Collections | Volume 10 | numéro 3

Entrevues et portraits

Peuple de verre

Une population condamnée aux miettes des métropoles

Josiane Cossette

Dans Peuple de verre (Alto, 2024), Catherine Leroux construit une fiction si près du réel qu’il est difficile de la qualifier de dystopie ou de roman d’anticipation. Dans ce Montréal en crise, où se loger est devenu un luxe, les campements de fortune se multiplient. Des bombes explosent, des gens disparaissent de la rue. Puis, on les retrouve dans des HAPPI, des Habitations Ateliers pour personnes inlogées.

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Dans ces habitations gérées par le gouvernement, les inlogés vivent dans des dortoirs, travaillent au recyclage de vêtements et sont soumis à une routine molle, terne et déshumanisante. Mais si le roman tourne autour de la crise du logement, c’est d’abord sur le mensonge que l’autrice de 44 ans voulait écrire. Ébranlée par un événement personnel, en plein confinement covidien, Catherine Leroux avait l’impression de perdre tous ses repères. « J’avais le sentiment d’être en apesanteur. Je ne savais plus où était le nord, le sud, ni ce que je pouvais croire. »

L’impulsion de l’écriture lui vient alors que cette insécurité commence à se glisser dans sa vie, puis dans sa quête d’un nouveau chez-soi. « J’ai constaté que tout le monde était affecté par la crise du logement – et que c’était la même chose pour le mensonge. Ma réflexion a beaucoup mijoté pendant les années Trump, sur fond de théories de la conspiration, d’affrontements entre divers pans de la société, de suspicions diverses… À un moment donné, je me suis dit : “Il y a un lien entre la question de la crise du logement, la vérité et le mensonge”. »

C’est à cet instant que celle qui porte aussi le chapeau d’éditrice chez Alto décide de faire de sa narratrice, Sidonie, une journaliste-vedette. En parallèle, l’écrivaine apprend avec étonnement l’existence des workhouses britanniques, des bâtiments créés à l’origine pour secourir les plus démunis et qui, au fil du temps, ont fini par s’apparenter à des prisons, avec nourriture rationnée au gramme près, entre 11 et 14 heures de travail quotidien et discipline de fer. « Les workhouses ont existé pendant des siècles en Grande-Bretagne, ce sont des institutions qui traumatisaient les gens qui étaient forcés d’y rester, que ce soit comme enfants ou dans leur vie adulte. Je me suis vraiment plongée là-dedans. » Pour Leroux, dont la lignée d’œuvres complexes plusieurs fois saluées s’est amorcée en 2011 avec La marche en forêt, le processus créatif se passe souvent ainsi. « Plein de morceaux de casse-tête se mettent ensemble, et un jour, je me dis : “j’ai quelque chose, je peux commencer à écrire”. »

Mais outre donner vie à un bon roman, quelle était l’intention de l’autrice : brasser la baraque de notre inaction collective ? Poser des questions difficiles ? « En fait, je voulais aller jusqu’au bout d’un paradoxe. Quand des camps de sans-abri ont commencé à apparaître à Montréal, notamment le long de la rue Notre-Dame, et que la Ville a commencé à les démanteler sous prétexte que c’était dangereux, pour moi, ça a été une espèce de coup de grâce mental, intellectuel et théorique. J’ai pensé : où est-ce qu’ils croient que ces gens-là vont aller ? […] S’ils n’ont pas le droit d’être dans la rue, il faut qu’ils disparaissent ? Qu’ils s’autodétruisent ? Il y a là un non-sens et un mépris de l’humanité des personnes qui se retrouvent dans cette situation. »

Piquée au vif par la violence sans nom de ces démantèlements, Leroux nous secoue en nous mettant sous le nez une conséquence plausible de notre laisser-aller ; un monde possible, dirait Umberto Eco – dont les écrits sur le fascisme sont à revisiter par les temps qui courent. « Quand j’ai l’impression qu’on fonce dans le mur et que personne n’essaie de faire quoi que ce soit pour l’empêcher, pour moi, c’est un grand moteur d’écriture. […] J’ai voulu dire : “Voici une des avenues possibles, voici une des choses qui pourrait arriver, considérant ce qu’on sait de notre histoire occidentale et le genre de gouvernements qu’on a de plus en plus”. »

« Quand j’ai l’impression qu’on fonce dans le mur et que personne n’essaie de faire quoi que ce soit pour l’empêcher, pour moi, c’est un grand moteur d’écriture. »

Les mots pour le dire

L’une des forces de Peuple de verre réside sans contredit dans la finesse de son écriture. La langue y est précise, imagée, acérée. Le diable – des relations de pouvoir, de la bureaucratie aveugle, des ordres qui sont des ordres – est partout dans les détails. Les termes choisis ou inventés, en apparence simples, concourent à nous faire ressentir une certaine banalité du mal, jusque dans notre chair.

