Collections | Volume 10 | numéro 2

Entrevues et portraits

Muscles et ecchymoses : le combat de Mikella Nicol

Après un silence de six ans de Mikella Nicol, nous est arrivé ce printemps son étonnant Mise en forme, un récit hyper personnel se trempant les pieds dans l’essai documentaire. Au cœur du livre : l’obsession corporelle observée et décortiquée comme un enjeu à la fois intime et politique. Voilà qui diverge des deux premières œuvres fictionnelles de l’autrice. Ou pas. Car une foule de thématiques communes traversent les trois titres, dont l’indignation, et même la colère devant les injustices subies par la moitié de l’humanité. Rencontre avec Mikella Nicol, une écrivaine.

Marilyse Hamelin

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Elle arrive en nage par un formidable matin de mai. Dehors, le vert tendre des feuillages tire vers le chartreuse sous les rayons dorés les caressant de leurs promesses. Une pensée me transperce: quel contraste avec les couleurs froides qui tapissent les pages chez Mikella Nicol ! Du premier roman – au titre équivoque – Les filles bleues l’été et leur spleen éternel, au cyan des habits de nylon des prêtresses du fitness, en passant par la couverture saphir glacier d’Aphélie, tout crie « J’ai les bleus ! », comme dans tristesse et même dépression, chez cette écrivaine incapable d’échapper au monde dans lequel elle vit.

La forme de ton dernier livre m’intrigue. Pourquoi un « récit documentaire », par ailleurs extrêmement fouillé ?

C’est un livre auquel je réfléchis depuis 2018. Je n’avais pas de porte d’entrée par la fiction ; je n’étais pas capable de trouver comment m’y prendre. Peut-être étais-je trop proche du sujet, qu’il appelait trop à la confession ? Ça m’a pris du temps, j’avais beaucoup de réticence.

Qu’est-ce qui t’a décidée ?

Je voulais confirmer des intuitions. La toute première était de déconstruire le discours selon lequel faire de l’exercice aide à se sortir de la dépression. Une partie est forcément vraie, les hormones et tout ça, c’est prouvé, mais la façon dont les femmes font du sport, le plus souvent, c’est le fitness. Pour la majorité, le rapport à l’entraînement physique revient toujours à la mise en forme. Or mon intuition c’était que cela n’allait pas m’aider à me sortir de mon état, au contraire même. Alors j’ai lu des textes scientifiques de philosophes du sport et de chercheuses et j’ai effectivement trouvé beaucoup d’informations sur les troubles de l’image et la dépression, ainsi que la dysmorphie corporelle qui découle en partie de l’entraînement.

Donc, l’idée de bouger pour aller mieux, c’est un mensonge ? Ou, à tout le moins, il y a des non-dits ?

Disons que c’est un point aveugle. Quand on parle des bienfaits scientifiquement documentés de l’exercice physique, il faut se rappeler que la plupart des études prennent la perspective masculine. C’est un peu la même chose avec la recherche sur les médicaments; pendant longtemps, ils n’étaient que testés sur des hommes. On se fait dire des choses [sur le fitness], mais, dans la réalité, je ne sais pas à quel point regarder des filles faire de l’exercice en petit top de sport peut nous aider… Ou, en tout cas, il faut vraiment être capable d’un super détachement pour ne pas absorber le monde dans lequel on vit, ce que je suis incapable de faire.

Y a-t-il une part de haine de soi qui nous pousse vers l’entraînement physique compulsif ? Je me souviens, dans les années 1990, c’était à la mode de pester contre les dictats de la minceur qu’on voyait dans les magazines de mode, mais au moins c’était très frontal, clair et net ce contre quoi on se battait, alors que là on nous dit que c’est pour notre bien, que le fitness est bon pour notre santé mentale…

Oui, exactement, et je savais que c’était un point sensible, car on est vraiment dans l’ère du bien-être et du self care  ; or je voulais fouiller là-dedans et sortir les affaires qui clochent…

Comme la notion d’empowerment ou plutôt cette fausse reprise de pouvoir que promet la mise en forme ?

