Essai
L’essai au Québec
« Nous aurions un petit genre » *
Nicholas Giguère
* Le titre de cet article s’inspire de l’ouvrage Nous aurions un petit genre : publier des nouvelles (L’instant même, 1997), de Gilles Pellerin.
Longtemps considéré comme mineur, ou comme une catégorie un peu fourre-tout dans laquelle on rangeait volontiers les correspondances, les journaux intimes, les recueils de critiques littéraires et les ouvrages plus polémiques, l’essai a progressivement acquis ses lettres de noblesse au Québec au fil des décennies.
Des éditeurs de la Révolution tranquille – dont Claude Hurtubise, des Éditions Hurtubise, et Jacques Hébert, des Éditions du Jour – ont insufflé une vitalité nécessaire au genre et en ont fait le véhicule privilégié des idéaux progressistes de l’époque. Particulièrement florissant dans les années 1980 à 1990, notamment chez les féministes et les écrivains migrants – on n’a qu’à penser à Nicole Brossard, Suzanne Lamy, France Théoret, Marco Micone et Régine Robin –, il l’est encore plus depuis une bonne dizaine d’années et a gagné en popularité. Lus, appréciés et critiqués tant par les lecteurs spécialisés que par un lectorat plus élargi, les essais, par leurs sujets pluriels, sont plus que jamais foisonnants.
Dans ce bref article, nous voulons rendre compte de cette production contemporaine éclectique en insistant sur quelques titres récents qui s’imposeront, nous le croyons, comme des références dans les mois, les années à venir dans l’espace francophone.
Suggestions de livres
Le luxe de l’indépendance. Réflexions sur le monde du livre
Julien Lefort-Favreau
S’inscrivant dans la lignée d’essais pamphlétaires comme L’édition sans éditeurs (1999) et L’argent et les mots (2010), d’André Schiffrin, Le luxe de l’indépendance. Réflexions sur le monde du livre, de Julien Lefort-Favreau, dresse un portrait plutôt sombre du milieu de l’édition. À l’heure de la convergence accrue, de la primauté du web sur le papier et de la mainmise de géants comme Amazon, l’auteur, également professeur à l’Université Queen’s, située à Kingston, en Ontario, pose des questions essentielles : qu’est-ce que l’indépendance éditoriale ? Comment est-elle encore possible ? Pour étayer son point de vue, l’essayiste analyse des exemples de maisons d’édition françaises (Actes Sud, P.O.L.) et québé-coises (Alto, Écosociété, Mémoire d’encrier) qui se sont démarquées, au fil des ans, par leur indépendance à la fois économique, idéologique et esthétique. Ce faisant, Lefort-Favreau montre que l’une des solutions aux problèmes actuels dans le milieu de l’édition réside en la création d’un écosystème du livre sain et diversifié.
Lux Éditeur, 2021, 168 p. Harmonia Mundi Livre 14 €Entre réalité et virtuel. La captation de mouvement au cinéma
Justin Baillargeon
Qu’ont en commun des œuvres cinématographiques telles que Gladiateur (2000), de Ridley Scott, Hulk (2003), d’Ang Lee, King Kong (2005), de Peter Jackson, et Avatar (2009), de James Cameron ? Elles ont été réalisées grâce à la captation de mouvement et de jeu, une technique qui a bouleversé le monde du cinéma au tournant des xxe et xxie siècles. C’est ce que montre avec brio Justin Baillargeon, doctorant à l’Université York et professeur de cinéma au Collège Sheridan, dans son ouvrage Entre réalité et virtuel. La captation de mouvement au cinéma. S’appuyant sur une documentation riche ainsi que sur des entretiens menés avec plusieurs spécialistes de la captation de mouvement et de jeu, dont Philippe Bergeron, qui signe d’ailleurs la préface, l’auteur met en relief les enjeux et les débats liés à l’utilisation de cette nouvelle technologie dans le septième art. Un ouvrage indispensable pour les mordus de cinéma !
L’instant même, 2021, 122 p. Distribution du Nouveau Monde 20 €Écoanxiété . L’envers d’un déni
Noémie Larouche
L’ampleur de la crise climatique a entraîné l’apparition d’une nouvelle maladie : l’écoanxiété. Cette forme d’angoisse liée à la déliquescence progressive de l’environnement et particulièrement présente chez les jeunes est au cœur du volume Écoanxiété . L’envers d’un déni, de Noémie Larouche, également rédactrice en chef du magazine québécois de science pour adolescents Curium. Experte en questions envi- ronnementales, l’autrice expose les sources profondes de ce mal moderne. Alternant entre des analyses poussées, dans lesquelles on peut lire les propos de psychologues et de psychiatres, et des récits de vie plus personnels, qui illustrent les effets dévastateurs de la crise actuelle, Larouche définit la nature réelle de l’écoanxiété et propose des pistes de solution, dont l’idée de se montrer lucide face à la crise climatique. Un court essai incontournable, préfacé par le poète Jean Désy, pour comprendre la grande peur du xxie siècle.
