Réparer le monde, un essai à la fois
« Une collection d’essais qui se présente comme un atelier pour prendre en réparation le monde, un fragment à la fois. Un laboratoire pour réfléchir à de nouvelles solutions afin d’envisager la vie autrement. Une exploration des possibles pour colmater les fissures de nos manques d’humanité, réparer notre quotidien. » Cette présentation, en ouverture de chaque livre de la collection « Réparation », lancée chez XYZ à l’automne 2022, ne pourrait mieux incarner l’essence de ces essais destinés à nous remmailler et qui appellent les notes de « Calfeutrer les failles » de Tire le coyote pour encore plus de beauté.
Lorsque Guylaine Girard a officiellement proposé cette nouvelle collection à XYZ en 2020, maison à laquelle elle s’était jointe un peu plus tôt, en 2018, cela faisait une bonne dizaine d’années que l’idée roulait dans son esprit. L’éditrice d’expérience souhaitait démarrer une vraie collection d’essais, écrits par un « je » qui va chercher les références et pose la réflexion d’une manière originale, pour rien de moins que « réparer le monde » – ce dont on a bien besoin, convenons-en… Dès qu’elle en a parlé à Myriam Caron-Belzile, directrice littéraire des Éditions XYZ, celle-ci a accueilli la proposition à bras ouverts. « Nous sommes deux sœurs séparées à la naissance, on a le même genre de regard sur notre métier, on forme une équipe, on n’aurait pas pu imaginer mieux », me dit Guylaine Girard, au bout du fil. C’est ainsi que, en deux ou trois phrases, l’idée était cristallisée, et la machine, lancée. Alors en pleine pandémie, le besoin de retisser les liens et le tissu social se voyait exacerbé, et le changement de normalité ouvrait les esprits à accueillir de nouvelles façons d’être au monde.
Reposant sur une ligne éditoriale forte, innovante, la collection se veut résolument littéraire. Le texte de présentation en témoigne, d’ailleurs, aussi signifiant et travaillé du contenant que du contenu. À l’instar des textes que la collection propose, il nous transporte. « Comme on va au garage, avec notre voiture, on essaie de réparer les choses, d’ouvrir les fenêtres, d’ouvrir les esprits – et de se permettre de penser les problèmes autrement », continue Guylaine.
Une pensée et des mots qui portent
Très vite, l’éditrice s’est attelée à aller chercher des plumes; des plumes qui auraient un souffle, qui sauraient de quoi elles parlent, pour poser une problématique clairement et proposer des solutions, « bien qu’il ne s’agisse aucunement de guides », précise-t-elle. Ceci apparaît d’ailleurs comme une évidence dès que l’on feuillette l’un des cinq titres publiés lors de la rédaction de cet article : nous sommes dans la pensée, la sensibilité, la construction d’un meilleur vivre-ensemble – et il n’existe pas de recette toute faite pour concrétiser pareil chantier. « Je prête l’oreille à tout ce qui se passe, aux débats et aux questions de l’heure, mais aussi à long terme », me dit l’éditrice, qui sort ses antennes pour aller chercher des essayistes « qui ont une pensée qui porte et qui l’expriment dans des mots qui portent ».
Cherchant à réparer le monde avec une profondeur de fond et une finesse de forme, la collection se distingue en gravitant autour de trois grands moteurs.
D’abord, celui des grandes questions de société. C’est le cas pour l’essai d’Yvan Bordeleau, qui pose la question : L’éducation à la citoyenneté guérira-t-elle la démocratie ? Ensuite, celui de la philosophie, comme peut le faire Marc Boucher dans La révolution du regard silencieux, tout premier titre de la collection, ou encore Amadou Sadjou- Barry, qui réfléchit à l’immigration à partir du concept original des identités-passerelles. L’identité étant posée comme un territoire, les identités-passerelles permettent de penser la société en dehors des conflits. Il s’agit d’un livre écrit « avec courage et clairvoyance, qui prend des mots étiquetés qui créent souvent des chicanes, pour les revisiter et leur redonner un sens », me confie fièrement l’éditrice, qui espère que « les politiques en parlent ». Enfin, le moteur du terrain, dont les réflexions sont le fruit d’une expérience concrète. Par exemple, Nourrir la ville vient de l’implication de l’autrice auprès de l’organisme Mon quartier nourricier, dans Hochelaga. « Marie- Pierre Beauvais a étudié l’organisme sur le terrain, ses jardins, ses serres, ses cours pour cuisiner, conserver et cultiver, destinés à outiller des personnes en situation de pauvreté », explique Guylaine Girard. De la praxis, les deux pieds sur terre (et les mains dedans), est née une réflexion plus vaste, solidaire, pour venir à bout des déserts alimentaires en créant une ville facile à vivre, résolument communautaire.
Des idéalismes comme remèdes au cynisme
Si pour réparer, il faut d’abord rêver et aspirer à mieux, les idéaux mis de l’avant dans les essais sont très concrets – et les changements positifs auxquels ils invitent sont modulables. Dans Loger à la même adresse, Gabrielle Anctil construit une réflexion très fouillée sur les communautés intentionnelles, une manière de « conjuguer nos forces face à la crise du logement, l’isolement et la pauvreté ». Pour ce faire, elle se nourrit de sources variées, du scénario solarpunk, où les membres d’une communauté intentionnelle se solidarisent dans un monde écologiquement hypothéqué et menacé par la montée de l’extrême droite, à la collecte de témoignages.
