À tâtons, dans le noir
Si le milieu littéraire devait cocher son statut relationnel avec le polar sur une quelconque plateforme sociale, il aurait sans doute sélectionné « C’est compliqué » jusqu’à assez récemment ; une dynamique ancrée dans son histoire. Le polar apparaît en effet au Québec dès la fin du 19e siècle (d’autres, moins puristes, diraient même 1837, en invoquant Philippe-Aubert de Gaspé fils ou François-Réal Angers). La littérature québécoise est alors grandement influencée par les classiques français, si bien qu’à l’époque, « la littérature populaire n’est pas populaire », me lance Norbert Spehner, dont le sens de la formule ne cessera de me réjouir tout au long de l’entrevue.
« Ubald Paquin, Jean Féron, Jules Larivière, notamment, publient alors de véritables romans policiers. Le premier détective de la littérature policière québécoise s’appelle Jules Laroche. Ce héros, de Alexandre Huot, a été un peu conçu sur le modèle d’Arsène Lupin et compagnie, soit des détectives qui enquêtent sur des personnes se livrant à des activités criminelles… un peu pour passer le temps. » Leur éditeur, Édouard Garand, publie non seulement des romans policiers, mais aussi historiques et d’amour, ce qui suscite la réprobation de la critique officielle. « Il se fait traiter de tous les noms », ajoute Spehner, ce qui n’empêche pas Garand d’introduire la mode des fascicules. Le format, très peu cher, pullulera de 1920 à 1940, se vendant à peine quelques sous et s’écoulant à des milliers d’exemplaires chaque semaine.
Dans les années qui suivent, IXE-13, Diane la belle aventurière et autres westerns campés au Manitoba font partie des centaines de fascicules à voir le jour au Québec. Puis, c’est le calme. « Pas le temps de rigoler avec des romans policiers » dans les années 1970 ; la population québécoise se questionne sur son identité, le discours sur l’indépendance est sur toutes les lèvres, « ce n’est pas une période propice au genre », explique le spécialiste.
Il faut donc attendre les années post-référendaires pour que l’intérêt du lectorat soit ravivé par la plume bien trempée dans le crime d’une nouvelle autrice : Chrystine Brouillet, « la locomotive du genre au Québec ! », illustre avec éloquence le critique. Chère voisine remporte le prix Robert-Cliche en 1982, mais ce sont ses deux titres publiés à Paris, chez Denoël, qui attirent les projecteurs sur le polar québécois : Le poison dans l’eau (1987) et Préférez-vous les icebergs ? (1988), réédité par La courte échelle en 2012. En 1989, le roman d’une autre Québécoise est repris chez Denoël : Copies conformes, de Monique Larue, un hommage au Faucon maltais de Dashiell Hammett tout juste paru au Québec chez Lacombe.
Mais s’il se publie alors quelques romans policiers dans la province chaque année, ceux-ci sont « des orphelins qui ne trouvent pas toujours leur public », d’autant plus qu’on n’identifie pas clairement le genre sur leur couverture, « parce que perçu comme mauvais », me dit Spehner sans mâcher ses mots. Compliqué, disions-nous.
