Collections | Volume 11 | numéro 2

Dossiers

Transmettre l’amour de la lecture : une mission très possible

S’il existait une recette universelle pour transmettre le plaisir de la lecture aux jeunes, ça se saurait… Or, les chemins qui y mènent sont multiples – tout comme les humains qui se donnent l’objectif de relever cette mission. Survol de quelques-uns de ces chemins, que des pédagogues enthousiastes ont bien voulu partager avec Collections.

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Une prof aux 1001 stratégies

Enseignante de troisième cycle du primaire à l’école Guy-Drummond, à Montréal, Laurence Pilon est une grande lectrice. Et plus le temps passe – elle enseigne depuis 17 ans –, plus elle multiplie les occasions de mettre la lecture au cœur des apprentissages de ses élèves. « J’essaie d’en faire la base de mon enseignement. J’ai utilisé plusieurs procédés pour y arriver au fil du temps. Je suis plusieurs comptes Instagram de profs qui mettent la littérature jeunesse de l’avant. Il y a une grosse communauté d’enseignantes et d’enseignants qui s’inspirent sur les réseaux sociaux. »

Dans sa classe, elle anime notamment des cercles de lecture. « Auparavant, on lisait des romans imposés, sélectionnés parmi une liste de quelques titres. Mais avec les nouvelles recherches scientifiques, qui démontrent que ce n’est pas en imposant des romans qu’on développe le goût de la lecture, mon approche a évolué. » L’an dernier, l’enseignante a donc développé différentes initiatives pour permettre aux élèves de faire leurs propres choix.

Était-ce beaucoup de travail ? Oui ! Car choisir un livre susceptible de nous plaire n’est pas toujours simple. Discuter avec les élèves pour connaître leurs intérêts est essentiel afin de les guider vers une œuvre qui risque de les allumer et, si ce n’est pas déjà fait, d’éveiller plus largement leur intérêt pour la lecture. « J’ai aussi mis sur pied des mini-ateliers : “ Comment choisir un roman ? ” et “ Comment entrer dans sa zone lecture ? ”. J’ai beaucoup jasé avec mes élèves au fil de leurs lectures. 80 % des jeunes ont embarqué, ça a vraiment fait une différence. »

Cette année, l’enseignante, ayant toujours soif de se renouveler, consacrera deux cercles de lecture aux romans graphiques, « des formats attrayants pour stimuler l’intérêt des élèves qui sont moins aguerris en lecture ; elles et ils liront Le petit astronaute, de Jean-Paul Eid (La Pastèque) et Jane, le renard et moi, de Fanny Britt (La Pastèque) ». Pour nourrir tous ses élèves, des plus avides de lecture aux plus réticents, Laurence Pilon visite régulièrement la bibliothèque municipale, bien que sa bibliothèque de classe soit relativement bien garnie (elle en finance une partie de sa poche…). « Je sors 30 livres en fonction de chaque élève, et j’accompagne chaque recommandation personnalisée d’un petit mot. »

Le petit astronaute, Jean-Paul Eid, La Pastèque, 2021
Jane, le renard & moi, Isabelle Arsenault et Fanny Britt, La Pastèque, 2012

Il faut dire que dans la classe de cette mordue de littérature, la lecture ne se limite pas du tout à l’enseignement du français. « Je lis à voix haute à mes élèves, j’adore ça – et eux aussi. J’utilise les albums jeunesse pour regarder les procédés d’écriture, mais aussi pour illustrer des concepts mathématiques. En univers social, je fais lire du Michel Tremblay ! » Chaque année, l’enseignante invite au moins une autrice ou un auteur jeunesse en classe, emmène ses élèves au théâtre à deux ou trois reprises et améliore le confort de son coin lecture. Et, surtout, pas question de lever le nez sur certains genres : « Tous les livres peuvent être intéressants. Tout dépend comment le prof les vend. »

Une fois, deux fois, trois fois… adjugé !

Philippe Gendreau, lui, vend carrément des livres pour faire naître le plaisir de la lecture chez ses élèves. Il le fait lors d’un vrai encan – avec de la fausse monnaie ! Cette année se tiendra la quatrième édition de cette activité qu’il a créée de toutes pièces, en 2021, pour les finissants de l’école Ozias-Leduc, à Mont-St-Hilaire. « Ça faisait longtemps que je voulais faire ça ! J’adore les livres, je dois me retenir pour ne pas trop en acheter. Je ne crois pas en l’idée voulant que les élèves n’aiment pas lire. Dans mon cours Éthique des médias, je parle de l’apparition de l’imprimerie et de l’importance de trouver notre vitesse de lecture. J’ai demandé aux élèves, à main levée, qui avait des livres à la maison. J’ai pu constater que plusieurs n’étaient pas exposés. »

Solution très concrète « pour mener les livres à eux », la formule de l’encan a spontanément germé dans l’esprit du prof de 30 ans d’expérience lorsqu’il s’est rappelé une activité à laquelle il avait participé dans une autre vie : « Dans une maison des jeunes où j’ai travaillé, j’ai vendu mes vinyles en échange d’argent imaginaire. J’ai repris l’idée. » Et ça a levé !