Ça, c’est la chose que je trouve la plus difficile à décortiquer. Je consomme encore beaucoup de fitness et ça revient tout le temps : « reprendre le contrôle de sa vie, devenir une meilleure personne »… C’est une logique de productivité : si vous êtes capable de faire votre entraînement, vous êtes capable d’accomplir de grandes choses aujourd’hui. Mais c’est quoi cette équation-là ? Moi, l’exercice, je ne peux pas arrêter d’en faire sans ressentir de la culpabilité, donc quel est mon pouvoir, en fait ? D’ailleurs, la dépendance à l’exercice est de plus en plus connue. Je ne savais même pas que ça existait quand j’ai commencé à écrire le livre, c’est une youtubeuse qui me l’a appris. C’est un des symptômes négatifs de l’entraînement. Ç’a été documenté, on peut développer une sorte d’obsession, et là ce n’est jamais assez. Il y a aussi la question de l’anxiété, qui se cache souvent derrière les troubles alimentaires et l’entraînement compulsif, qui servent alors à procurer une sensation de contrôle sur sa vie. Sachant cela, quelle est au juste cette forme de pouvoir qu’on nous vend ?

En fin de compte, ce qui est implicite dans le discours autour du fitness, c’est qu’améliorer notre apparence physique va nous ouvrir des portes. Que la confiance en nous soudainement acquise va nous permettre de triompher. Mais n’est jamais abordée l’idée de développer de la confiance en soi autrement qu’en lien avec notre apparence ! Il y a aussi dans ce discours le sous-entendu que tout est acquis pour les femmes, que l’égalité est atteinte, et que la seule chose qui reste, au fond, c’est de gagner les unes sur les autres. C’est très post-féministe : on peut tout accomplir, tout est facile et l’important c’est d’être meilleure que les autres. On nous vend de nous vendre. C’est jamais dit comme ça, mais sinon au final pourquoi travailler autant son esthétique ? C’est forcément pour se démarquer, et en plus avec les critères du male gaze. On dirait que tout le monde le sait, mais on n’en parle pas tant au final. On a honte de participer à ça, et donc le grand tabou nous maintient dans ce statu quo paradoxal.

Au fond l’obsession de la mise en forme, sorte de quête de minceur grossophobe déguisée parce que taboue, nous maintient dans un état d’assujettissement ?

Exactement ! Et je suis fascinée par ma propre aliénation. Déjà, dans Aphélie, c’est complètement ça, sauf que la narratrice ne voit pas son angle mort. Je tenais à créer une narratrice qui n’est pas féministe. C’était un peu ça, la caractérisation. Ça n’existe pas pour elle, elle n’y pense pas et elle ne pense pas que ses problèmes peuvent venir de là. Or dans Mise en forme, c’est exactement le contraire. Je dis : je suis aliénée, et voici pourquoi. Je voulais vraiment m’attaquer à ça de front parce que ça me fâche trop. Ça me revient souvent en tête : je me vois sur mon lit de mort, à repenser à tout le temps que j’aurai mis là-dedans, même juste mentalement, à l’espèce de fardeau de ne pas s’accepter et de ne pas vouloir se laisser aller. Ça me terrorise de réaliser que j’aurai pensé à ça toute ma vie, à m’éviter de profiter de repas, de vin… Des fois, je regarde les gars et je les envie.

Ne crois-tu pas que les hommes aussi ont cette pression ?

Ben non. Ben, disons, beaucoup moins. Ce n’est pas comparable, sauf dans la communauté gaie, là un peu plus. Il y a des standards, des archétypes de différents modèles qui sont jugés attirants, comme le gars super musclé ou celui super mince, qui ressemble à un adolescent. Là tu peux développer un trouble alimentaire et tout ça, mais les gars hétéros, ce n’est vraiment pas comparable. Ils peuvent reconnaître qu’ils sont gros ou être un petit peu complexés, mais ils n’auront pas de conséquences, de problème à se trouver un emploi; et puis il y a des femmes qui vont s’intéresser à eux quand même.

C’est courageux de le dire je trouve…

Mais, en même temps, c’est tellement une évidence que c’est de la mauvaise foi de ne pas le reconnaître.

Ton indignation, elle est là depuis le début de ton écriture ?

Oui, mais là je pense que je la canalise davantage directement [avec un ouvrage de «non-fiction» à caractère autobiographique].