L’effet Alire
Bref, toujours pas de collection structurée ni de production foisonnante en matière de roman policier au Québec jusqu’à ce qu’une nouvelle maison change la donne en 1996 : les éditions Alire. « Il y a un avant et un après Alire », confirme Spehner. « Alire a fait la preuve que les livres de poche pouvaient se vendre et être rentables, que la littérature de genre avait un avenir au Québec. La maison publiait au départ surtout de la science-fiction, du fantastique et de la fantasy, puis elle a commencé à publier des thrillers et des policiers, avec Patrick Senécal et Jean-Jacques Pelletier. Ils ont eu des bestsellers ! Du coup, quand on fait la preuve que c’est rentable, les autres vont suivre. »
Mais l’apport d’Alire, selon Spehner, se situe aussi à un autre niveau : celui des perceptions à l’endroit du roman policier et autres paralittératures : « Alire a décomplexé le genre. » Les genres, même, pourrions-nous dire. L’engouement pour la maison dans les salons du livre est vite manifeste : les files pour les signatures s’étirent et le kiosque de la maison est bien fourni, grâce à une production régulière soutenue. D’autres maisons d’édition suivent donc l’exemple et des collections, comme « Expression noire », chez Libre Expression, apparaissent. « La collection est tombée aujourd’hui, mais Libre Expression publie toujours des polars ! », souligne Spehner, qui collige religieusement toutes les parutions en polar québécois. Non seulement a-t-il publié Le roman policier en Amérique française, dont les trois volumineux tomes couvrent les parutions « depuis la nuit des temps » jusqu’à 2020, dit-il en s’amusant de la boutade, mais il produit depuis annuellement un document qui témoigne de la production québécoise foisonnante. Il se penche présentement sur l’année 2022, pour laquelle il a répertorié jusqu’ici pas loin de 120 titres. Mais il y a un hic : « De ce nombre, il y en a une trentaine de lisibles, à cause d’un nombre grandissant d’autoéditions. Beaucoup de gens veulent écrire du polar. Mais soit les calendriers éditoriaux sont pleins, soit la valeur de certaines propositions n’est pas assez bonne… »
Faudrait-il craindre que le genre s’étiole ? Pour l’heure, concentrons-nous sur les maisons qui publient les titres de grande qualité qu’ingère le critique pour assouvir sa boulimie. Il cite notamment « Boréal Noir », qui « a de très bons auteurs et autrices ainsi que des traductions de polars canadiens-anglais », « Héliotrope Noir », qui publie entre autres « Maureen Martineau et André Marois en format qui n’est ni poche ni grand format », Leméac, chez qui Anna Raymonde Gazaille fait paraître « de bons romans littéraires, très bien écrits et intéressants au niveau des intrigues », Fides, qui connaît un beau succès avec Jean-Louis Blanchard, « dont l’approche du polar comique s’est raffinée d’œuvre en œuvre », et Ronald Lavallée, qui a signé « Tous des loups, un roman remarquable ! ». À cette première série s’ajoutent les éditions Guy Saint-Jean, Goélette, Triptyque, Mains libres, VLB et d’autres encore !
Trucider son voisin est une occupation universelle
Mais sur le plan du contenu, en quoi le polar québécois contemporain diffère-t-il du polar français ou européen ? À quelle eau s’abreuve-t-on, de ce côté-ci de la grande flaque qu’est l’Atlantique ? « La thématique générale, c’est le crime. Trucider son voisin est une occupation qui appartient à tous les peuples », me lance Spehner avec humour, avant de tracer un portrait de ce qui distingue les polars écrits ici et qu’il me résume en trois points.
Il y a d’abord la présence de notre territoire, avec nos saisons, la neige, « ce qui fait que le Québec est le Québec ». Le critique souligne que certaines maisons d’édition en font même une exigence au sein de leur ligne éditoriale. Les romans publiés chez Héliotrope, notamment, doivent se dérouler dans une région très définie – et celle-ci doit en outre jouer un rôle dans l’intrigue. « Maureen Martineau, par exemple, a publié un roman qui se déroule dans une zec. Il y a donc tout ce côté un peu exotique pour le lectorat européen », qui n’a pas toujours bien accueilli ce qui constitue le deuxième élément de distinction, à savoir : la langue. « Vous ne faites pas dialoguer des truands dans une langue châtiée », s’amuse Spehner, qui porte à mon attention les défis que le français québécois, particulièrement dans son registre familier, a entraînés pour l’exportation en France… Une situation qui a heureusement évolué ces dernières années, certains auteurs, autrices et responsables de l’édition d’origine refusant d’apporter des modifications aux dialogues pour le Vieux Continent, leur préférant plutôt quelques notes de bas de page ou un glossaire explicatif. Enfin, conclut-il, il y a le fait que les polars québécois sont un reflet de notre société. Par exemple, dans un des trois polars coups de cœur de l’année 2021 du critique, Elizabethville, Marie-Françoise Taggart aborde la situation des femmes autochtones (« agressions sexuelles, meurtres, disparitions ») dans son intrigue qui nous plonge dans une ambiance à la Twin Peaks…
Quand publier du polar n’est plus un crime, le succès suit !
