Collections | Volume 10 | numéro 2

Article de fond

Explorer le monde hors des sentiers battus

Josiane Cossette

S’inscrire dans une longue tradition éditoriale ne signifie pas rouler dans des ornières – et encore moins enfiler des œillères. Rencontre avec Nicholas Dawson et Pierre-Luc Landry, directeurs littéraires chez Triptyque, et Guylaine Girard, éditrice chez XYZ, deux maisons d’édition québécoises bien établies qui continuent d’innover pour regarder le monde autrement. Certaines collections osent même, avec bienveillance et créativité, aspirer humblement à le changer.

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Réparer le monde, un essai à la fois

« Une collection d’essais qui se présente comme un atelier pour prendre en réparation le monde, un fragment à la fois. Un laboratoire pour réfléchir à de nouvelles solutions afin d’envisager la vie autrement. Une exploration des possibles pour colmater les fissures de nos manques d’humanité, réparer notre quotidien. » Cette présentation, en ouverture de chaque livre de la collection « Réparation », lancée chez XYZ à l’automne 2022, ne pourrait mieux incarner l’essence de ces essais destinés à nous remmailler et qui appellent les notes de « Calfeutrer les failles » de Tire le coyote pour encore plus de beauté.

Lorsque Guylaine Girard a officiellement proposé cette nouvelle collection à XYZ en 2020, maison à laquelle elle s’était jointe un peu plus tôt, en 2018, cela faisait une bonne dizaine d’années que l’idée roulait dans son esprit. L’éditrice d’expérience souhaitait démarrer une vraie collection d’essais, écrits par un « je » qui va chercher les références et pose la réflexion d’une manière originale, pour rien de moins que « réparer le monde » – ce dont on a bien besoin, convenons-en… Dès qu’elle en a parlé à Myriam Caron-Belzile, directrice littéraire des Éditions XYZ, celle-ci a accueilli la proposition à bras ouverts. « Nous sommes deux sœurs séparées à la naissance, on a le même genre de regard sur notre métier, on forme une équipe, on n’aurait pas pu imaginer mieux », me dit Guylaine Girard, au bout du fil. C’est ainsi que, en deux ou trois phrases, l’idée était cristallisée, et la machine, lancée. Alors en pleine pandémie, le besoin de retisser les liens et le tissu social se voyait exacerbé, et le changement de normalité ouvrait les esprits à accueillir de nouvelles façons d’être au monde.

Reposant sur une ligne éditoriale forte, innovante, la collection se veut résolument littéraire. Le texte de présentation en témoigne, d’ailleurs, aussi signifiant et travaillé du contenant que du contenu. À l’instar des textes que la collection propose, il nous transporte. « Comme on va au garage, avec notre voiture, on essaie de réparer les choses, d’ouvrir les fenêtres, d’ouvrir les esprits – et de se permettre de penser les problèmes autrement », continue Guylaine.

Une pensée et des mots qui portent

Très vite, l’éditrice s’est attelée à aller chercher des plumes; des plumes qui auraient un souffle, qui sauraient de quoi elles parlent, pour poser une problématique clairement et proposer des solutions, « bien qu’il ne s’agisse aucunement de guides », précise-t-elle. Ceci apparaît d’ailleurs comme une évidence dès que l’on feuillette l’un des cinq titres publiés lors de la rédaction de cet article : nous sommes dans la pensée, la sensibilité, la construction d’un meilleur vivre-ensemble – et il n’existe pas de recette toute faite pour concrétiser pareil chantier. « Je prête l’oreille à tout ce qui se passe, aux débats et aux questions de l’heure, mais aussi à long terme », me dit l’éditrice, qui sort ses antennes pour aller chercher des essayistes « qui ont une pensée qui porte et qui l’expriment dans des mots qui portent ».

Cherchant à réparer le monde avec une profondeur de fond et une finesse de forme, la collection se distingue en gravitant autour de trois grands moteurs.