Comment expliques-tu que ton deuxième roman, Aphélie, paru en 2017, soit un peu « passé dans le beurre » en comparaison avec le succès monstre de ton premier livre ?

Je suis allée dans une autre direction et je pense que les gens n’aiment pas ça, en général. C’est un peu le syndrome de la deuxième œuvre, qui se produit tant en musique qu’en littérature. Le premier roman était très poétique, le deuxième plus narratif. Ils proposent des rapports à la féminité très différents. Et puis, en fait, ce que j’ai finalement compris, c’est que les gens n’aimaient pas la narratrice; ils ont encore de la misère à tolérer une narratrice anti-héroïne. Pourtant, dans la littérature, la moitié des personnages masculins en sont. Mais la gentillesse, la bonté, la bienveillance, la douceur, sont des qualités féminines par excellence et c’est dur de déroger, même en fiction.

Penses-tu écrire d’autres livres ?

J’espère en avoir l’impulsion encore un jour, mais, pour l’instant, je suis très contente de ne pas écrire. Je n’ai pas besoin que ce soit souvent parce que ça me tue. On dirait que je me sens coupable d’avoir besoin de le faire; je me demande « pourquoi je prends cette place-là ? ». Et puis quand je dis « ça me tue », c’est que ma santé mentale est toujours inexistante quand je termine un livre.

Ce qui est dur aussi dans écrire, c’est que, puisque je travaille à temps plein, je fais ça les soirs et les fins de semaine. Je relie beaucoup l’écriture à l’épuisement. Surtout le processus après l’écriture, qui mène à la parution du livre. Toute la semaine du lancement, c’était vraiment le fun, mais après, c’était là où j’étais le plus épuisée.

Comment gères-tu la notion d’«œuvre utile», le fait que ton livre va être lu par des femmes et même des très jeunes ?

Ça, c’est la partie la plus le fun. Même avec Les filles bleues de l’été, au fil des ans, j’ai reçu des centaines de messages, majoritairement de filles. Avec Mise en forme, j’ai l’impression d’avoir écrit un livre que j’aurais voulu lire quand j’étais jeune. Je ne pense pas que ça s’adresse à des personnes jeunes nécessairement, mais je suis fâchée de ne pas avoir eu d’éducation par rapport à tout ce que j’aborde dans le livre quand j’étais jeune, donc le fait que mon travail puisse servir, ça me motive beaucoup.

J’ai envie de revenir sur la dureté de ton œuvre, des trois livres, leur côté sombre. Il me semble que c’est important. Surtout avec le type d’écriture dans Mise en forme, le fragment, qui participe à l’expression, et l’esthétique, si je puis dire, de la souffrance des femmes, du trauma…

Il y a des gens qui m’ont beaucoup reproché la noirceur de mon premier livre, c’est revenu souvent, plus dans ma famille et avec mes amis. Ils disaient «mon Dieu c’est tellement bizarre que tu écrives ça, c’est pas ça que tu dégages», des trucs comme ça qui sont quand même surprenants parce qu’on parle de littérature, de fiction. Mais ça m’a gênée. Je suis vraiment une personne qui se sent mal de vivre, dans le sens que j’ai la culpabilité facile. Ça m’a fait me demander si j’aurais dû faire les choses autrement. Peut-être que j’ai été un peu plus sensible à ça après, que j’ai essayé de faire des livres moins durs.

Encore là, il me semble qu’on ne dirait jamais ça à un homme… Et je ne trouve pas que c’est un défaut qu’une œuvre soit dure. C’est un reflet de la réalité ; c’est dur, la vie…

Oui et j’ai toujours pensé qu’on doit pouvoir montrer ces choses-là. C’est en tout cas le rapport que j’ai à la littérature.

Mise en forme, Mikella Nicol, Le Cheval d’août, coll. « Grand format », 2023, 160 p., 23,95 $, 9782924491836.

Aphélie, Mikella Nicol, Le Cheval d’août, coll. « Grand format », 2017, 128 p., 20,95 $, 9782924491232.

Les filles bleues de l’été, Mikella Nicol, Le Cheval d’août, coll. « Coursière (poche) », 2017, 128 p., 10,95 $, 9782924491249.