Comment avez-vous eu la piqûre pour l’édition de livres illustrés pour adulte?
Je viens du monde du cinéma et je n’avais jamais vraiment pensé à travailler dans le domaine du livre, même si je le connaissais bien grâce à mon père, Raymond Plante, qui était éditeur aux 400 coups. Il est décédé il y a plus de 15 ans maintenant et, au moment de sa mort, il venait de lancer une collection de romans illustrés pour adultes intitulée « Style libre ». La collection comptait un livre de sa plume, qu’il n’a pas pu achever. Pour moi c’était très important de le finir, coûte que coûte. J’ai donc contacté Serge Théroux, qui était alors le directeur aux éditons Les 400 coups. J’étais débutant, dans le sens que je comprenais un peu ce qu’est l’édition, mais je ne connaissais pas tous les détails de la pratique. Reste que le rapport à l’image dans le livre illustré m’attirait beaucoup. De fil en aiguille, j’ai pris en charge trois livres de la collection et, par la suite, on m’a proposé d’en diriger d’autres. Je me suis senti à l’aise là-dedans, en apprenant mon nouveau métier au fur et à mesure. C’est même devenu une passion. Je trouve qu’il faut être ouvert à l’amélioration, à l’apprentissage lors de chaque projet. Ce qui est le plus trippant dans l’édition, c’est de travailler avec des créateurs et créatrices. J’adore découvrir des talents ! Parfois, il y a des gens dont j’aime le travail d’écriture, puis je vois que ça tend ou pourrait tendre vers la bande dessinée alors je les contacte et des projets émergent. Il y a aussi des gens pour qui c’est un désir de faire de la bande dessinée éventuellement, mais ils n’y pensaient pas vraiment jusqu’à ce que je les appelle…
Comment est née votre passion pour la bande dessinée pour adulte, en particulier?
À l’époque où je travaillais aux Éditions Somme toute, après la vente des 400 coups, j’aimais vraiment ce qui se publiait chez Mécanique générale. C’est Jimmy Beaulieu qui était responsable de la direction éditoriale de la maison et c’est beaucoup par son œuvre que j’ai découvert la bande dessinée québécoise. J’étais toujours curieux de voir ce qu’il allait créer. C’est une œuvre qui me plaît beaucoup. Plus largement, j’aimais vraiment ce qui se faisait ici au Québec en bande dessinée, pas que je n’aime pas la création franco-belge, mais je trouve qu’au Québec il y a de superbes voix d’auteurs et d’autrices qui émergent, avec un propos très personnel. Alors voilà, parfois il y a des chemins qui se tracent pour toi… Avec Marie-Claude, on avait envie d’être chez nous, de créer notre propre maison d’édition de bande dessinée. C’était clair, il n’y a jamais eu de doute. Donc, il y a environ trois ans, quand on a tous les deux quitté Somme toute, Gautier Langevin, qui a fondé Front Froid il y a une quinzaine d’années, nous a invités à créer notre maison d’édition chez lui. C’est comme ça que Front Froid/Nouvelle adresse est né.
Quelle est votre vision de la bande dessinée et du livre illustré pour adulte ?
Chez Nouvelle adresse, nous publions de la bande dessinée d’auteur, un genre qui vient souvent avec son lot de préjugés, comme l’idée que c’est très niché et pointu. Or, il s’agit tout simplement d’un projet qui est issu de l’auteur ou l’autrice, qui lui est personnel. C’est tout. En fait, c’est un peu comme pour les films, on pourrait dire qu’il y a, d’une part, le cinéma populaire, et de l’autre, le cinéma d’auteur. Une fois cela dit, je sais bien que c’est possible de faire un cinéma personnel à l’intérieur d’une machine comme un studio… Donc, sans utiliser de définition réductrice, disons que, pour Nouvelle adresse, ce qui compte, c’est que les livres que nous publions soient des projets initiés par les créateurs et créatrices eux-mêmes et de leur désir de créer. Pour moi, c’est aussi large que ça la bande dessinée d’auteur.