Cofondatrice de La Cafétéria, une communauté « qui nourrit et loge ses membres et leurs aspirations en favorisant le partage des savoirs et la mutualisation des ressources » basée dans le quartier Hochelaga, à Montréal, Gabrielle Anctil a elle-même proposé son manuscrit à l’éditrice. « Moi, Guylaine Girard, ça m’a ébranlée, dans ma vie privée, avec une maison, en banlieue, une voiture, dans ma petite vie individualiste. Après ma lecture, je ne me suis pas convertie, au sens où je n’irai pas vivre demain matin dans une communauté intentionnelle, mais je me suis mise à penser deux ou trois affaires autrement : est-ce que je pourrais louer un petit loyer, avoir quelqu’un qui habite avec moi lorsque ma fille quittera la maison ? Je révise ma façon de vivre, ça ouvre une fenêtre. »
On revient donc aux fenêtres de pensée, qu’on craque pour créer un rafraîchissant courant d’air, à l’image du vent qui souffle doucement dans le dos de la collection depuis ses débuts. Car, alors que trouver son lectorat est de plus en plus difficile, selon l’éditrice, « Réparation » a vite su y parvenir. « Ça demeure très difficile pour l’essai au Québec, comme pour la poésie, par ailleurs. On n’est pas de grands lecteurs d’essai, ici. Il faut un effort de plusieurs éditeurs, comme Lux, Atelier 10 et Écosociété, parce qu’on a besoin de réfléchir aux contingences de la société en s’ancrant, en même temps, dans le présent. »
Remmailler la société, donc, mais aussi nouer des liens dans le milieu du livre – et entre les essayistes. Quand Guylaine Girard évoque le laboratoire, elle insiste sur l’effet de collection, qu’elle souhaite très fort. Et les relations humaines ont grandement à voir dans l’équation. « Je veux que mes auteurs et autrices se parlent, c’est ce que devrait être une collection; créer un lieu de réflexion. » De plus en plus, la maison met donc en place des discussions, des lancements, des tables rondes, afin de créer de l’activité dans les librairies. « Ce sont des lieux intellectuels où l’on aime échanger. On a eu un échange formidable dans une librairie formidable. On est sortis de là stimulés, pleins d’idées. Pour moi, c’est ça animer le livre dans la société », me dit-elle avant d’enchaîner en parlant de l’essai de Marc Boucher, qui dialogue d’environnement avec sa fille au milieu de l’ouvrage.
« L’épreuve du monde, elle se passe dans le monde. Les jeunes générations sont écologistes, elles veulent protéger, ne pas polluer, mais ma fille ne va jamais dans la nature. On défend la nature, mais on n’est plus en contact avec elle », me dit Guylaine Girard. « C’est un peu de ça que parle Marc Boucher dans son livre », dans lequel il nous invite à fermer les écrans et à sortir un peu ; à renouer avec le regard non médié par le numérique.
Donner à lire des voix qu’on n’entend pas
Curieuse et sensible, l’éditrice enthousiaste entrevoit une foule de sujets pour des ouvrages futurs. Elle aimerait notamment publier des titres qui traitent d’éducation, de gouvernance et de santé, mais qui innovent en évitant de ressasser les discours existants. Elle constate aussi que moins de femmes que d’hommes sont portées vers l’essai. Ce que les jeunes ont à dire l’intéresse, aussi. « On n’est plus connecté avec les personnes plus âgées, ni avec les jeunes : ils ont des idées, comment peut-on leur remettre un micro sous la bouche, les entendre ? J’aimerais qu’on réfléchisse à la jeunesse comme contributrice à la société. Les jeunes ont le regard, les technologies, ils vivent avec la pollution; ils sont en train de penser et je trouve qu’on ne les entend pas suffisamment. » Puis, elle me lance, sans détour : « Les voix qu’on n’entend pas, c’est une préoccupation, chez moi. »
Trois titres ont été publiés à l’automne 2022, lors du lancement de la collection. XYZ a alors opté pour des tirages modestes, par prudence. Mais avec les deux derniers titres, parus au printemps 2023, « ça prend son envol », s’enthousiasme Guylaine Girard, qui me précise que les tirages ont doublé. « La thématique de la réparation interpelle, c’est très porteur. » Mais il y a aussi la manière : l’approche non dogmatique charme, elle aussi. Les essais et les solutions qu’ils portent sont à la mesure de tout le monde – et tentent de parler à tout le monde. Un lecteur et une lectrice à la fois.
« On aime penser qu’on monte un édifice. Notre slogan est “Réparer le monde, un essai à la fois”. Peut-être que quand on aura 20 ou 30 titres, on aura quelque chose. » Et au-delà du littéraire et du legs éditorial, parions que ce quelque chose aura un réel impact sur notre société qui a bien besoin d’être rafistolée.