D’abord, celui des grandes questions de société. C’est le cas pour l’essai d’Yvan Bordeleau, qui pose la question : L’éducation à la citoyenneté guérira-t-elle la démocratie ? Ensuite, celui de la philosophie, comme peut le faire Marc Boucher dans La révolution du regard silencieux, tout premier titre de la collection, ou encore Amadou Sadjou- Barry, qui réfléchit à l’immigration à partir du concept original des identités-passerelles. L’identité étant posée comme un territoire, les identités-passerelles permettent de penser la société en dehors des conflits. Il s’agit d’un livre écrit « avec courage et clairvoyance, qui prend des mots étiquetés qui créent souvent des chicanes, pour les revisiter et leur redonner un sens », me confie fièrement l’éditrice, qui espère que « les politiques en parlent ». Enfin, le moteur du terrain, dont les réflexions sont le fruit d’une expérience concrète. Par exemple, Nourrir la ville vient de l’implication de l’autrice auprès de l’organisme Mon quartier nourricier, dans Hochelaga. « Marie- Pierre Beauvais a étudié l’organisme sur le terrain, ses jardins, ses serres, ses cours pour cuisiner, conserver et cultiver, destinés à outiller des personnes en situation de pauvreté », explique Guylaine Girard. De la praxis, les deux pieds sur terre (et les mains dedans), est née une réflexion plus vaste, solidaire, pour venir à bout des déserts alimentaires en créant une ville facile à vivre, résolument communautaire.

Des idéalismes comme remèdes au cynisme

Si pour réparer, il faut d’abord rêver et aspirer à mieux, les idéaux mis de l’avant dans les essais sont très concrets – et les changements positifs auxquels ils invitent sont modulables. Dans Loger à la même adresse, Gabrielle Anctil construit une réflexion très fouillée sur les communautés intentionnelles, une manière de « conjuguer nos forces face à la crise du logement, l’isolement et la pauvreté ». Pour ce faire, elle se nourrit de sources variées, du scénario solarpunk, où les membres d’une communauté intentionnelle se solidarisent dans un monde écologiquement hypothéqué et menacé par la montée de l’extrême droite, à la collecte de témoignages.

Cofondatrice de La Cafétéria, une communauté « qui nourrit et loge ses membres et leurs aspirations en favorisant le partage des savoirs et la mutualisation des ressources » basée dans le quartier Hochelaga, à Montréal, Gabrielle Anctil a elle-même proposé son manuscrit à l’éditrice. « Moi, Guylaine Girard, ça m’a ébranlée, dans ma vie privée, avec une maison, en banlieue, une voiture, dans ma petite vie individualiste. Après ma lecture, je ne me suis pas convertie, au sens où je n’irai pas vivre demain matin dans une communauté intentionnelle, mais je me suis mise à penser deux ou trois affaires autrement : est-ce que je pourrais louer un petit loyer, avoir quelqu’un qui habite avec moi lorsque ma fille quittera la maison ? Je révise ma façon de vivre, ça ouvre une fenêtre. »

On revient donc aux fenêtres de pensée, qu’on craque pour créer un rafraîchissant courant d’air, à l’image du vent qui souffle doucement dans le dos de la collection depuis ses débuts. Car, alors que trouver son lectorat est de plus en plus difficile, selon l’éditrice, « Réparation » a vite su y parvenir. « Ça demeure très difficile pour l’essai au Québec, comme pour la poésie, par ailleurs. On n’est pas de grands lecteurs d’essai, ici. Il faut un effort de plusieurs éditeurs, comme Lux, Atelier 10 et Écosociété, parce qu’on a besoin de réfléchir aux contingences de la société en s’ancrant, en même temps, dans le présent. »

Remmailler la société, donc, mais aussi nouer des liens dans le milieu du livre – et entre les essayistes. Quand Guylaine Girard évoque le laboratoire, elle insiste sur l’effet de collection, qu’elle souhaite très fort. Et les relations humaines ont grandement à voir dans l’équation. « Je veux que mes auteurs et autrices se parlent, c’est ce que devrait être une collection; créer un lieu de réflexion. » De plus en plus, la maison met donc en place des discussions, des lancements, des tables rondes, afin de créer de l’activité dans les librairies. « Ce sont des lieux intellectuels où l’on aime échanger. On a eu un échange formidable dans une librairie formidable. On est sortis de là stimulés, pleins d’idées. Pour moi, c’est ça animer le livre dans la société », me dit-elle avant d’enchaîner en parlant de l’essai de Marc Boucher, qui dialogue d’environnement avec sa fille au milieu de l’ouvrage.

« L’épreuve du monde, elle se passe dans le monde. Les jeunes générations sont écologistes, elles veulent protéger, ne pas polluer, mais ma fille ne va jamais dans la nature. On défend la nature, mais on n’est plus en contact avec elle », me dit Guylaine Girard. « C’est un peu de ça que parle Marc Boucher dans son livre », dans lequel il nous invite à fermer les écrans et à sortir un peu ; à renouer avec le regard non médié par le numérique.