J’aimerais d’ailleurs faire un petit aparté pour départager la ligne éditoriale de Front Froid par rapport à la nôtre : Front Froid publie davantage de la littérature de l’imaginaire, soit des BD fantastiques, de science-fiction, des polars ou des westerns – et cela ne constitue pas moins de la bande dessinée d’auteur à mon avis –, mais on pourrait dire que Nouvelle adresse donne principalement dans l’intimisme. Reste que ce que l’on publie est tout aussi diversifié et ce serait un raccourci de ma part de réduire la bande dessinée d’auteur à l’intimisme… Et puis, à l’inverse, chez Front Froid, il y a Axelle Lenoir, par exemple, qui porte des projets hyper personnels à travers la bande dessinée de genre. Tout ça est possible. Ce qui compte pour nous, c’est de déconstruire l’idée que la bande dessinée d’auteur n’est pas accessible.
Est-ce que la bande dessinée pour adulte est un genre snobé par les « littéraires » ?
Disons que c’est un grand défi… Il y a des cas comme Michel Rabagliati, qui a réussi à rejoindre un public très large, comme personne d’autre avant lui dans la bande dessinée. Et il y en a pour qui c’est toujours une lutte à mener. Parce que, du côté des littéraires, c’est sûr qu’il y en a qui ne sont pas nécessairement attirés par le livre illustré pour adulte au sens large, incluant la bande dessinée. Disons que le lectorat a du mal à se situer et se dit parfois : « Je veux un roman, pas des illustrations ». Alors oui, ça reste un enjeu. C’est compliqué aussi avec les librairies. Il y a toujours des délibérations pour savoir où placer la bande dessinée d’auteur.
D’autre part, j’observe que l’on parle de plus en plus du succès de la bande dessinée québécoise et c’est vrai que ça fonctionne mieux qu’avant. Aux débuts de Mécanique générale, Jimmy Beaulieu avait travaillé fort dans cette direction-là. Quand le texte est puissant, forcément, ça va finir par intéresser des lecteurs et des lectrices qui ne sont pas nécessairement adeptes de la bande dessinée au départ. Je pense aussi à la bédéiste Catherine Ocelot ; ç’a été un défi au départ, mais là, ça fonctionne, car il y a définitivement un public littéraire attiré par ses livres. Mais ça n’arrive jamais immédiatement, c’est du long terme. Il faut écrire un premier livre, un deuxième, puis un troisième, et là, le bouche-à-oreille finit par faire son œuvre. D’un livre à l’autre, on voit la vente d’exemplaires qui augmente. C’est le signe qu’un auteur ou une autrice commence à trouver son public.
Reste que la bande dessinée d’auteur, comme on en produit majoritairement au Québec, est parfois incomprise et finit par passer inaperçue à force d’être coincée entre le public de la bande dessinée franco-belge – qui a beaucoup d’amateurs – et le public littéraire. Bref, si on veut voir les choses positivement, on pourrait dire qu’il y a deux lectorats à aller chercher avec la bande dessinée d’auteur. C’est ça le combat, il faut accrocher les lecteurs et lectrices en mettant l’accent sur le sujet plutôt que de simplement vendre l’album comme une bande dessinée. Je pense qu’au même titre que le roman, c’est un genre offrant plein de thématiques !
Front Froid/Nouvelle adresse est une entreprise d’économie sociale [entreprise d’économie sociale [organisme à but non lucratif – OBNL] offrant du mentorat aux illustrateurs et illustratrices. Comment cela se traduit-il concrètement?
Depuis le début de Front Froid, le mandat est d’aider à mettre de l’avant la bande dessinée et d’offrir des outils pour professionnaliser les artistes qui veulent en faire. Dans les dernières années, on a eu de l’aide de différents paliers gouvernementaux, comme le Conseil des arts et des lettres du Québec pour lancer un projet de mentorat et de résidence. On procède avec deux auteurs ou autrices par année, qu’on sélectionne à la suite de la soumission de leurs projets. On les suit sur toute la période de création jusqu’à l’aboutissement du livre. La première année, tandis que les participantes créaient leur tout premier projet de bande dessinée, Jimmy Beaulieu et moi avons mené les rencontres de mentorat avec chacune d’entre elles toutes les deux semaines.
