Un livre à quatre mains
En 1980, Serge Bouchard soutient, sous la direction de l’anthropologue Bernard Arcand, une thèse de doctorat sur les camionneurs à laquelle il reviendra régulièrement par la suite : elle lui servira d’inspiration pour certains de ses articles et de ses livres. Au cours des années et même des décennies suivantes, il envisage la publication d’une version remaniée de ses recherches, mais le temps lui manque. C’est Mark Fortier, sociologue de formation et éditeur chez Lux, qui prendra finalement le relais : « Ce projet est arrivé à temps, en pleine période de confinement. J’ai lu attentivement la thèse de Serge et j’ai tout de suite vu le livre que je pouvais en extraire, car on retrouve en germe, dans le texte brut, les filiations intellectuelles et esthétiques ainsi que les intuitions poétiques qui marqueront l’œuvre de l’auteur. Concrètement, j’ai réécrit le document au complet. La vision de Serge est demeurée intacte, tout comme sa perspective anthropologique sur le métier de camionneur. Cela dit, j’ai procédé à un travail de mise en forme : j’ai supprimé les parties plus académiques et retravaillé les enchaînements, notamment les débuts et les fins de chapitres.
« Ce projet est arrivé à temps, en pleine période de confinement. J’ai lu attentivement la thèse de Serge et j’ai tout de suite vu le livre que je pouvais en extraire, car on retrouve en germe, dans le texte brut, les filiations intellectuelles et esthétiques ainsi que les intuitions poétiques qui marqueront l’œuvre de l’auteur. »
Mark Fortier
Par exemple, j’ai intégré les citations des camionneurs à l’ensemble du manuscrit et je leur ai donné une forme plus littéraire, plus agréable à lire que dans la thèse, tout en respectant le style de Serge et ses intuitions. »
Une thèse avant-gardiste
Dans Du diesel dans les veines, Bouchard jette un regard unique et sérieux sur le milieu des camionneurs, auquel peu de chercheurs se sont intéressés jusqu’à maintenant. Adoptant une approche similaire à celle du cinéaste Pierre Perrault et privilégiant le genre du reportage anthropologique, il accorde une tribune aux personnes avec lesquelles il s’entretient. Ces grands nomades du monde boréal ont leur humour bien particulier, leur façon de s’exprimer et d’interagir entre eux, leurs codes, leurs signes, leurs symboles et leurs façons de faire. De tels éléments sont à la base de la sous-culture des camionneurs, à cheval entre la tradition et la modernité. D’ailleurs, d’après Mark Fortier, l’œuvre entière de Serge Bouchard est tiraillée entre ces deux paradigmes : « On sent chez l’essayiste un certain parti pris pour la tradition, mais sa poétique est ancrée dans un imaginaire de la route et des grands espaces, ce qui est en soi novateur. Déjà, lors de ses études doctorales, Bouchard relègue en quelque sorte la tradition aux oubliettes : aux approches fonctionnaliste, structuraliste et marxiste, très en vogue à l’époque, il préfère la perspective des cultural studies, alors en pleine émergence. »
L’art de raconter des histoires
Anthropologue, Serge Bouchard possède aussi un sens inné du storytelling. « Dans les entretiens qu’il mène, dans les données qu’il recueille, souligne Mark Fortier, Serge voit du récit. Souvent, il prend des anecdotes totalement banales et les élève au rang de récits, au sens le plus noble du terme. C’est pourquoi des segments du livre en apparence très simples – comme la difficulté, pour les camionneurs, de combattre le sommeil – deviennent des histoires tantôt drôles, tantôt touchantes, mais toujours empreintes de poésie. » Soulignons que les personnages au cœur de ces récits souffrent : grand défenseur de l’expérience humaine dans ce qu’elle a de plus magnifique, mais aussi de plus sombre, Bouchard ne cherche pas à enjoliver la réalité des camionneurs, qui doivent composer avec plusieurs difficultés, dont la solitude cuisante. « Mais ces obstacles, rappelle Fortier, sont les conditions qui favorisent la création de cette sous-culture autonome de camionneurs. »
L’un des principaux legs de Serge Bouchard est certainement son regard unique et perspicace sur le monde et les gens qui en font partie. Du diesel dans les veines en témoigne de façon éloquente. Ne serait-ce que pour cette raison, il faut lire ce dernier opus et (pourquoi pas ?) découvrir les autres ouvrages de l’écrivain ou y retourner.