (Marie-Chantale Angers s’est jointe aux rangs), Luzerne Rousse a fait paraître à ce jour quatorze titres, dont Azura. La légende des Pierres, de Marie-Frédérique Poirier, et Incandescence, de Janney Deveault. Le trio de passionnées a pour objectif de continuer à promouvoir l’imaginaire, notamment pour le public YA.
Notons également que d’autres maisons spécialisées – qui ne sont pas abordées ici pour des raisons d’espace –, comme AdA, contribuent abondamment à la production imaginaire.
Au tour des généralistes
L’imaginaire suscitant l’intérêt grandissant des lecteurs, maints éditeurs généralistes publient des œuvres du genre : La Peuplade, Tête première, VLB, XYZ… Deux maisons d’édition généralistes, Triptyque et Le Quartanier, sont allées plus loin : elles ont créé de nouvelles collections en littératures de l’imaginaire. Triptyque a ainsi fondé « Satellite », dont la mission est la suivante : « “Satellite” dynamite les atlas et érige des idoles sur leurs ruines. À la fois laboratoire de poétique et lieu de passage pour l’imaginaire, “Satellite” accueille des histoires transfuges, des livres étranges et des œuvres de science-fiction . »
« …nous assistons actuellement à une effervescence, à un ‘‘nouvel âge d’or de l’imaginaire québécois. Une période marquante, portée par un décloisonnement des genres, par une ouverture du grand public et par la multiplication des maisons et des collections spécialisées’’. »
Mathieu Villeneuve
Les parutions 2020 de cette collection dirigée par l’auteur Mathieu Villeneuve (Borealium Tremens, La Peuplade) seront certainement à surveiller. Celui-ci explique : « Depuis plusieurs années, j’avais l’impression que le milieu de l’imaginaire avait besoin d’espaces de création neufs. J’ai donc conçu “Satellite” comme un laboratoire de poétique, où une nouvelle génération d’auteurs et d’autrices pourrait faire ses armes. Où tous les croisements de genre pourraient avoir lieu. » À l’instar des éditeurs spécialisés interrogés, Mathieu Villeneuve est convaincu que nous assistons actuellement à une effervescence, à un « nouvel âge d’or de l’imaginaire québécois. Une période marquante, portée par un décloisonnement des genres, par une ouverture du grand public et par la multiplication des maisons et des collections spécialisées ».
Autre collection spécialisée, « Parallèle », du Quartanier, lancée à l’automne dernier, a déjà proposé un premier titre : Les agents, de Grégoire Courtois. « Parallèle » est dirigée par l’auteure et éditrice Alexie Morin et le directeur général du Quartanier, Éric de Larochellière. En ce qui les concerne, « c’est tout naturel qu’une maison littéraire en publie – c’est de la littérature. Il est possible de publier de la poésie et de la science-fiction, des récits de soi et de l’horreur. Il n’y a pas de contradiction, et il nous semble même essentiel de ne pas discriminer en amont les écritures ».
Cette propension aux hybridations est perceptible depuis les débuts du Quartanier en 2002, et « Parallèle » s’inscrit dans cette mouvance. Selon les dirigeants de la collection, les livres d’imaginaire « font leur matériau de questions très contemporaines, sociales, éthiques, spirituelles – la nature de l’humain, son devenir, le temps, l’infini, le chaos, les représentations de la fin –, et elles portent ces questions à un haut degré de vertige narratif et d’intensité dramatique, qui fait image, et auquel n’a pas accès la littérature blanche, qui a d’autres objets et une autre teneur ». De quoi donner envie de collectionner les vertiges ! Soulignons que d’autres éditeurs emboîteront le pas, comme Tête première, qui lançait le mois dernier la collection « Tête ailleurs », inaugurée avec la parution du roman Brasiers, de Marc Ménard.
Les périodiques : incroyables viviers
Pour connaître le pouls d’un genre, les périodiques sont éloquents, véritables électrocardiogrammes. Depuis 1974, le magazine Solaris (anciennement nommé Requiem) présente, chaque trimestre, nouvelles, articles et critiques. La revue a été fondée par Norbert Spehner, aujourd’hui surtout renommé pour ses recensions de romans policiers – et ses ouvrages documentaires sur les récits d’enquêtes. À l’époque, l’imaginaire québécois était en pleine consolidation. Solaris a été – et est toujours – aux premières loges de cette consolidation. Le périodique a permis à des centaines d’auteurs de publier leurs textes (845 nouvelles parues à ce jour !), et, souvent, de faire leurs armes en fiction par le biais de la nouvelle, qui s’avère souvent un merveilleux tremplin avant le roman.