Ce que je trouve vraiment trippant avec ce programme, c’est d’une part de voir la confiance mutuelle advenir, et aussi de constater la maîtrise et l’assurance qui s’acquiert. Grâce au mentorat, les participants et participantes prennent leur envol pour atteindre une certaine maturité artistique à l’intérieur de cette année de création. Non seulement c’est génial de les voir s’accomplir dans les projets que l’on fait ensemble chez Nouvelle adresse, mais aussi dans tous les projets parallèles auxquels ils prennent part.
Sinon, toujours dans l’optique de professionnaliser la bande dessinée au Québec, on offre toutes sortes d’ateliers portant sur différentes thématiques, par exemple sur le contenu des contrats d’édition. Pour cette formation-là, on a eu une vingtaine de personnes! C’est Julien Castanié – qui a été à la tête de l’Association des illustrateurs et illustratrices du Québec [Illustration Québec] – qui l’a donnée. Il a expliqué tous les détails à vérifier au contrat. Notre but est d’offrir des formations animées par des professionnels du milieu du livre, qui touchent soit à la création ou à des aspects de la réalité que l’on n’enseigne pas à l’école.
Comment choisissez-vous vos projets de BD chez Nouvelle adresse?
En général, c’est toujours la vision, la qualité du dessin, mais aussi le récit que les gens ont envie de raconter qui est déterminant. Après ça, on peut dire que l’édition c’est d’abord et avant tout des relations humaines, donc c’est sûr que c’est le fun quand on s’entend bien! On se rencontre, on voit si ça clique ou non, si on a envie de s’embarquer ensemble dans un processus d’édition.
Mon rôle, ce n’est pas de prendre un projet puis de l’envoyer tel quel chez l’imprimeur… En même temps, ça se peut que je n’aie pas besoin d’ajouter mon grain de sel et c’est parfait ainsi. Ce qui est plaisant dans le métier, c’est d’échanger autour d’un projet. Pour moi, un bon éditeur, ce n’est pas juste quelqu’un qui gère puis qui s’assure de la qualité finale, c’est aussi quelqu’un qui va s’impliquer artistiquement, échanger avec les créateurs et les créatrices à propos du projet qu’on est en train de faire, qui va amener des idées et qui va parfois soulever ce qui fonctionne moins bien, qui va apporter une réflexion.
Combien de titres publiez-vous chaque saison?
Ça dépend des saisons, mais on tourne autour de deux ou trois. Par exemple, cette saison, on va en avoir cinq au total, deux pour Nouvelle adresse et trois pour Front Froid.
Comment entrevoyez-vous l’avenir de la bande dessinée québécoise pour adulte?
Il y a bien plus d’auteurs et d’autrices de bandes dessinées aujourd’hui qu’il y en avait il y a 15 ans, et ce n’est pas parce qu’il y a plus de maisons d’édition, mais parce que le chemin tracé a fait des petits. C’est fou, l’explosion de la bande dessinée québécoise ! Le futur, je le vois assez positivement – même s’il y a toujours un petit snobisme face à la bande dessinée adulte – parce que ça reste un milieu vraiment foisonnant. Je pense qu’en ce moment il y a un bassin de créateurs et de créatrices assez impressionnant. C’est pour ça que j’observe ce que je définirais comme une saine compétition dans le milieu de la BD québécoise, un écosystème où chacun fait son affaire. Je reste optimiste pour la suite des choses.
Quelques suggestions de titres:
La fin du commencement, Fadi Malek et Anne Villeneuve, Nouvelle adresse, 2022, 184 p., 32$, 9782981912862
Utown, Cab, Nouvelle adresse, 2022, 216 p., 34$, 9782981912855
Parfois les lacs brûlent, Geneviève Bigué, Front Froid, 2022, 192 p., 35$, 9782924455173