Donner à lire des voix qu’on n’entend pas

Curieuse et sensible, l’éditrice enthousiaste entrevoit une foule de sujets pour des ouvrages futurs. Elle aimerait notamment publier des titres qui traitent d’éducation, de gouvernance et de santé, mais qui innovent en évitant de ressasser les discours existants. Elle constate aussi que moins de femmes que d’hommes sont portées vers l’essai. Ce que les jeunes ont à dire l’intéresse, aussi. « On n’est plus connecté avec les personnes plus âgées, ni avec les jeunes : ils ont des idées, comment peut-on leur remettre un micro sous la bouche, les entendre ? J’aimerais qu’on réfléchisse à la jeunesse comme contributrice à la société. Les jeunes ont le regard, les technologies, ils vivent avec la pollution; ils sont en train de penser et je trouve qu’on ne les entend pas suffisamment. » Puis, elle me lance, sans détour : « Les voix qu’on n’entend pas, c’est une préoccupation, chez moi. »

Trois titres ont été publiés à l’automne 2022, lors du lancement de la collection. XYZ a alors opté pour des tirages modestes, par prudence. Mais avec les deux derniers titres, parus au printemps 2023, « ça prend son envol », s’enthousiasme Guylaine Girard, qui me précise que les tirages ont doublé. « La thématique de la réparation interpelle, c’est très porteur. » Mais il y a aussi la manière : l’approche non dogmatique charme, elle aussi. Les essais et les solutions qu’ils portent sont à la mesure de tout le monde – et tentent de parler à tout le monde. Un lecteur et une lectrice à la fois.

« On aime penser qu’on monte un édifice. Notre slogan est “Réparer le monde, un essai à la fois”. Peut-être que quand on aura 20 ou 30 titres, on aura quelque chose. » Et au-delà du littéraire et du legs éditorial, parions que ce quelque chose aura un réel impact sur notre société qui a bien besoin d’être rafistolée.

À découvrir dans la collection « Réparation » de XYZ

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Premier titre à être publié dans la collection « Réparation » de XYZ, La révolution du regard silencieux : vouloir la beauté du monde est aussi le premier livre de son auteur, MARC BOUCHER, qui aspire à réveiller notre capacité d’émerveillement face au réel. Pour y arriver, nous dit-il, il faut déjà prendre conscience de ce qui cloche, à commencer par le rythme effréné qui caractérise nos vies, de plus en plus médiées par des écrans et des interactions qui nourrissent notre ego. C’est ce regard silencieux, patient et contemplatif, qui arrivera à le faire taire; qui nous permettra de renouer avec la beauté du monde. Au cœur de la guerre de l’attention à laquelle se livrent marques, médias et compagnies de tout acabit, l’ouvrage de Marc Boucher invite à « ralentir, oser un éloignement du conformisme, se débarrasser de ce qui éteint notre désir afin de voir la beauté ». Écrit avec une plume que l’on dirait trempée dans un élixir rare, l’essai agit comme un baume.

(XYZ, coll. « Réparation », 2023, 232 p., 20,95 $, 978-2-89772-407-8.)

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Depuis 14 ans, la journaliste indépendante GABRIELLE ANCTIL habite et construit La Cafétéria, une communauté intentionnelle du quartier Hochelaga à Montréal. Dans Loger à la même adresse : conjuguer nos forces face à la crise du logement, l’isolement et la pauvreté, après une mise en perspective historique passionnante qui soulève déjà son lot de questions et de constats, l’autrice décortique la recette de son milieu de vie pour en dégager les réussites, les écueils et les apprentissages. Profonde, la réflexion puise à de multiples sources sans jamais s’alourdir. Lucide, elle met aussi le doigt sur les obstacles qui se dressent devant la mise en place de davantage de communautés intentionnelles dans notre société. Quand on repose l’ouvrage, une brèche s’est ouverte dans notre esprit : et si ces « familles choisies », structurées avec sensibilité et où les conversations agissent comme un liant essentiel, étaient effectivement un ingrédient central de la société plus solidaire et équitable dont plusieurs rêvent ?

(XYZ, coll. « Réparation », 2023, 191 p., 21,95 $, 978-2-89772-434-4.)

