Article de fond
L’intérêt grandissant pour les littératures autochtones
Frédérique Saint-Julien
Depuis quelques années, les littératures autochtones ont le vent dans les voiles. La 10e édition du Salon du livre des Premières Nations qui se déroulait en novem-bre 2021 dans la région de Québec a connu un vif succès. En France, la maison d’édition Dépaysage compte déjà quatre titres d’auteurs issus des Premières Nations et Inuit dont Kukum de l’auteur innu de Mashteuiatsh, MICHEL JEAN, qui a reçu le Prix France-Québec 2020, le prix Vleel 2021 ainsi que le prix littéraire Nature Nomade 2021, et un cinquième titre paraîtra au courant de l’année 2022.
Au Québec, les Éditions Hannenorak, première maison d’édition autochtone agréée dans la province, compte à elle seule une soixantaine de publications d’auteurs et autrices des premiers peuples et plusieurs autres éditeurs et éditrices consacrent une partie de leur catalogue à ces littératures.
Récemment, les enjeux autochtones ont été plus présents dans les médias, notamment suite à l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées ou au décompte de plus de 4100 enfants décédés dans 139 pensionnats autochtones à travers le Canada.
Le pas de l’Indien est léger Son empreinte est ineffaçable
–JEAN SIOUI, Le pas de l’Indien (Éditions Cornac, 2017)
À la Foire du livre de Francfort qui se déroulait l’automne dernier, la gouverneure générale du Canada Mary Simon, elle-même Inuk, déclarait que « Dans le Nord et dans toutes les régions du Canada, les peuples autochtones réaffirment leur présence sur le territoire et revendiquent leur identité. Nous nous efforçons de reconnaître et d’accepter un chapitre sombre et douloureux de notre histoire – de notre véritable histoire. » Ces événements ont mené à une curiosité davantage marquée envers les cultures des premiers peuples et par le fait même envers les littératures.
Je lis autochtone !
En juin dernier, dans le cadre du Mois national de l’histoire autochtone, en partenariat avec le regroupement des librairies indépendantes du Québec, les Éditions Hannenorak lançaient l’initiative « Je lis autochtone ! », afin de présenter au lectorat toute la diversité des littératures autochtones. Si la poésie ou le conte ont longtemps été les principaux genres associés à ces littératures, on retrouve aujourd’hui au sein du corpus littéraire autant des œuvres de fictions que des essais, des biographies ou encore des albums jeunesse. Et, malgré le poids de la colonisation, une touche d’humour bien particulière est souvent présente dans les écrits des auteurs et autrices des premiers peuples.
L’émergence des littératures autochtones permet non seulement de faire tomber des préjugés, mais donne également l’espoir aux jeunes des Premières Nations et Inuit de faire entendre leur voix via le chemin de l’écriture.
Suggestions de livres
Le droit au froid
SHEILA WATT-CLOUTIER
Avec Le droit au froid, SHEILA WATT-CLOUTIER, militante écologiste québécoise inuk, essayiste et politicienne, soutient que les changements climatiques menacent certaines cultures, dont la sienne. La défense des droits des peuples du Nord lui a d’ailleurs valu plusieurs prix et la nomination au prix Nobel en 2007. Ce « droit au froid » n’est pas un droit individuel et l’expression renvoie « à l’environnement circumpolaire, au territoire arctique, au mode de vie pour lequel la glace et la neige constituent des ingrédients essentiels ». L’Arctique, comme nous sommes tentés de l’imaginer, n’est pas un désert de glace, mais bien un milieu de vie qui se dégrade à vitesse grand V pour les habitants du Nord canadien, de l’Alaska, du Groenland et de la Sibérie. La fonte de la banquise, qui risque de faire disparaître des villages complets, la présence accrue de polluants organiques persistants dans l’alimentation traditionnelle des communautés e une période de gel de plus en plus courte qui met la vie des chasseurs en danger ne sont que quelques exemples liés directement avec les changements climatiques. L’autrice nous rappelle dans cet essai que : « pour protéger les droits humains reconnus, il faut aussi protéger les populations de la dévastation causée par les perturbations de l’environnement ».