Comme le relève Jean Pettigrew, éditeur de Solaris, au fil des décennies, la direction littéraire a « conseillé, enseigné et publié les premiers textes de la majorité des auteurs qui animent maintenant ce pan important de la littérature québécoise. Et tout organisme voué à la découverte et à la maturation des talents de demain est primordial pour l’avenir d’une culture ».
Autre publication consacrée au rayonnement des talents émergents, Brins d’éternité a vu le jour en 2004, soit 30 ans après Solaris. Le magazine fait paraître des fictions brèves, tel que l’explique Guillaume Voisine, éditeur du périodique depuis 14 ans. « La nouvelle, par sa forme courte, facilite l’expérimentation, l’exploration de concepts originaux et novateurs. Dans une perspective d’édition, c’est intéressant, parce qu’elle permet de créer des effets d’accord ou de contraste entre les différents textes qui composent un sommaire. »
La revue poursuit ses activités, contrairement aux défunts fanzines et prozines Nocturne et Clair/obscur. Quadrimestriel, Brins d’éternité a pour particularité d’être indépendant, ce qui n’est pas le cas de Solaris, édité par Alire.
« La nouvelle, par sa forme courte, facilite l’expérimentation, l’exploration de concepts originaux et novateurs. Dans une perspective d’édition, c’est intéressant, parce qu’elle permet de créer des effets d’accord ou de contraste entre les différents textes qui composent un sommaire. »
Guillaume Voisine
Mentionnons aussi le webzine La République du Centaure, dont le but est « de rendre à nouveau disponibles les meilleurs textes de fiction publiés au Québec dans le domaine des littératures de l’imaginaire ». On y trouve par ailleurs un intéressant bulletin de nouvelles mensuel.
Des rayons à fréquenter
Quelques librairies spécialisées en imaginaire sont implantées en France, en Suisse, en Belgique… Le public, plus vaste, permet de décupler ce type d’initiatives. Au Québec, une librairie anglophone spécialisée en imaginaire a eu pignon sur rue jusqu’en 2000 à Montréal : Nébula, dont le propriétaire était l’écrivain Claude Lalumière. Mais depuis, aucune librairie ne se spécialisait en science-fiction, fantastique et fantasy.
Néanmoins, en 2018, Nicolas Vigneau a pris les rênes de L’Île du Livre aux Îles- de-la-Madeleine, plus précisément à Cap-aux-Meules. Fervent de littératures de l’imaginaire, le libraire les met de l’avant dans ses rayons, croyant qu’elles « méritent d’être mieux connues et diffusées ».
Démarrer une librairie sur un archipel qui recense 12 000 habitants était un défi de taille, même si le nombre de résidants quintuple en été, avec les touristes. Le libraire mise donc sur « des lancements, des soirées de jeux de société, des projections de films, des ateliers de jeux de rôle et des Afternoon tea parties, le but étant de créer à L’Île du Livre un lieu de rassemblement dynamique ».
Passionné et rassembleur exceptionnel, Mathieu Lauzon-Dicso, avec son amoureux et associé Ilya Razykov, vient d’ouvrir la librairie spécialisée Saga dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce, à Montréal. L’initiative découle du besoin de « créer un espace bilingue convivial, créatif, humain, inclusif, où l’on sera en mesure de rassembler des gens qui ne se seraient peut-être jamais parlé à cause de leurs différences linguistiques ou culturelles ». Saga compte une poignée d’événements à son actif et a de fortes chances de devenir l’un des pivots de l’imaginaire d’ici. Sans surprise, la librairie a pour objectif de « célébrer les littératures de l’imaginaire parce qu’elles sont encore souvent méconnues ou délaissées. Saga souhaite être le point de rencontre pour la communauté littéraire SFF » (acronyme pour science-fiction / fantastique / fantasy).