Foutre le bordel (pour l’amour)

Fondée en 1977, Triptyque n’avait que très rarement changé de mains lorsque Nicholas Dawson en est devenu le directeur littéraire, en 2021. Arrivé là quelques années plus tôt comme écrivain, il avait d’abord repris la collection « Poèmes ». Quand on lui a éventuellement proposé de succéder à Jeannot Clair, il a accepté, à certaines conditions. « Il y avait alors un grand nombre de collections. Je ne me sentais pas à l’aise de diriger de la science-fiction, du roman policier, du théâtre. On a fermé ces collections. Mon acceptation était aussi conditionnelle à ce que Pierre-Luc Landry continue à diriger la collection “Queer”. »

C’est d’ailleurs à trois que s’est déroulée la foisonnante discussion; la collection « Queer », riche de l’apport et de la vision de Pierre-Luc, teintant énormément le projet éditorial renouvelé de Triptyque. « Quand je suis arrivé chez Triptyque, on était à réfléchir de quoi la maison aurait l’air pour les 40 prochaines années, dit-il. J’avais vraiment envie de travailler avec des auteurs et autrices queers, de leur donner un endroit pour exister, pour habiter. Une maison. » Il allait de soi, pour Pierre-Luc Landry, que cette collection allait s’inscrire dans le temps long. Clair, aussi, qu’elle ne comporterait pas de mention de genre (littéraire). Quand Nicholas a pris la relève comme directeur littéraire, il avait notamment pour mission de « “queerer” le reste de la maison d’édition ».

« Il y avait beaucoup de choses à faire. C’est une maison d’édition qu’on commençait tout juste à comprendre à cause du nombre de collections, mais aussi parce qu’on publiait trop – environ 25 livres par année ! Nota bene regroupait à l’époque cinq maisons d’édition, mais avec les ressources nécessaires pour en faire tourner une seule », pose lucidement Nicholas. On lui a donc demandé de réduire et clarifier la production en s’inspirant de « Queer », parce que cette collection était « celle qui répondait le plus à un besoin dans le milieu, et qu’elle était la plus facile à comprendre ».

Ce choix permettait non seulement de réduire le nombre de titres publiés annuellement, mais, du même coup, de façonner une maison d’édition plus saisissable. Préciser la ligne éditoriale était d’ailleurs une mission connexe, que Nicholas Dawson s’est efforcé de remplir en évitant certains écueils. « Les aspects qui différencient les maisons d’édition [les unes des autres] tiennent souvent à la personnalité et au réseau des gens qui les dirigent. Je voulais que Triptyque soit une maison qui propose plus que juste mon réseau, que les gens qui publient chez nous. » L’éditeur a donc cherché le juste milieu entre ce qui l’intéressait, lui, comme directeur de la collection « Poèmes », et ce qui semblait ressortir le plus dans la collection « Queer ». « Au-delà des genres littéraires, au-delà du style, je cherchais des manières d’être, des postures, des manières d’écrire qui ne sont pas juste formelles, poursuit-il. Je cherchais des valeurs, qui peuvent être des positions, des idéologies politiques. »

Ce souhait s’assortissait du désir de graviter autour de la pluralité et de valoriser l’expression des subjectivités « plutôt que juste l’invention de mondes pour se sortir du monde actuel », avec un parti fort pour l’hybridité, et pas seulement formelle ou littéraire, mais aussi identitaire. Enfin, la bienveillance et la compassion s’imposaient également, « même si c’est un peu quétaine », lance-t-il à la blague – ce à quoi on peut vigoureusement s’opposer. Ceci dit, les pierres angulaires se sont posées de manière assez organique; il s’agissait davantage d’une évolution que d’une révolution de la ligne éditoriale, qui s’inscrit harmonieusement dans celle du groupe éditorial Nota bene, résolument féministe, antiraciste et intersectionnel.

La collection « Queer » : au-delà des genres

Décider de rassembler sous une collection des plumes se réclamant d’une subjectivité queer pour oblitérer la mention de genre littéraire ne manque pas d’audace. Devant les impératifs de la mise en marché, il convient assurément de bien réfléchir avant d’oser franchir ce pas. Et le questionnement se renouvelle presque à chaque titre – pas pour reculer, mais bien dans le but de donner aux livres la chance de vivre une belle vie.

