Collections | Volume 9 | numéro européen

Entrevues et portraits

L’art de la métamorphose

Mireille Gagné

Josianne Desloges

Cet article a été rédigé pour le public européen.

Née à L’Isle-aux-Grues, un havre au milieu du fleuve Saint-Laurent où s’arrêtent des milliers d’oies sauvages, Mireille Gagné semblait prédisposée à envisager l’existence comme une série de flamboyantes métamorphoses. Après avoir écrit quatre ouvrages de poésie et deux recueils de nouvelles, l’autrice a publié en 2020 un premier roman aux éditions La Peuplade, Le lièvre d’Amérique. Cette histoire haletante sur la soif de performance lui a valu une myriade de prix et ses droits ont été vendus en Allemagne et en France, aux éditions Livre de poche.

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L’excitante déferlante entraînée par ce succès, conjuguée aux exigences et au stress de la pandémie, a drainé l’énergie de la mère de famille et l’a conduite au repos forcé. Pendant qu’elle tentait de se remettre à la verticale, Mireille Gagné a concocté Bois de fer, un ouvrage poétique atypique et mordant dans lequel on suit les réflexions d’une femme devenue arbre. « Ce livre est un drôle d’insecte, note Mireille Gagné. Au début c’était un texte suivi, puis j’ai commencé à [le] morceler pour laisser plus d’espace, plus de silences. Ça a donné un récit poétique avec des pointes surréalistes. »

Merveilleuse et inquiétante, sa poésie hybride se déploie comme un archipel, en fragments de longueurs et de densités différentes. Ils portent des numéros qui, pour l’autrice, rappellent les listes de choses à faire qui régissent nos vies trop chargées. « Les poèmes sont arrivés au rythme d’un par jour, comme les entrées d’un journal. C’est devenu un retour sur moi, où j’essayais de creuser tous les petits malaises qui me rongeaient. »

Avec l’impression d’être victime d’un mauvais sort, allongée sur son lit, elle rêvait d’accéder à d’autres perspectives et d’élargir ses horizons. « Je regardais beaucoup mon beau tilleul centenaire, par la fenêtre, raconte-t-elle. À force d’observer le vent, les animaux, tout l’écosystème dont faisait partie mon arbre, je me suis demandé à quel moment je m’étais coupée du monde. »

Dans Bois de fer, avec un brin d’ironie, elle nomme une panoplie de professionnels de la santé et du bien-être appelés à se pencher sur la femme-arbre : médecin, psychologue, acupuncteur, homéopathe… Ceux-ci ne livrent pas de conseils, mais des informations inusitées sur la manière dont les arbres communiquent et évoluent. Ce sont les traces de la recherche assidue de l’écrivaine dans les ouvrages et les articles scientifiques d’agronomie. La lecture, puis l’écriture l’ont lentement remise sur pied.

Quelques jours après qu’elle ait remis son manuscrit à ses éditeurs, par une étrange ironie du sort, son tilleul a été élagué de manière sauvage par les autorités municipales. Les branches soutenant les balançoires où les enfants du quartier se rejoignaient, à distance sécuritaire, pendant le confinement, étaient mutilées. « J’ai craqué, j’ai pleuré à chaudes larmes, se souvient Mireille Gagné. Ça faisait des mois que je me projetais dans cet arbre, qui était maintenant complètement défiguré. J’ai repris le texte et j’ai ajouté la réflexion écologique, le plaidoyer pour mieux prendre soin, collectivement, de notre vivant. »

Enracinée au territoire

De son île natale, où le peintre Jean-Paul Riopelle a coulé ses derniers jours, Mireille Gagné conserve un rapport précieux à la lenteur et à la beauté : « Là-bas, il y a une nature flamboyante qui te traverse le corps, dont tu fais partie et à laquelle tu es soumis. » Des forces qu’elle essaie de détecter dans sa banlieue, près de la Ville de Québec, en cultivant des habitudes et des trajets quotidiens qui la rapprochent du fleuve.

Elle ne s’étonne pas que le premier livre qu’elle a reçu de sa mère, Jonathan Livingston le goéland, lui ait laissé une si belle impression. En lisant tous les contes des frères Grimm, elle a développé son goût pour les histoires qui contiennent des leçons. Alors que les romans de l’écrivain américain Carlos Castaneda, qu’elle a dévorés à l’adolescence, ont nourri son imaginaire d’envoûtements et de métamorphoses.

Grandir auprès d’un père chasseur l’a aussi beaucoup marquée. « Il était en relation, presque en fusion avec la nature. Il la captait avec une intelligence fine, que je voulais apprendre, explique-t-elle. Quand je me suis mise à écrire, c’était naturel que les animaux viennent prendre une place dans mes histoires et que je me mette dans leur peau pour prendre conscience de certains enseignements. »

Mireille Gagné travaille maintenant sur un deuxième roman, où elle défrichera de nouvelles thématiques. « Il n’y aura pas de métamorphose, mais ce sera encore étrange, et cette fois je m’amuse avec des données historiques », confie-t-elle.

Bois de fer, Mireille Gagné, La Peuplade, 2022, 112 p., 15 €, 9782925141402.