Les élèves commencent avec 20 ou 30 dollars imaginaires en poche. « Il m’arrive même de dire qu’il s’agit de millions, ça ajoute un thrill ! », rigole Philippe Gendreau, titulaire d’un baccalauréat en enseignement de la morale et de l’histoire, et d’une maîtrise en communication. Il présente ensuite les titres un à un. « Je ne les présente pas à l’avance, ça contribue à l’engouement et à créer un climat électrique ! » Les élèves misent (non sans bluffer) sur chaque livre sans savoir ce que la suite leur réserve, ce qui permet au passionné des médias de les piéger gentiment à l’occasion. « Une année, j’ai mis quatre exemplaires de La servante écarlate. La première fois, les enchères ont monté ! Certains ont été déçus de ne pas remporter la mise… Et plus tard, pouf ! J’ai ressorti le livre. »

Philippe Gendreau
GAFAM, le monstre à cinq têtes, Philippe Gendreau, Écosociété, 2023

L’encan dure 75 minutes, mais le plaisir de lecture que certains élèves ressentent pour la première fois, lui, a le potentiel de durer toute une vie. Afin de donner la piqûre au plus grand nombre, Philippe Gendreau propose donc une sélection très hétéroclite. Entre autres, au menu : romans, bien sûr, mais aussi vieux livres de mode (qui font un tabac) et d’histoire, et beaucoup d’essais et de livres politisés.

« Le fait d’avoir accès à une sélection stimule les élèves. Dans notre monde d’écrans, où les jeunes sont submergés par les objets culturels, ils figent devant le trop grand nombre de possibilités », observe celui qui a aussi signé l’essai GAFAM, le monstre à cinq têtes, paru dans la collection Radar chez Écosociété. La maison d’édition lui fournit d’ailleurs généreusement quelques livres à mettre aux enchères, tout comme Lux Éditeur. Il achète en outre lui-même des livres usagés et, de plus en plus, ses élèves le contactent pour lui en offrir : « Monsieur, on se débarrasse de livres chez nous, en avez-vous besoin ? ».

Il n’est jamais trop tard pour transmettre le plaisir de lire, souligne Philippe Gendreau. Et il parle d’expérience : c’est au collégial qu’il est devenu passionné de lecture. « Il faut attendre son moment, il faut attendre le livre qui sera le déclencheur. » L’encan est une sympathique façon d’y arriver et, selon lui, une activité intéressante pour tous les niveaux, dès le primaire. « Ça crée un engouement pour la lecture. Imagine que l’élève d’à côté est prêt à donner son 20 dollars ! Les autres autour se demandent “ Qu’a-t-il de spécial, ce livre-là ? ” La passion est contagieuse. »

Lire : un superpouvoir

Julie Provencher, elle, outille ceux qui cherchent à stimuler l’amour de la lecture chez les jeunes. Elle enseignait depuis 15 ans lorsqu’elle s’est intéressée à la lecture chez les enfants de manière plus personnelle : son fils, dyslexique et dysorthographique, n’aimait pas lire. Au même moment, elle travaillait comme chargée de projet à la direction de l’évaluation pour le ministère de l’Éducation, où elle contribuait à établir des standards nationaux d’évaluation de la lecture. « Ça m’a brassée, et ça a fait naître chez moi une foule de questionnements sur ce qu’on enseigne, sur comment on l’enseigne et sur “ c’est quoi, apprendre à lire ”. »

De fil en aiguille, ses questionnements l’ont menée vers une maîtrise consacrée à l’impact de l’accompagnement parental sur le développement en lecture d’un enfant de cinq ans, puis vers un doctorat, lors duquel elle s’est intéressée à la compréhension de la lecture et à son évaluation. « Certains biais font qu’on évalue souvent les deux mêmes stratégies de compréhension chez l’élève, alors que, dans les faits, il y en a 16 ! » Aujourd’hui, la didacticienne forme les profs, les éducatrices et éducateurs et les parents pour les aider à accompagner les enfants dans l’apprentissage de la lecture. « Comme individu, j’ai beaucoup de pouvoir sur ce que je peux donner aux enfants. Et ces intervenantes et intervenants ont ce pouvoir aussi. » Active sur plusieurs fronts, elle est aussi rédactrice en chef de La CLEF et pilote Pouvoir de lire, une communauté qui s’intéresse à la lecture.

Julie Provencher
Trucs lecture, Julie Provencher, C.A.R.D., 2014

Pour soutenir son propre fils dans son développement d’enfant-lecteur autonome, Julie Provencher a développé plusieurs trucs, qu’elle a rassemblés dans le livre Trucs Lecture. Pour transmettre l’amour de la lecture aux petits et aux grands, qui met en lumière divers « facteurs de protection » contre l’échec en lecture. « L’enfant est comme une plante, qu’on entoure de bonne terre, d’air et d’eau. Plus il a de facteurs de protection, comme le fait d’avoir accès à des livres et de discuter de ses lectures, par exemple, plus il a de chances de devenir un lecteur ».

Au-delà des trucs en eux-mêmes, le plus important, c’est de comprendre pourquoi ils fonctionnent – et ainsi d’en développer d’autres ! La socialisation autour des livres et le lien affectif, notamment, sont cruciaux dans le développement du goût de la lecture ou du choix d’un ouvrage. « Une simple étiquette sur laquelle il est écrit “ Ce livre est recommandé par Tony ”, un camarade de classe, va faire en sorte que si, moi, j’aime Tony, mon lien affectif avec le livre va être beaucoup plus fort. On crée des communautés de lectrices et de lecteurs. On peut aussi avoir des modèles lecteurs dans nos classes. »

Et pas besoin d’aller chercher ces modèles bien loin, il suffit de lever les yeux devant un miroir pour en trouver un ! À l’instar des trois intervenantes et intervenants de ce texte, Jonathan Bécotte, enseignant de premier cycle du primaire, l’a bien compris, et il mise sur cette astuce simple pour cultiver l’intérêt pour la lecture chez ses jeunes élèves. « On peut profiter de la période de lecture pour lire soi-même plutôt que de corriger ou, pire encore, de répondre à des courriels sur son cell ! Modéliser. Montrer aux élèves que c’est un moment précieux dont nous profitons, nous aussi, pour plonger dans notre lecture.