Rassemblements imaginaires d’ici
La vitalité d’un genre se perçoit entre autres à la variété et à la diversité des événements qui lui sont consacrés. L’enthousiasme pour l’imaginaire est tangible dans la prolifération des projets. Le rassemblement phare et pionnier qu’est le Congrès Boréal – événement réunissant des auteurs et des acteurs clés des littératures de l’imaginaire – poursuit ses activités depuis 1979, mais plusieurs nouveaux événements lui ont emboîté le pas.
Cette année devait avoir lieu l’initiative inédite Rendez-vous avec l’imaginaire, dont la vaste programmation comprenait la tenue du Congrès Boréal. Cependant, étant donné les mesures sanitaires instaurées par le gouvernement pour freiner la propagation de la COVID-19, la tenue de ces événements sous leur forme originale a été annulée. C’est donc partie remise pour les Rendez-vous avec l’imaginaire qui prévoient revenir en force dès 2021 !
Malgré tout, différents acteurs du milieu québécois de l’imaginaire se sont réunis pour offrir au public une programmation virtuelle du 1er au 19 juin 2020. Ce sont une douzaine d’activités – tables rondes, conférences, lectures publiques, etc. – en français et en anglais, réunissant près d’une quarantaine d’invités – auteurs, éditeurs, traducteurs, étudiants, etc. – , dont Jo Walton, Patrick Senécal, Sylvain Neuvel et Alexie Morin, qui ont eu lieu. Cette initiative, issue de la collaboration entre la corporation SFSF Boréal et le webzine étudiant ImaginAtlas, fut soutenue par le festival Métropolis Bleu, le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) et Littérature québécoise mobile.
Les Rendez-vous avec l’imaginaire ont été lancés par le collectif Cap sur l’imaginaire, fondé par Mathieu Lauzon-Dicso, qui décrit ses visées en ces termes : « L’idée est d’inviter les acteurs du livre et de l’événementiel (éditeurs, libraires, organisateurs de salons et de festivals, etc.) à inscrire des activités sous un nom collectif, pour mieux les associer comme événements célébrant les genres de l’imaginaire et en faciliter la découverte par le public et les autres professionnels. »
Auteurs de l’imaginaire d’ici à l’international
L’essor du genre n’est pas cantonné à nos frontières, puisque les écrivains d’imaginaire du Québec font couramment découvrir leurs œuvres à l’étranger. C’est le cas d’Éric Gauthier, conteur et auteur de quatre romans aux éditions Alire, dont Le Saint Patron des plans foireux (2019), qui a participé deux fois aux Utopiales de Nantes et à une édition des Imaginales d’Épinal (France). Éric Gauthier affirme : « D’un festival à l’autre, je commence à voir une différence, je rencontre des lecteurs qui m’ont déjà lu. Et c’est encourageant de constater l’ouverture des lecteurs européens envers les auteurs québécois. »
Ces événements réunissent des milliers de participants (100 000 festivaliers aux Utopiales 2019 !) et mettent à l’honneur l’imaginaire dans une perspective multidisciplinaire. Les Utopiales permettent par exemple de bouquiner dans l’une des plus gigantesques librairies d’imaginaire du monde !
Installées sous des chapiteaux aux abords de la superbe rivière Moselle, les Imaginales favorisent quant à elles les rencontres et les échanges entre écrivains et artisans du livre. Ces expériences sont enrichissantes, comme le souligne Éric Gauthier. « La participation aux festivals m’aide à progresser dans mes réflexions sur l’art d’écrire et sur le fonctionnement et la portée des littératures de l’imaginaire. C’est l’occasion d’écouter et d’échanger avec des auteurs que je n’aurais pas croisés autrement, dont certains ont un statut quasi légendaire. Nous discutons de nos influences et des difficultés du métier, nous comparons la situation des littératures de l’imaginaire dans nos marchés respectifs. »
À vous le kraken
Cet article pourrait longuement se poursuivre, à l’image des bras interminables, tentaculaires, du mythique kraken. À vous d’étendre ses ramifications : flâner entre les rayons d’une librairie spécialisée, vous abonner à un périodique de science-fiction, découvrir l’œuvre fantastique du lauréat d’un prix, assister à des tables rondes dans un festival de fantasy… Il y a de quoi s’occuper pour plusieurs réalités !