Près de deux décennies après l’arrivée des éditions Alire, qui a donné un nouvel élan au polar québécois, celui-ci connaît un succès qui ne se dément pas et qui s’explique par divers facteurs, selon le critique d’expérience. En plus du délaissement du tabou lié au roman policier, qui a mené « les maisons d’édition à se déniaiser » et a par extension stimulé la popularité du polar, la variété de genres du polar lui-même a eu un important rôle à jouer dans l’engouement, me dit Spehner. « Noir, historique, thriller, polar comique… Tous sont représentés dans notre marché », souligne-t-il. À chaque adepte sa ou ses variétés – et l’avenir du polar sera bien gardé.
Mais il faut aussi tenir compte, dans cette réussite, d’un facteur à la fois commercial, géographique et symbolique : l’exportation. Selon Norbert Spehner, « de plus en plus de maisons d’édition étrangères sont intéressées [par le polar d’ici], sans compter celles du Canada anglais. De grandes maisons françaises, comme Rivages, publient Andrée A. Michaud et Luc Chartrand ; le classique Fleuve Noir édite Patrick Senécal ; Martin Michaud est publié en Belgique, Roxanne Bouchard est traduite en allemand… Ça, c’est important pour les auteurs et les autrices, ça ouvre d’autres marchés et ça donne un certain prestige ».
Tel le vent qui propulse un voilier abritant un tueur en série fuyant les enquêteurs, les prix littéraires contribuent également à faire avancer le polar dans la bonne direction. En perdre un est donc bien dommage, laisse tomber Spehner en déplorant la fin, en 2017, du festival international de littérature policière Les Printemps meurtriers de Knowlton. « C’était une bonne occasion de rencontrer le public québécois. Ça durait presque une semaine, le festival invitait des noms du Québec et de l’étranger (R.J. Ellory, Jacques Saussey, Ian Manook…) pour créer des ponts. Pour la pépinière d’autrices et auteurs présents, ça entraînait un effet d’émulation, des rencontres avec des personnes susceptibles de les publier. » Cet effervescent et très couru bouillon de culture qui s’est éteint après cinq éditions en raison d’un manque de financement a produit son effet, et le boulimique de romans policiers aimerait bien que semblable initiative revoie le jour. Car si le prix Saint-Pacôme du roman policier est bien implanté depuis 2002 et qu’il apporte un rayonnement certain aux finalistes et lauréats, sa remise vient avec le bémol de durer « seulement un soir ». À quand un nouvel événement qui concentrerait les acteurs de la scène québécoise du polar au même endroit pendant quelques jours afin de – qui sait – galvaniser le genre plus encore ?
