Collections | Volume 11 | numéro 4

Adulte

Le neuvième art

Josianne Létourneau

Lorsque l’artiste américain Art Spiegelman publie les premières planches du chef-d’œuvre Maus, en 1980, dans la revue Raw qu’il dirige avec sa femme Françoise Mouly, peu de gens s’imaginent le destin réservé à cette œuvre graphique intemporelle. Récit bouleversant de la Shoah qui s’inspire directement de la vie de ses parents, en particulier de celle de son père, le scénario écrit par Spiegelman touche de près sa relation avec cet homme qu’il n’a jamais vraiment compris. Ce que son père lui raconte, et qui remplira les pages en noir et blanc de Maus, changera pour toujours la vision qu’Art Spiegelman a de ses rapports familiaux compliqués et fera de lui le premier bédéiste récipiendaire d’un Prix Pulitzer spécial en 1992. Une trajectoire stupéfiante pour un livre hors du commun.

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On a pu assister, depuis les trente dernières années, à l’émergence d’œuvres qui ont également tracé un parcours remarquable dans la bande dessinée et le roman graphique québécois et franco-canadien. Transcendant les conventions, les artistes de chez nous ont, tout comme Spiegelman, su s’inspirer d’une formule gagnante située au croisement des histoires personnelles et de celles de nos communautés. Des œuvres qui retracent les différents moments clés d’une vie (La série Paul, Michel Rabagliati, La Pastèque) et qui réussissent à se réinventer (Rose à l’île, Michel Rabagliati, La Pastèque), d’autres qui nous racontent l’Histoire (Havana Connection, Michel Viau et Djibril Morissette-Phan, Glénat Québec) ou qui nous font réfléchir à la société que nous souhaitons créer (Résister et fleurir, Jean-Félix Chénier et Yoakim Bélanger, Écosociété) et à ce que nous souhaitons changer (Symptômes, Catherine Ocelot, Éditions Pow Pow). Bien sûr, elles nous font encore rire (Les ananas de la colère, Cathon, Éditions Pow Pow) et nous touchent (Le petit astronaute, Jean-Paul Eid, La Pastèque), mais, surtout, elles sont multiples, protéiformes, surprenantes. Irrésistibles.

Moi, ce que j’aime, c’est les monstres - Tome 2, Emil Ferris, Alto, 2024
Suivra le néant, Mireille St-Pierre, Nouvelle adresse, 2024

Pour toutes ces raisons, et aussi simplement pour le plaisir de la découverte, ce numéro vous offre des suggestions de lecture qui reflètent une merveilleuse diversité dans tous les univers, réels ou imaginaires, et pour tous les goûts.

Suggestions de livres

Frôler le surnaturel, toucher les monstres

Moi, ce que j’aime, c’est les monstres

EMIL FERRIS

Six ans après un premier livre qui a renversé les lectrices et lecteurs de bande dessinée partout à travers le monde, l’infiniment talentueuse EMIL FERRIS nous comble à nouveau avec la suite des aventures cauchemardesques de Karen dans un deuxième volume de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres. Toujours obsédée par la mort troublante et prématurée de sa voisine, Anka Silverberg, Karen Reyes semble ne jamais pouvoir quitter le labyrinthe hypnotique qu’est devenue sa réalité. Cela ne l’empêchera pas de tenter de comprendre les origines des drames qui tissent son univers et qui ont bouleversé sa vie et celle d’Anka. Page après page, Emil Ferris nous éblouit par la maîtrise incontestable de son art et par ce monde incandescent dans lequel la plongée se fait inexorable et terriblement fascinante.

Alto 44,95 $

La brume

MIREILLE ST-PIERRE

Après nous avoir émus avec sa première œuvre intitulée La brume, MIREILLE ST-PIERRE nous entraîne du côté de l’étrange, sous l’écho des voix qui résonnent dans les ruines de l’Hôtel Blanc Roc. Déterminée à rénover de ses propres mains cet endroit ayant appartenu à sa famille, Lucie s’échine dans une entreprise qui les absorbe, elle et sa jeune fille Estelle, au cœur d’un isolement inquiétant. Mais lorsque Lucie commence à percevoir davantage que le sifflement du vent entre les murs de l’édifice décrépit, elle sent monter en elle une force incandescente. Dans des tons de jaune et de bleu qui expriment avec brio une multitude de subtilités et de contrastes, Mireille St-Pierre raconte, dans Suivra le néant, une histoire habitée par le traumatisme familial que seule une magie tout aussi terrible peut terrasser.