Dans la HAPPI où résident Sidonie et d’autres inlogés, ce sont « les uniformes » qui voient à ce que les règles soient respectées ; une métonymie d’une grande puissance, qui place la fonction avant l’humain ; un terme banal, mais qui évoque bien des dérives totalitaires. « J’y ai réfléchi, dit Leroux. Un temps, je les ai appelés les poux. Je me suis demandé si je les appelais les screws, comme dans les prisons. Je leur ai cherché toutes sortes de surnoms, puis je me suis arrêtée sur “les uniformes” parce que ça avait quelque chose de neutre, qui ne les désigne pas immédiatement comme des geôliers […]. Les uniformes représentent le pouvoir, ce sont ceux qui ont des droits à l’intérieur des institutions. Ceux qui ont ton sort entre leurs mains. »

« … C’est un euphémisme et, dans les faits, c’est ça qui m’intéressait.
Je voulais parler du mensonge, et le mensonge est jusque dans la langue qu’on utilise. »

Une réflexion similaire s’est esquissée autour du terme « inlogés ». Néologisme ? Plutôt la traduction littérale de « unhoused », qui gagne du terrain aux États-Unis. « Eux, ils ne sont pas logés. On ne sait pas comment c’est arrivé, sourit Leroux en haussant les épaules pour relever l’absurdité de la chose. C’est un euphémisme et, dans les faits, c’est ça qui m’intéressait. Je voulais parler du mensonge, et le mensonge est jusque dans la langue qu’on utilise. » À preuve, encore si près de nous : le fameux terme « présentiel ». « Quand on a commencé à l’utiliser, enchaîne l’autrice, ce mot-là me brisait le cœur. Il n’y avait pas de mot pour ça avant, on n’en avait pas besoin. Il a l’air de rien, mais le mot “présentiel” désigne une crise épouvantable qu’on a tous traversée ensemble. Et je pense que ces euphémismes un peu hypocrites viennent souvent des gouvernements. »

Évidemment, l’acronyme HAPPI, splendide représentant de la novlangue managériale, a lui aussi été longuement pesé : « Est-ce qu’ils ont choisi cet acronyme par ironie, par hypocrisie ou par utopisme ? Est-ce une injure, une injonction de plus ? », demande Sidonie. Même recherche créative pour le mot « gouiche », une « pâte informe » et fade, qui constitue l’unique plat distribué aux inlogés, à l’image de celle servie « dans toutes les formes d’institutions totales – prisons, asiles, hôpitaux », ajoute Leroux, qui l’a aussi réfléchie comme une métaphore « aussi dépersonnalisée que le traitement réservé aux résidents ».

Démêler le factuel du littéraire

Contribuant à nous faire tourner les pages avec avidité, la structure de Peuple de verre a reçu autant de soins que son style. Majoritairement constitué du journal de Sidonie, narré au « je », le roman inclut aussi des échanges dialogués des séances avec Régine, sa thérapeute obligée, de même que de puissantes phrases-chocs qui nous percutent par leur justesse autant qu’elles nous intriguent.

En venir à cette construction, « ça a été le plus compliqué », reconnaît Leroux. « J’ai travaillé avec Nicolas Dickner, qui m’a beaucoup aidée à prendre conscience des enjeux narratifs. J’avais décidé que j’aurais une narratrice non fiable, mais comment montrer ça ? À un certain moment, c’est devenu incontournable d’avoir un autre élément formel qui permettrait de jeter un éclairage là-dessus. Avec les paramètres que je m’étais donnés, je ne pouvais pas ne pas avoir une voix extérieure qui challenge Sidonie. » De là, l’ajout des échanges du tac au tac, entre Sidonie et Régine, qui font tranquillement craquer le vernis, et, seules sur leur page, les phrases mystérieuses et lapidaires.

« Démêler le factuel du littéraire », par exemple, est un des crédos qui a habité le projet de la romancière. « Pour avoir du succès comme femme autrice, il faut parler de soi. Ce qui m’intéresse, c’est le côté sociologique de cette injonction ; il faut se dénuder. Ça me tentait de parler de moi, alors j’ai tiré des passages entiers de mon journal personnel, je les ai augmentés. J’ai trouvé satisfaisant d’écrire du vrai, mais je voulais aussi jouer avec cette pression-là. » Car il en va de la narration en apparence autofictive comme des fake news : il faut garder l’œil ouvert et le sens critique affûté pour y voir clair… surtout quand on lit, dans une autre de ces phrases saisissantes, que « l’écriture est une prophétie auto-réalisatrice ».

L’autrice explique avoir vécu plusieurs expériences troublantes en ce sens. Pour son livre précédent, elle avait inventé un virus avec des symptômes similaires à la grippe, qui tuait juste les personnes âgées… puis la Covid est arrivée. Pour le présent roman, elle a commencé à écrire sur la crise du logement. Puis elle a appris que son immeuble était à vendre. Selon elle, le travail d’écriture de nombreuses femmes témoigne de cas de figure semblables. « J’ai appris il y a quelques années que les grenouilles sont parmi les premiers organismes à observer pour savoir s’il y a quelque chose de toxique dans leur milieu, parce qu’elles respirent par leur peau. Des fois, je me demande si on n’est pas des grenouilles, les écrivaines. On ressent des choses que les autres ne voient pas. On aime les mots, mais on sait aussi qu’il y a des choses qui se cachent sous les mots – et on a appris à les décoder. »

S’il est bien une vérité et une certitude aisées à décoder, c’est que la lucidité, la sensibilité et l’intelligence de Catherine Leroux ont contribué à construire un roman enlevant, et que sa réticence à qualifier sa fiction de dystopie est on ne peut plus légitime. « On est déjà dans une dystopie. Dans Capitalisme carcéral [Éditions de la rue Dorion, 2020], Jackie Wang montre entre autres que c’est lucratif de construire des prisons […]. Il y a des lieux dans le monde où c’est déjà comme dans Peuple de verre ou pire. » Tout cela, alors que la crise du logement qui s’aggrave grossit chaque jour les rangs d’« une population condamnée aux miettes des métropoles », dépossédée de toute intimité, « fragile et transparente comme le verre ». « Une transparence, conclut l’autrice, qui est aussi celle de la vérité par opposition au mensonge. »

Peuple de verre, Catherine Leroux, Éditions Alto, 2024, 292 p., 27,95 $, 9782896946488.