Écosociété, 2019, 360 p. Harmonia Mundi Livre 25 €Tanite Nene Etutamin Nitassi? Qu’as-tu fait de mon pays
AN ANTANE KAPESH
AN ANTANE KAPESH, écrivaine innue, est la toute première femme autochtone à avoir publié un livre en innu-aimun et français. Publié pour la première fois aux Éditions impossibles en 1979, Tanite Nene Etutamin Nitassi? Qu’as-tu fait de mon pays? réédité aujourd’hui chez Mémoire d’encrier, est un conte philosophique d’une grande qualité littéraire. En cinq courts tableaux, l’écrivaine nous dépeint la colonisation du territoire du point de vue de ceux qui l’ont subie. L’autrice Naomi Fontaine dans la préface de la présente édition compare l’enfant du récit au Petit Prince de Saint-Exupéry au sens où il sert au lecteur de guide « pour explorer une vision du monde complexe pour un petit, mais qui éveille chez l’adulte un sentiment d’indignation ». Kauitenitakushiht, qui veut littéra- lement dire « les drôles », a été justement traduit par l’anthropologue José Mailhot par le terme Polichinelles, avec un P majuscule dans le but de conférer une identité nationale au colonisateur. Le récit permet une excellente amorce pour ouvrir le dialogue relativement aux abus du système colonial.
Mémoire d’encrier, 2020, 96 p. Harmonia Mundi Livre 16 €Kuei, je te salue. Conversation sur le racisme
NATASHA KANAPÉ FONTAINE, DENI ELLIS BÉCHARD
C’est en 2016 que l’autrice, comédienne et artiste en arts visuels innue NATASHA KANAPÉ FONTAINE et le romancier, journaliste et photographe canadien DENI ELLIS BÉCHARD ont entamé un échange épistolaire sur le racisme. Kuei, je te salue. Conversation sur le racisme en est aujourd’hui à sa deuxième édition. Comprenant une trentaine de lettres, le livre aborde le racisme présent envers les Autochtones, le génocide culturel, le racisme dans les médias et sa montée en puissance à la suite de l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, la notion de privilèges, ou encore la colonisation. Nous retrouvons dans ce livre un dialogue franc et nécessaire pour envisager une démarche de réconciliation entre les peuples. L’ouvrage se veut à la fois un livre et un geste. En annexe, on y retrouve une chronologie d’évènements importants, entre 2014 et aujourd’hui, dans les relations avec les Autochtones du Canada, un lexique de quelques mots d’innu-aimun ainsi que des exercices pertinents qui peuvent être programmés en classe, dès le collège, pour aborder certaines notions sur le racisme avec les élèves.
Écosociété, 2021, 208 p. Harmonia Mundi Livre 18 €Kitchike
LOUIS-KARL PICARD-SIOUI
Bienvenue sur la réserve fictive de Kitchike, pour connaître les potins de la communauté, le détour chez Alphonse Gaz Bar en vaut la peine ! L’écrivain, poète, performeur et commissaire en arts visuels LOUIS-KARL PICARD-SIOUI, membre du clan du Loup du peuple wendat, nous offre, avec Kitchike, une incursion dans une communauté forgée par les traditions, les rêves, mais aussi les désillusions. Au fil des récits, vous côtoierez, entre autres, le vieux chamane Roméo-cœur brisé se voulant gardien des traditions, l’homme aux nombreux prénoms, Jean-Paul Paul Jean-Pierre, « l’Indien d’Amérique », un amérindien aborigène autochtone indigène, membre des Premières Nations d’Amérique du Nord de la Grande Tortue, l’autoritaire curé missionnaire Labelle en fin de carrière, ou la belle Lydia. Dans une langue imagée teintée d’un humour grinçant, l’auteur nous invite dans son univers réaliste coiffé d’un brin de magie.