Nouvelle adresse 40 $

Maya contre la malédiction du centre d’achat

SOPHIE BÉDARD

Le parcours de la bédéiste SOPHIE BÉDARD est impressionnant. Et l’amitié, une source inépuisable pour son œuvre, est un thème qu’elle réussit encore à faire vibrer dans l’étonnant (et un peu effrayant) Maya contre la malédiction du centre d’achat. Soulagée de mettre derrière elle une relation amoureuse à l’arrière-goût toxique, Maya ouvre une boîte de Pandore qui libère davantage que de simples mots. Dans l’univers familier et en apparence inoffensif du centre commercial où elle travaille à temps partiel, les forces du mal se faufilent, attaquant ses amis et elle dans un scénario digne d’un film de zombies hollywoodien. Drôle, surprenant, touchant, mais aussi glauque par moments, le roman graphique de Sophie Bédard déploie l’amitié comme une arme absolue contre la noirceur des âmes mal intentionnées.

Éditions Pow Pow 39,95 $

Noir obscur

GHYSLAIN DUGUAY et SÉBASTIEN DUGUAY

Des haïkus en bande dessinée ? Pourquoi pas ! C’est un peu ce que propose le duo GHYSLAIN DUGUAY et SÉBASTIEN DUGUAY dans ce recueil bédéesque d’histoires en quatre cases rassemblées sous le titre évocateur Noir obscur. Illustrateur chevronné, Ghyslain Duguay donne vie, en noir et blanc, à l’univers ténébreux du duo qui persécute ses personnages sans vergogne d’une manière sombrement créative. Délicieusement caustiques et furieusement habiles dans leur brièveté, les planches de cette bande dessinée explorent les racines obscures de notre monde avec une inventivité presque cruelle, qui fait valoir le talent et le sens du détail propre au style de Sébastien Duguay. Et pour les lectrices et lecteurs d’Edgar Allan Poe, sachez que certaines histoires vous rappelleront sans aucun doute l’esprit tordu du maître de l’étrange.

Station T 25,95 $

La société sous le crayon à dessin

Ces vaccinations qui (n’)ont (pas) eu lieu

CAROLINA ESPINOSA et LAURENCE MONNAIS-ROUSSELOT

Initiant la toute jeune collection Enquêtes scientifiques, le livre Ces vaccinations qui (n’)ont (pas) eu lieu examine et illustre ce qui se cache réellement sous l’échec des opérations de vaccination contre la COVID-19 dans certains quartiers montréalais. Animé par le style inimitable de l’illustratrice CAROLINA ESPINOSA, le texte de l’historienne de la santé LAURENCE MONNAIS-ROUSSELOT fouille derrière les conclusions rapides, afin de mettre en lumière les écueils générés par des inégalités sociales et économiques ainsi que par des réalités culturelles trop peu (ou pas !) calculées lorsqu’il est temps d’offrir à la population un service essentiel. L’ouvrage, aussi éloquent que divertissant, offre sans aucun doute des pistes de réflexion qu’un gouvernement avisé ferait bien de considérer pour l’avenir…

Les Presses de l’Université de Montréal 21,95 $

Tous les tapis roulants mènent à Rome

PAUL BOSSÉ et PAUL BORDELEAU

Le poète et cinéaste PAUL BOSSÉ n’est pas un militant environnemental de la dernière heure. Bien au contraire. Et le livre Tous les tapis roulants mènent à Rome, illustré par le bédéiste PAUL BORDELEAU, retrace, entre essai et récit, un parcours personnel marqué par cette écolucidité qui définit depuis toujours les démarches littéraires et artistiques de l’auteur. Dans ce livre étonnant, foisonnant et drôlement informatif, le poète nous convie à parcourir avec lui une ligne du temps qui, depuis les années soixante-dix qui l’ont vu naître, souligne les moments forts d’une société consommatrice qui n’a pas toujours su faire le lien entre ses choix collectifs et l’impact de ceux-ci sur son environnement. D’où l’évocation d’une ville plusieurs fois millénaire que Paul Bossé, contrairement à plusieurs de ses contemporains, n’oublie pas.

Perce-Neige 30 $

Les pires moments de l’histoire

CHARLES BEAUCHESNE et XAVIER CADIEUX

L’humoriste CHARLES BEAUCHESNE a un goût certain pour la noirceur. Et une propension tout aussi certaine à souligner l’humour (tordu) qui anime certaines des périodes les moins réjouissantes de l’histoire humaine. Dans le désir de prolonger le plaisir animant les épisodes du balado Les pires moments de l’histoire, il y a puisé, avec l’aide de l’illustrateur XAVIER CADIEUX, certains extraits savoureux dignes d’être transformés en œuvre graphique pour le plus grand bonheur des adeptes du genre. Hilarante, désolante, mais toujours divertissante, cette adaptation remanie avec brio une partie bien choisie du contenu déjà présenté en audio et démontre, sous le trait énergique de Xavier Cadieux, que l’humanité est bien la source de tous les maux, peu importe la façon dont on l’écrit.