« Quand on a décidé de miser sur la notion de “queer”, ne pas mettre de mention de genre était aussi un geste queer », note Pierre-Luc avant que Nicholas saisisse la balle au bond. « Il faut faire confiance aux gens. Tout le monde embarque sur l’idée du genre, on est conditionné un peu comme ça, on catégorise le livre. Les gens savent à quel genre appartient le livre même si ce n’est pas écrit sur la couverture, parce qu’entre nous et le lectorat, il y a la diffusion. »

Le genre se trouve ainsi au centre des discussions entre Triptyque et son diffuseur, Gallimard. Lorsqu’une mention est présente sur la couverture, il n’y a rien à ajouter, mais lorsque celle-ci est absente, comme c’est le cas pour la collection « Queer », il faut réfléchir pour que le titre soit bien positionné sur les tablettes des librairies et obtienne sa juste chance dans les sélections aux prix littéraires.

Trop de Pascale, de Pascale Bérubé, a ainsi donné lieu à maintes réflexions. « L’hybridité la plus totale, c’est rare, dit Nicholas Dawson. Son livre, Pascale l’a écrit comme un recueil de poésie, mais elle a ultimement décidé que c’était un récit poétique. On ne lui a pas accolé de genre parce que ça appartient à la collection “Queer”, mais un genre, c’est aussi une communauté. Pascale appartient plus à la communauté des poètes que des romanciers. On s’amuse avec la métamorphose pour jouer avec les chemins du milieu littéraire. Je n’ai jamais senti un problème dans la réception. »

« Les livres se modulent en fonction de la personne qui en fait la lecture », poursuit Pierre-Luc, qui estime qu’on peut lire Trop de Pascale comme de la poésie, comme un essai, comme un récit, et que notre réception en sera différente. De plus, complète-t-il, certains lecteurs et certaines lectrices ont besoin du genre littéraire, alors que pour d’autres, ça n’a aucune importance. « Le genre littéraire se rapproche en quelque sorte du genre sociosexuel : il est important pour certaines personnes, alors que d’autres sont fluides ou “indécidées” », ajoute-t-il, avant de préciser que le genre a un impact réel du point de vue institutionnel. « C’est là où l’on y réfléchit le plus. À cause de la dimension commerciale, il faut le nommer. On fait des livres qu’on veut vendre. »

Un accompagnement radicalement humain

Comme l’un des aspects de la ligne éditoriale consiste à mettre la subjectivité au cœur des besoins, il va de soi pour Triptyque d’offrir un accompagnement très personnel, et de mettre un grand soin dans le travail éditorial, mais aussi humain. « Vu qu’on ne publie pas beaucoup, soit sept livres originaux et une traduction par année, les calendriers se remplissent vite. Ça peut être frustrant, mais ce que ça nous laisse, c’est de l’espace et du temps pour travailler », dit Nicholas.

La réalité est connue, rappellent les directeurs littéraires : la plupart des gens qui sont publiés ne subsistent pas grâce à l’écriture seule. Il leur est impossible de s’y consacrer à temps plein. Avoir le luxe (et l’obligation) du temps long permet donc d’éviter certaines violences qui peuvent surgir en cours de processus, d’autant plus que les auteurs et autrices de Triptyque abordent souvent des sujets très sensibles. « Les gens pensent beaucoup à nous pour les projets qui sont de l’ordre de la confidence. Pour moi, ce que ça veut dire, c’est de ne pas utiliser une méthode infaillible qui fonctionne pour tous les livres. Pour moi, ça, c’est de la violence. Je demande aux gens comment ils veulent qu’on travaille. On a du temps, donc moi, j’ai le temps de m’adapter à toi. Les personnes ont aussi la liberté de changer leur propre méthode de travail en cours de route », explique Nicholas Dawson.

Les contraintes temporelles étant intrinsèques au mode de production d’un livre, le temps que l’on met à s’ajuster peut parfois dire que le livre sort un an plus tard, dit le duo… Ce qui crée de la place dans le calendrier – et tant mieux pour les personnes qui s’y faufilent. Tout le monde y gagne.

« C’est super important qu’on en parle, ça ne se voit pas nécessairement dans le produit final, toutes ces relations. Ce à quoi Triptyque ressemble de plus en plus, c’est à un réseau de relations entre êtres humains qui ont un objectif partagé de faire de la littérature, mais ce n’est pas seulement le produit final qui importe, c’est aussi tout le chemin », dit Pierre-Luc Landry, qui souligne en outre que son collègue a été la première personne de sa carrière à lui dire de « penser aussi à la qualité de vie de tout le monde qui va travailler sur ce texte ».