MultiMondes, 2021, 160 p. Distribution du Nouveau Monde 18 €L’œil américain. Histoires naturelles du Nouveau Monde
Pierre Morency
Connu pour son œuvre poétique qui comprend de nombreux titres, Pierre Morency a inauguré en 1989, avec L’œil américain. Histoires naturelles du Nouveau Monde, une série d’essais qui traitent des plantes, des oiseaux et des animaux du Québec. Réédité en 2020 aux Éditions du Boréal, L’œil américain est désormais disponible en France grâce aux bons soins de la maison Le mot et le reste. Dans ce livre, Morency se montre un grand naturaliste dans l’âme et un fin observateur de la nature, qu’il aborde dans toutes ses dimensions. L’hirondelle bicolore, la cigale, l’écureuil gris, le porc-épic, le raton laveur, le pissenlit en graines, le bouleau et l’épinette, pour ne nommer que ces espèces animales et végétales, sont magnifiés par le style poétique de l’écrivain. Véritable classique de la littérature québécoise, L’œil américain est aussi un précurseur du mouvement du nature writing.
Le mot et le reste, 2021, 252 p. Harmonia Mundi Livre 20 €Pompières et pyromanes
Martine Delvaux
Il est aussi question d’écoanxiété dans le plus récent livre de Martine Delvaux, Pompières et pyromanes. Toutefois, l’ouvrage de l’autrice de Le monde est à toi (Héliotrope, 2017 ; Les Avrils, 2022) se distingue par son ton colérique et emporté : pour Delvaux, il est plus que temps d’agir, puisque les générations futures risquent de payer cher pour notre inaction collective et notre inertie. Dans Pompières et pyromanes, l’écrivaine peaufine sa technique du collage, qu’elle avait utilisée dans Je n’en ai jamais parlé à personne (Héliotrope, 2020) : elle enchevêtre les anecdotes personnelles, les pensées, les aphorismes, les adresses à sa fille, les dernières manchettes de l’actualité, les citations tirées d’autres essais et les extraits d’œuvres littéraires pour créer un livre protéiforme et hétérogène marqué par la symbolique du feu. Cette dernière renvoie aux catastrophes écologiques récentes, mais également à cette lignée de femmes – parmi lesquelles figure Greta Thunberg – qui ont porté la cause écoféministe, parfois au péril de leur réputation et de leur carrière.
Les Avrils, 2022, 160 p. Delsol / Hachette Livre 17 €Pour une écologie du 99 %. 20 mythes à déboulonner sur le capitalisme
Frédéric Legault, Arnaud Theurillat-Cloutier et Alain Savard
« Tout va bien aller, les nouvelles technologies vont nous sauver » ; « le problème, c’est pas nous, c’est la Chine » ; « il suffit d’élire un parti écologiste » ; « il n’y a plus rien à faire, c’est l’effondrement » : autant de lieux communs et d’idées reçues que déboulonnent Frédéric Legault, Arnaud Theurillat-Cloutier et Alain Savard dans Pour une écologie du 99 %. 20 mythes à déboulonner sur le capitalisme. Tout est passé au peigne fin dans cet essai corrosif et salutaire : la surconsommation, les supposés bienfaits du marché du carbone, l’inaction des leaders charismatiques. Aux mythes fallacieux qui nuisent à la lutte contre les changements climatiques, les auteurs opposent des réflexions critiques et sérieuses étayées par des sources crédibles. Ce faisant, ils rétablissent les faits, permettent de mieux comprendre la crise écologique qui sévit présentement sur la planète et fournissent les outils nécessaires pour sortir du capitalisme et ainsi contribuer au mouvement écologiste.
Écosociété, 2021, 296 p. Harmonia Mundi Livre 15 €11 brefs essais sur la beauté pour échapper à la tyrannie des idées reçues
Marilyse Hamelin
Autrice du récit illustré Quelques jours avec moi (Hamac, 2021), Marilyse Hamelin, collaboratrice à de nombreux périodiques, a aussi dirigé la publication du collectif 11 brefs essais sur la beauté pour échapper à la tyrannie des idées reçues. Les contributions qu’elle a rassemblées sont remarquables pour plusieurs raisons, entre autres parce qu’elles sont diversifiées. En effet, la directrice de l’ouvrage mêle les tons et croise les approches, tantôt plus personnelles, tantôt plus influencées par la théorie, comme c’est le cas chez Eftihia Mihelakis. En résulte un ouvrage pluriel dans lequel toute personne s’intéressant aux définitions et aux représentations de la beauté trouvera son compte. Parmi les onze essais proposés, soulignons « La bonne couleur de peau », de Perrye-Delphine Séraphin, une charge contre le colorisme et le racisme dans la société contemporaine ; « Les iris », d’Estelle Gagnon, une dénonciation des canons de beauté qui dévaluent les trans ; enfin, « Rose Latulippe », un texte de fiction dans lequel l’autrice, Heather O’Neill, revisite le personnage légendaire du folklore québécois.