Front Froid 28 $

Mourir pour la cause : révolution dans le Québec des années 1960

CHRIS OLIVEROS

Nous croyons souvent, à tort, que l’histoire du FLQ a commencé en octobre 1970. Mais le roman graphique de CHRIS OLIVEROS, Mourir pour la cause : révolution dans le Québec des années 1960, se charge de creuser un peu derrière toutes les idées reçues qui entourent ses origines. Fasciné par cette période, le bédéiste, également fondateur de la maison d’édition Drawn & Quarterly, présente sous la forme d’un (faux) documentaire de la CBC, égaré puis retrouvé, les origines du groupe révolutionnaire, structurant l’Histoire autour de ses trois membres fondateurs. Dans ce récit passionnant, Chris Oliveros fait intervenir différents acteurs de l’époque, ajoutant nuances et détails qui permettent aux lectrices et lecteurs de mieux comprendre le contexte social et politique de ces années, et de prendre du recul sur une violence qui ne datait peut-être pas d’hier…

Éditions Pow Pow 31,95 $

Voix de femmes

Je pense que j’en aurai pas

CATHERINE GAUTHIER

« J’ai 37 ans. J’ai 37 ans et je pense que j’aurai pas d’enfants. J’ai pas dit que j’en veux pas. J’ai dit que j’en aurai pas. » Deux ans après Petit carnet de solitude publié chez Station T, l’artiste CATHERINE GAUTHIER récidive avec une œuvre d’une beauté et d’une justesse rares intitulée Je pense que j’en aurai pas. Récit personnel entremêlé d’histoires intimement liées au délicat sujet de la maternité, le livre de Catherine Gauthier offre des pages d’une qualité graphique impressionnante et d’une lucidité narrative tout en nuances et en simplicité. S’inscrivant parfaitement au catalogue profondément humain de la collection Quai no 5, Je pense que j’en aurai pas fait partie de ces œuvres récentes – essais, fictions, poésies, et autres ! – qui offrent des espaces de réflexion et de liberté à celles pour qui la maternité est une possibilité et non l’unique finalité.

Éditions XYZ, coll. « Quai no° 5 » 29,95 $

Comme des renardes

VALÉRIE PLANTE et DELPHIE CÔTÉ-LACROIX

Lors de la parution de Simone Simoneau : chronique d’une femme en politique, il semblait clair que l’expérience de VALÉRIE PLANTE, alors mairesse de la métropole québécoise depuis trois ans, avait grandement nourri le scénario de ce roman graphique créé avec l'illustratrice DELPHIE CÔTÉ-LACROIX. Dans ce deuxième tome , sous-titré Comme des renardes, Valérie Plante approfondit l’expérience politique de Simone qui, loin de s’éloigner de l’action, envisage une nouvelle avenue qui scellera davantage son engagement. Mais la classe politique municipale est-elle vraiment prête pour une femme à sa tête ? Conjuguer son histoire personnelle avec une position d’autorité encore plus polarisante trouble-t-il Simone au point de renoncer à cette éventualité ? Toujours sous le trait doué de Delphie Côté-Lacroix, l’histoire de Simone se poursuit, remplie d’espoir, d’aspirations et de souvenirs.

Éditions XYZ, coll. « Quai no° 5 » 29,95 $

Notre petit secret

EMILY CARRINGTON

Malgré qu’elle soit constamment envahie par les mouches, la cabane dans laquelle Emily a vécu avec son père n’est pas seulement envahie de mauvais souvenirs. Mais que faire quand certaines choses que l’on a voulu laisser derrière se manifestent à nouveau sous les traits de l’agresseur qui a contribué à construire ce qui aurait dû être un foyer rassurant ? Bouleversante œuvre autobiographique de l’artiste canadienne EMILY CARRINGTON, Notre petit secret donne vie à des pages qui font frémir d’indignation et que l’on accueille, en fait, comme les confidences d’une amie. Entre son arrivée à l’Île-du-Prince-Édouard, le divorce de ses parents et les impasses que lui réserve un système de justice tortueux, Emily Carrington a, elle, le courage de mettre des mots et des images sur une histoire que ses lectrices et lecteurs n’oublieront jamais.

La Pastèque 32,95 $

Quelqu’un a débranché la Grosse Pomme

ZOVI

Il n’y a rien comme une bonne pandémie de COVID-19 pour changer des plans alors que tout était si bien organisé… Alors qu’elle se trouve dans un avion quelque part entre la Chine et les États-Unis, l’illustratrice franco-chinoise ZOVI apprend l’émergence du virus qui changera bientôt la face du monde. Une visite surprise à son amoureux avant leur emménagement commun à Shanghaï se prolongera, finalement, beaucoup plus longtemps que prévu dans une période exigeante à bien des égards. Par son humour, son optimisme et son style graphique énergique, Zovi fait de Quelqu’un a débranché la Grosse Pomme un journal covidien qui défie nos mauvais souvenirs d’une époque pas si lointaine et qui nous fait sympathiser avec cette narratrice qui ne se laisse jamais abattre.

Mécanique générale 25,95 $