Ceci dit, il faut encore ajouter un autre outil à l’arsenal du succès du polar québécois. Spehner nomme les collectifs et anthologies. Hautement appréciés du côté anglo-saxon (« les anglophones en raffolent »), « ces ouvrages n’ont jamais autant eu la cote que maintenant dans la francophonie », affirme le critique. On dénote encore un peu de réticence ici, nuance-t-il, mais une série dirigée par Richard Migneault a obtenu – et continue d’obtenir – un certain succès : Crimes à la bibliothèque, Crimes à la librairie et Crimes à l’école invitent des plumes québécoises et françaises à écrire une nouvelle ayant pour contrainte d’être campée dans le lieu cité en couverture. Dans Crimes à la bibliothèque, par exemple, les bibliothèques d’un sous-sol d’église, d’une école secondaire ou d’une ville servent ainsi de décor à un crime imaginé par les 17 auteurs et autrices, dont plusieurs sont déjà mentionnés dans cet article. Une façon intéressante d’aller à leur rencontre avant de se mettre sous la dent une de leurs pièces de résistance…
Enfin, impossible de parler du développement du polar québécois sans mentionner l’apport des adaptations au cinéma et en séries télévisées, qui contribuent à faire connaître le genre à un public plus large. Spehner me rappelle qu’il y a d’abord eu, en 2002, l’adaptation par Jean Beaudin du roman Le Collectionneur, de Chrystine Brouillet, puis, plus récemment, la série Victor Lessard basée sur l’enquêteur des thrillers de Martin Michaud, avec Patrice Robitaille dans le rôle-titre et Julie Le Breton dans celui de Jacinthe Taillon, sa partenaire malengueulée. Le critique porte aussi à mon attention Le cri du cerf, de Johanne Seymour (qui pilotait Les Printemps meurtriers jadis), qui a été adapté en série en 2015. C’est Céline Bonnier, qui incarnait l’enquêtrice Kate McDougall. Enfin, l’intérêt à adapter des polars québécois au petit et au grand écran ne semble pas près de s’essouffler, en témoigne le récent tournage aux Îles-de-la-Madeleine d’une série inspirée du roman On finit toujours par payer de Jean Lemieux, fort apprécié par Spehner : joué par Patrick Hivon, le détective André Surprenant y enquête dans le décor ébouriffé par le vent de Cap-aux-Meules.
L’attrait de l’interdit
Après plus d’une heure à discuter avec une encyclopédie vivante du polar québécois, il était temps de savoir d’où vient l’attrait de Norbert Spehner pour ce genre : est-il tombé dedans quand il était petit ? Une mouche (évidemment noire !) l’a-t-elle piqué à l’âge adulte ? « Je suis un grand lecteur de tout. Petit, en France, je lisais la Bibliothèque verte, Jules Verne, Alexandre Dumas… Mes parents étaient des lecteurs de polars, qu’ils échangeaient avec les voisins. Ils m’avaient interdit de les lire, alors la première chose que j’ai fait ? Je les ai lus ! », me dit-il, espiègle.
Mais comme tant de littéraires, le Québécois d’adoption fait un jour sa maîtrise et « passe aux choses sérieuses ». C’est seulement lorsqu’il commence à enseigner au collégial qu’il renoue avec les genres considérés comme moins nobles : « Je donnais un cours sur les paralittératures au Cégep Édouard-Montpetit : science-fiction, fantastique, roman policier… ». Puis, lorsqu’il fonde la revue Requiem (qui deviendra plus tard Solaris), qui se consacre à la science-fiction, il laisse complètement tomber le polar. « C’est ma femme qui s’y est mise, elle ramenait des sacs du Palais du livre. On y allait le dimanche comme d’autres vont à la messe ! »
Il faut encore attendre pour que son intérêt pour le policier rejaillisse, ce qui vient éventuellement par le détour d’un cours qu’il donne sur la recherche bibliographique. « Je me suis posé la question : est-ce que le polar québécois existe ? » La réponse a été « oui », et sa passion grandit aussi vite qu’un feu de brousse. En 2000, il publie Le roman policier en Amérique française et est propulsé à l’avant-scène du genre, auquel les journalistes s’intéressent parallèlement. Il fait la une des cahiers culturels de La Presse et du Devoir, l’engouement pour son travail – et le polar lui-même – est manifeste. Un jour, son téléphone sonne : La Presse l’invite à remplacer son critique de romans policiers, qui a quitté… Le reste appartient à l’histoire. Il y demeurera 16 ans, comptera ensuite parmi les membres fondateurs de la revue Alibi et deviendra par la force des choses (et pour l’amour du genre) le gardien de la mémoire du roman policier au Québec. Un gardien fidèle, qui ne voit pas le jour où il se dérobera à sa mission. « Le côté recherche bibliographique continue de m’intéresser, je ne vais pas lâcher cet aspect-là, franchement ! » Et, franchement, on peut lui dire merci pour ça.