Collections | Volume 11 | numéro 4

Bandes Dessinées

Le vent dans les planches

Sophie Pouliot

La bande dessinée rassemble un nombre croissant d’adeptes parmi les Québécoises et Québécois, qui lui consacrent une place de plus en plus importante dans leurs habitudes de lecture et de consommation. Alors que la BD occupait en moyenne 5,5 % des parts de marché du livre au Québec, entre 2009 et 2020, selon le Bilan Gaspard 2023 produit par la Société de gestion de la banque de titres de langue française (BTLF), on note depuis une hausse constante : elle grimpe à 8,9 % en 2021, à 9,3 % en 2022 et à 9,7 % en 2023. Bref survol de ce phénomène.

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Christian Reeves

Chiffrées à 20 497 707 $ l’an dernier, les ventes de BD enregistrées par la BTLF incluent toutes sortes de publications, des mangas aux albums jeunesse en passant par les romans graphiques. Les œuvres destinées aux enfants et aux adolescentes et adolescents composent une part considérable de ce marché, « comme du marché du livre dans son ensemble », fait remarquer Christian Reeves, directeur aux ventes de Gaspard à la BTLF. En effet, selon le Bilan 2023, les parts de marché du livre en français au Québec se divisent ainsi : les œuvres conçues pour les jeunes représentent 23,7 %, suivies des ouvrages littéraires (21,9 %), puis des livres scolaires (9,7 %) et de la bande dessinée (9,7 %). En ce qui concerne cette dernière catégorie, sur les 1  030  891 livres vendus l’an passé, 586  011 (soit 57 % d’entre eux) étaient des albums et 51 103 (5 %) des comics, deux sous catégories typiquement associées au jeune lectorat, explique le directeur aux ventes de Gaspard.

Du côté du lectorat adulte, Christian Reeves a recensé une augmentation massive de l’intérêt pour les mangas depuis la pandémie. Un constat que confirme Shannon Desbiens, président de la coopérative de solidarité Les Bouquinistes, une librairie généraliste de Chicoutimi proposant à sa clientèle une grande variété d’œuvres graphiques. « Il faut dire qu’il y a beaucoup d’offres », précise Shannon Desbiens. « Il y a des mangas pour tous les sujets qui existent, que ce soit la politique, la littérature française, la bière, le fromage, la poésie ou le sadomasochisme. » D’ailleurs, l’an dernier, les mangas représentaient 34 % des ventes de bandes dessinées au Québec.

Shannon Desbiens

La BD québécoise

En 2023, 239 points de vente ont fourni des données à Gaspard, permettant au Bilan de représenter environ 55 à 60 % du marché québécois des ventes de livres en français, incluant les traductions, les ouvrages de la francophonie mondiale ainsi que les œuvres d’autrices et d’auteurs d’ici. Selon Christian Reeves, les ventes de bandes dessinées québécoises et franco-canadiennes représentent 24 % du marché de la bande dessinée. Cela signifie que 76 % des BD en français vendues au Québec, soit plus des trois quarts, viennent d’ailleurs. On note la présence, en quatrième position du palmarès des ventes de 2023, du vingt-deuxième tome de la série Gaston, Le retour de Lagaffe, titre de la maison d’édition belge Dupuis, mais paru pour la toute première fois sous la plume et le crayon du créateur québécois Delaf. En première et sixième place figurent deux titres de la série Astérix et Obélix, L’Iris blanc (également au premier rang du palmarès, toutes catégories confondues) et L’Empire du Milieu, publiés en France aux Éditions Albert René. En comparaison, dans le palmarès du Bilan Gaspard 2022, il n’y avait qu’un seul livre étranger figurant parmi les cinq premières places, soit Astérix et le griffon.

En 2023, la deuxième position de la liste est occupée par Rose à l’île de Michel Rabagliati (La Pastèque), suivi immédiatement par Le livre blanc, cinquième tome de la série L’univers est un ninja d’Alex A. (Presses Aventure). À la BTLF, Christian Reeves a constaté que le nombre de titres québécois mis en marché « a augmenté de 37 % depuis 2016 ». Et si le marché du livre a bénéficié d’une ferveur notable de la part du lectorat de la Belle Province au cours des dernières années, résultant en une augmentation des ventes de 46 % depuis 2016, la hausse des ventes de bandes dessinées québécoises, durant la même période, se chiffre à 84 %. « C’est quand même spectaculaire », commente Reeves.