Changer le monde se fait donc aussi au cœur de la maison, des processus, des procédés. Il importe « de bousculer les façons de faire, de ne pas reproduire les violences du système, souvent homophobes, racistes, misogynes »  ; il importe de « foutre [gentiment] le bordel pour apparaître dans la littérature ». Ralentir, se soustraire à certains impératifs, Nicholas et Pierre-Luc voient cela comme « une résistance pacifique ». La bienveillance et la compassion sont, selon eux, indispensables pour qu’advienne une lutte plutôt qu’un affrontement. Plus encore, il s’agit de privilèges qu’on devrait pouvoir étendre à tout le monde.

Chez Triptyque, en somme, l’innovation participe d’une révolution douce, « en famille », pleine de beauté et de joie. Une façon d’exister sans se justifier.

À découvrir chez Triptyque

Triptyque_TroublesNosOmbres_C1 © Jennifer Bélanger

Sous la direction de JENNIFER BÉLANGER, le collectif Troubles, nos ombres rassemble des plumes LGBTQ2IA+ dans un espace sécuritaire résolument littéraire. Invitées à prendre la parole, ces ombres le font de façon plurielle, qui s’incarne sous plusieurs formes. Du calligramme de Marilou Craft à l’essai autoréflexif de Martine Delvaux, dont « personne ne sait que le il du roman qui raconte [s]on histoire avec Anna masque ce elle qu’elle a été dans [s]a vie »  ; de lettre en récit poétique, chaque texte charrie ses traumatismes, secrets et blessures, Jennifer Bélanger ayant voulu entendre le collectif sur « ces moments où, pour s’émanciper, il avait presque fallu qu’iels y laissent leur peau ». Réfléchi lors de la vague #MeToo, Troubles, nos ombres fait « apparaître nos résistances » à l’heure où la montée de la droite aux États-Unis fragilise plus que jamais les droits des personnes minorisées. Avec la collaboration d,Étienne Bergeron, Julie Bosman, Marilou Craft, Nicholas Dawson, Martine Delvaux, Sandrine Galand, Maude Lafleur, Maël Maréchal, Roxane Nadeau, Mélanie O’Bomsawin et Justina Uribe.

(Tryptique, coll. « Queer », 2023, 180 p., 25,95 $, 978-2-89801-193-1.)

Triptyque-NousSommesUnContinent_C1

Elle est d’origine colombienne; lui, d’origine chilienne. Elle a notamment publié Mon ennemie Nelly (Hamac, 2019) et lui, Désormais, ma demeure (Triptyque, 2020). En 2018, KARINE ROSSO et NICHOLAS DAWSON amorcent des échanges épistolaires qui cimenteront leur amitié et donneront lieu à Nous sommes un continent : correspondance mestiza. Marchant dans les traces de Gloria Anzaldúa, écrivaine, poète et théoricienne queer de la culture chicana, le binôme s’interroge notamment avec sensibilité sur la notion de frontière (la frontera d’Anzaldúa) pour se réclamer à la fois de l’ici et de l’ailleurs, du français et de l’espagnol, de la fiction et de la théorie, « car [ils sont] beaucoup plus que cela et tout cela à la fois ». Vulnérable, d’une acuité rare, cette correspondance nomme les blessures et les transcende à la fois, en se faisant l’incarnation d’une riche hybridité en toutes choses « pour habiter, encore une fois, this bridge we call home ».

(Tryptique, coll. « Difforme », 2021, 198 p., 25,95 $, 978-2-89801-136-8.)

Triptyque-UneSorteDeRenaissance_C1 © Luu Do (Pixabay)

2153. À Monojoly, le meurtre d’un mouton vient bouleverser la destinée des habitants ayant survécu à la Grande Explosive. Autour de l’événement (un « mouticide»), des personnages s’agitent: Ludmilla, étudiante révoltée qui remet en question l’ordre établi ; Lord Dubuc, professeur aigri convaincu d’avoir un « esprit supérieur »; Guillaume Vercel, enquêteur ; Georges, travailleur nostalgique de la vie de ses ancêtres. Se situant quelque part entre la fable philosophique, le roman d’anticipation post-apocalyptique et le roman d’enquête, Une sorte de renaissance est le premier livre d’ANAËL TURCOTTE. Cette « histoire de feux, d’enlèvements, de tâches administratives, de fin du monde, de reliques et de rivières » interroge non sans dérision notre rapport à l’Histoire, à la vérité et aux quêtes de sens, dans un style littéraire rendu vivant grâce à une utilisation contrastante des différents registres de langue.
(Tryptique, coll. « Fictions », 2022, 210 p., 25,95 $, 978-2-89801-178-8.)