Éditions Dépaysage, 2021, 217 p. Hobo Diffusion / Makassar 18 €Chauffer le dehors
MARIE-ANDRÉE GILL
L’écriture de la poète ilnue originaire de Mashteuiatsh au Lac-Saint-Jean, MARIE-ANDRÉE GILL a quelque chose d’universel. Avec Chauffer le dehors, son troisième recueil publié aux Éditions La Peuplade, l’autrice nous fait ressentir toute la douleur d’un amour devenu impossible, avec ses mots puisés à même un langage familier. Au fil des pages, on parcourt un amour qui s’intègre dans le territoire, un feu qui s’apaise au souffle des bélugas et du dehors qui aide à guérir le dedans avec la neige comme isolant. Le bois pour se retrouver, pour vivre toute sa solitude, prendre le temps d’être avec soi-même. « L’amour c’est une forêt vierge / pis une coupe à blanc / dans la même phrase. »
La Peuplade, 2019, 104 p. CDE / Sodis 15 €Kamik. Chasseur au harpon
MARKOOSIE PATSAUQ
C’est durant des escales forcées, coincé au sol par les mauvaises conditions météorologiques dans le Haut-Arctique canadien, que MARKOOSIE PATSAUQ, Inuk originaire d’Inukjuak, alors pilote d’avion, a écrit il y a une cinquantaine d’années ce qui est aujourd’hui reconnu comme la première œuvre de fiction inuit publiée. Le récit d’abord écrit en inuktitut sous le titre Kamik. Chasseur au harpon, ses premières traductions avaient été retravaillées pour « plaire » au lectorat du Sud. Cette nouvelle traduction, fidèle à sa version originale, nous permet de découvrir les aventures de Kamik telles que l’auteur les avait écrites. Sur un grand territoire occupé par des animaux, le jeune chasseur traquera, durant une longue expédition difficile, un ours blanc qui a attaqué le campement et éviscéré de nombreux chiens. « L’ours qui est venu ici n’a certainement pas toute sa tête. Il doit être malade […] Je pense qu’il a attrapé des vers qui rendent fou. »
(Éditions Dépaysage, 2021, 140 p., 18 €, 978-2-902039-12-8, Hobo diffusion / Makassar.)
Champion et Ooneemeetoo
TOMSON HIGHWAY
Champion et Ooneemeetoo est l’unique roman du dramaturge, musicien et auteur-compositeur cri du nord du Manitoba, TOMSON HIGHWAY. Avec une écriture touchante, voire poétique, l’auteur nous invite à suivre les frères Okimasis dans l’enchantement d’une jeunesse au cœur du nord du Manitoba et des caribous, interrompue par la dure réalité et les traumatismes des pensionnats autochtones. Heureusement que la reine blanche est là pour continuer à veiller sur les deux frères, qui sont éloignés de leurs proches et de leur culture. Portés par la beauté de l’art, l’un deviendra musicien, l’autre danseur. Une œuvre d’une grande musicalité, qui, malgré la gravité du sujet, est imprégnée à la fois d’humour et de magie propres à la culture crie et dépeint avec une grande justesse le choc des cultures encore présent au pays.
Prise de Parole, coll. « BCF », 379 p. Distribution du Nouveau Mond 22,35 €Noopimin. Remède pour guérir de la blancheur
Michi Saagiig Nishnaabeg
Écrivaine et musicienne, membre de la communauté Michi Saagiig Nishnaabeg, LÉANNE BETASAMOSAKE SIMPSON est l’une des grandes voix du mouvement de résurgence autochtone au Canada. Noopimin. Remède pour guérir de la blancheur, est une réponse au récit colonial de l’autrice canadienne-anglaise Susanna Moodie Roughing it in the Bush. Noopiming qui signifie en langue annishnaabemowin « en forêt » nous transporte dans un univers où s’entrecroisent prose et poésie, teinté d’une touche d’ironie. Noopiming est une ouverture à la nature, au monde des esprits et des ancêtres occupés à se reconstruire dans un monde de surconsommation. Le récit présente sept personnages qui tentent, à leur façon de communier avec le colo-nisateur. Dans la langue annishnaabemowin, le pronom de genre n’existe pas, l’autrice dans son œuvre d’abord écrite en anglais utilise le pronom « they » alors que la traductrice Ariane Des Rochers respecte cette spécificité culturelle en utilisant l’écriture inclusive pour la version française de l’œuvre. En n’imposant pas de restriction de genre, l’autrice souhaite que toute personne puisse s’identifier aux personnages.
Mémoire d’encrier, 2021, 376 p. Harmonia Mundi Livre 9,99 €Perles de verre
DAWN DUMONT
Actrice et humoriste issue de la nation crie d’Okanese en Saskatchewan, DAWN DUMONT, autrice phare de la maison d’édition Hannenorak, récidive avec un troisième roman. Dans Perles de verre, chaque chapitre est construit comme de petites histoires où l’on suit, de 1990 à 2010 la relation de quatre amis, de l’adolescence à l’âge adulte. Nellie Gordon, Julie Papquash, Taz Mosquito et Everette Kaiswatim, qui sont les premiers de leurs familles à quitter la réserve pour vivre en ville. Le roman aborde à la fois des thèmes universels comme les difficultés au travail ou le poids des relations interpersonnelles, et les enjeux liés à la culture et la recherche d’une identité culturelle. Encore une fois, l’autrice nous revient avec un roman poignant et teinté d’humour. Traduit de l’anglais par Daniel Grenier.
Éditions Hannenorak, 2021, 372 p, Distribution du Nouveau Monde 22 €