L’engouement pour le neuvième art se constate également dans le catalogue des maisons d’édition québécoises, qui sont plus nombreuses à publier de la bande dessinée, même si elles ne se spécialisent pas dans cette forme littéraire. C’est le cas des Éditions XYZ, dont la collection Quai no 5 fait paraître en moyenne une bande dessinée par année, une production qui s’apprête à doubler étant donné non seulement l’intérêt manifeste des lectrices et lecteurs, mais aussi la quantité et la qualité des projets proposés par les artistes, soutient Tristan Malavoy, directeur de la collection.

Selon lui, il s’opère depuis « 10 ou 15 ans une rencontre entre une expertise, un savoir-faire technique, et une génération d’autrices et d’auteurs qui abordent des sujets actuels ». Pour Tristan Malavoy, le roman graphique « est un genre privilégié pour aborder des sujets délicats. […] On s’est débarrassés des préjugés voulant qu’il s’agisse d’une discipline moins accomplie, moins achevée, voire enfantine », estime-t-il. Il soutient que le public a développé une « foi » envers ce type d’ouvrages : « Ce ne sont pas des essais, mais ces livres constituent des compléments dans notre compréhension d’enjeux complexes ». Notons que deux des grands succès de la collection Quai no5 sont Le plus petit sauveur du monde, de Samuel Larochelle, qui traite d’écoanxiété, ainsi que La grosse laide, de Marie-Noëlle Hébert, qui témoigne de la grossophobie.

Rose à l'île, Michel Rabagliati, La Pastèque, 2023
La grosse laide, Marie-Noëlle Hébert. Éditions XYZ, 2019

Un écosystème fécond

Les romans graphiques publiés sous la bannière de la collection Quai no 5 se joignent à l’offre de maisons d’édition spécialisées en bande dessinée comme Pow Pow, fondée en 2010 et affichant un catalogue diversifié incluant des œuvres de Samuel Cantin, de Cathon, de Catherine Ocelot, de Guy Delisle et de Zviane. On compte également Front Froid, une entreprise d’économie sociale créée en 2007, dont la collection principale met en lumière la BD de genre (western, histoire, science-fiction), alors que la collection Nouvelle adresse réunit plutôt des ouvrages cernant des enjeux sociaux (relations toxiques, suicide, cyberdépendance). Aux Éditions Michel Quintin, en activité depuis 1982, il n’y a pas que de la bande dessinée, mais l’on retrouve certaines collections phares pour la jeunesse, telles Les Zintrépides et Gargouille. De la même façon, la célèbre série L’Agent Jean, d’Alex A., est publiée chez Presses Aventure (qui existe depuis 1996), de même que les bandes dessinées de la série Léon, de l’autrice Annie Groovie.

Bien sûr, on ne saurait oublier La Pastèque, fondée en 1998, qui produit des albums et des bandes dessinées pour enfants – comme la série Le facteur de l’espace, les livres d’Isabelle Arsenault et ceux de Fanny Britt – et pour adultes – comme la série Red Ketchup, les œuvres de Box Brown et celles de Jean-Paul Eid. « La Pastèque a beaucoup aidé à amener la bande dessinée en librairie, avance Shannon Desbiens. Auparavant, on la trouvait dans les journaux, les revues, les fanzines, surtout vendus en tabagies. Il fallait un éditeur de livres avec des auteurs phares, comme Michel Rabagliati, pour aller chercher un public qui n’était pas habitué à la BD. »

Shannon Desbiens estime en outre que, parmi les facteurs ayant nourri l’essor dont jouit la bande dessinée, il ne faudrait pas négliger le rôle des libraires. « Ils connaissent bien leur clientèle et peuvent lui faire des recommandations. À quelqu’un qui aime les romans historiques, par exemple, je propose une BD historique. Plusieurs clients sont revenus me voir pour que je leur conseille des BD alors qu’ils n’en lisaient pas avant. » Chez les amatrices et amateurs de phylactères, Shannon Desbiens a récemment noté la popularité grandissante d’un nouveau genre de bande dessinée : la BD documentaire. Elle se taille une place dans les habitudes de lecture, joignant le récit et l’autofiction, et suscite toujours une forte demande. On y retrouve des titres tels que La petite Russie de Francis Desharnais (Pow Pow), qui traite de la colonisation de l’Abitibi, ou Mégantic, un train dans la nuit de Christian Quesnel (Écosociété), où les lectrices et lecteurs apprivoisent une autre facette d’un art en pleine effervescence.