Éditions Somme toute, 2021, 112 p. Hobo Diffusion / Makassar 13 €Filles corsaires : écrits sur l’amour, les luttes sociales et le karaoké
Camille Toffoli
Cofondatrice de la librairie féministe montréalaise L’Euguélionne et collaboratrice à plusieurs périodiques littéraires et culturels, Camille Toffoli a colligé, dans son recueil Filles corsaires : écrits sur l’amour, les luttes sociales et le karaoké, les chroniques qu’elle a dans un premier temps fait paraître dans la revue Liberté. À l’instar de plusieurs féministes de sa génération, l’écrivaine livre des textes nuancés sur les rapports de genre et les privilèges de classe. Cependant, elle se démarque nettement par son parti pris pour des thèmes plus près du quotidien et parfois boudés par la critique féministe universitaire. Ainsi, Camille Toffoli aborde des sujets tels que le célibat volontaire, l’autonomie sexuelle, le polyamour, le harcèlement de rue et le cyclotourisme dans des essais toujours accessibles dans lesquels se chevauchent anecdotes, confidences et réflexions incarnées. Filles corsaires est ni plus ni moins une invitation à jeter un regard décentré et féministe sur ce qui nous entoure.
Éditions du remue-ménage, 2021, 120 p. Hobo Diffusion / Makassar 14 €L’homosexualité masculine au Québec. De la Nouvelle-France à nos jours
Serge Fisette
Préfacé par le dramaturge et metteur en scène Robert Lepage, L’homosexualité masculine au Québec. De la Nouvelle-France à nos jours, de Serge Fisette, comble une lacune, puisqu’il s’agit du premier ouvrage de synthèse exhaustif sur le sujet. S’inspirant de travaux universitaires qui font autorité dans le champ des études LGBTQ+, l’auteur propose sa version de l’histoire de l’homosexualité masculine dans la province : après plus d’un siècle de stigmatisation, au cours duquel ils sont perçus comme des êtres immoraux, des pécheurs et des criminels, les gais s’affirment progressivement au cours des années 1970, luttent pour leurs droits et libertés et dénoncent la répression policière. Au cours des décennies suivantes, leurs combats sont multiples : la constitution progressive du Village gai, la pandémie du sida, la reconnaissance des unions entre conjoints de même sexe, l’égalité juridique, etc. Bien écrit et accessible, L’homosexualité masculine au Québec se lit comme un roman et s’adresse à quiconque désirant en savoir plus au sujet de la communauté gaie québécoise.
Québec Amérique, 2021, 312 p. Distribution du Nouveau Monde 30 €Pour l’amour du multilinguisme. Une histoire d’une monstrueuse extravagance
Tomson Highway
Tour à tour dramaturge, romancier, auteur pour la jeunesse, compositeur et pianiste, Tomson Highway est reconnu comme l’un des artistes autochtones les plus célèbres du Canada. Son œuvre comprend aussi l’essai Pour l’amour du multilinguisme. Une histoire d’une monstrueuse extravagance. En fait, il s’agit de la traduction, réalisée par Jonathan Lamy, du texte d’une conférence que Tomson Highway a prononcée en 2017 à OBORO, un centre d’artistes situé à Montréal. Dans cette plaquette, l’auteur fait l’éloge de l’apprentissage des langues qui l’ont formé et ont influencé sa pratique d’écriture. Plus précisément, il montre comment il a intégré le cri, le déné, l’inuktitut, l’ojibwé, le latin, le français, l’anglais, l’espagnol et le portugais à sa vie personnelle et professionnelle. Par la même occasion, il livre des impressions savoureuses : ainsi, les langues européennes seraient régies par la division entre le féminin et le masculin, tandis que les langues autochtones seraient, de ce point de vue, plus égalitaires, car elles établiraient plutôt une distinction entre ce qui est animé et ce qui ne l’est pas.
Mémoire d’encrier, 2019, 72 p. Harmonia Mundi Livre 9 €Nous sommes un continent. Correspondance mestiza
Nicholas Dawson, Karine Rosso
C’est à un échange épistolaire hors du commun que nous convient les écrivains Nicholas Dawson, directeur littéraire des Éditions Triptyque, et Karine Rosso, professeure de littérature à l’Université du Québec à Montréal, dans Nous sommes un continent. Correspondance mestiza. Prenant pour point de départ l’œuvre de la militante féministe, lesbienne et chicana Gloria Anzaldúa, ils passent au crible leurs origines, parlent avec ferveur et inquiétude de leur pays natal respectif – le Chili pour Nicholas Dawson ; la Colombie pour Karine Rosso – et critiquent le milieu littéraire québécois, à leurs yeux foncièrement hétéronormatif et peu ouvert à la diversité culturelle. Ils discutent aussi de leur passion sans bornes pour la littérature, à laquelle ils contribuent de façon magistrale grâce à cette correspondance qui brouille les frontières entre les langues (le français et l’espagnol), les codes et les genres : lettres, citations, notes, poèmes et considérations théoriques s’interpénètrent pour créer une œuvre originale et forte.
Triptyque, 2021, 189 p. Distribution du Nouveau Monde 27 €