Collections | Volume 7 | numéro 4

Entrevues et portraits

Sylvain Rivard

CES VÊTEMENTS QUI OUVRENT LES HORIZONS

Josianne Desloges

Alors que les contes et les albums sont légion en littérature jeunesse, la collection « C’est la terre qui m’habille » de Sylvain Rivard se démarque en entremêlant l’anthropologie du vêtement et la philosophie des Premières Nations dans des ouvrages trilingues. Publiés par les éditions Hannenorak, ancrées à Wendake, au nord de Québec, les titres de la série sont consacrés à la ceinture fléchée, à la tuque, à la chemise à rubans, au parka, à la couverture, au mocassin… Ils présentent un éventail des variations et des usages, passés et présents, pratiques et mythologiques, de ces objets bien ancrés dans la culture des peuples de l’Amérique du Nord.

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Le dernier en lice, paru en septembre, s’intitule La mitaine / The  Mitten / Mitcikawin. Chaque phrase écrite en français par Sylvain Rivard a été traduite en anglais par Donald Kellough et en anicinapemowin par Roger Wylde. Il est dédié à Opeechee, « jeune garçon de la mythologie Anishnabe qui devint le premier merle », une dédicace qui ne manquera pas de capter l’attention des tout-petits. Sur la première page, Grand Lynx demande à Ti-Jean ce qu’il a aux mains. S’ensuit une réponse qui, en une vingtaine de phrases soigneusement choisies et d’images soigneusement construites, nous fait voyager à travers les nations, les matériaux, les histoires, les territoires et les objets du quotidien.

« Une chauve-souris, par exemple, s’appelle “oiseau de cuir”… On n’a pas besoin de créer des images, elles sont déjà dans les mots. »

Sylvain Rivard

Dès le départ, il était important pour l’auteur que ces livres jeunesse soient trilingues, pour rassembler les « trois solitudes » qu’il identifie au Canada. « Depuis 13 ans, je suis des cours de langue abénaquise, pour pouvoir mieux comprendre l’angle autochtone, indique-t-il. En étudiant l’immatériel, la langue, je peux mieux comprendre la culture matérielle, comme les matériaux ou la technique de confection des vêtements et des objets. » Dans toutes les cultures, on utilise le vêtement pour faire image. Alors que les Québécois ont développé des expressions comme « Attache ta tuque avec de la broche ! », les Autochtones ont déjà des langues, agglutinantes, très descriptives, où les mots indiquent la fonction et les particularités de ce qu’ils désignent. Kébec, en algonquin, signifie « là où le fleuve rétrécit », alors que Mitcikawin pourrait se traduire par « ce qui va sur les mains ».

« Une chauve-souris, par exemple, s’appelle “oiseau de cuir”, illustre Sylvain Rivard. On n’a pas besoin de créer des images, elles sont déjà dans les mots. » Pour ne pas perdre cette poésie, il faut laisser de côté la logique sujet-verbe-complément des langues occidentales et adopter un langage très descriptif, avec peu de noms communs. « Ça m’aidait beaucoup de m’adresser aux 4-5 ans, qui ont besoin qu’on leur explique très concrètement et simplement les choses », note l’auteur.

Des nachos de cuir

Artiste pluridisciplinaire, Sylvain Rivard œuvre aussi comme consultant auprès de musées, d’écoles, de maisons d’édition et de compagnies de production télévisuelles ou cinématographiques. Il fait régulièrement des animations sur l’anthropologie du vêtement, tant pour les petits que pour les grands. Ce sont souvent les enfants eux-mêmes qui lui ont offert les phrases-clés de ses livres. Comme le petit garçon qui, fasciné par le sac triangulaire qu’il portait au cou lors d’une animation au Musée McCord, lui a demandé ce qu’il y avait dans « son nachos de cuir ». La formule lui a inspiré un conte, Le loup qui ne mangeait que des nachos en cuir.

Le point de départ des livres de la collection « C’est la terre qui m’habille » est justement une question posée par un jeune enfant autochtone à un parent ou à un animal mythique. Sylvain Rivard a adopté le modèle des Why Stories, fort populaire dans la culture anglo-saxonne, après un atelier auquel il a participé au Salon du livre des Premières Nations. Le « Saviez-vous que… » souvent vu dans la littérature jeunesse se trouve inversé : « Plutôt que de dire “je vais vous parler des Autochtones”, on aborde la culture de l’intérieur », indique l’auteur, qui conçoit aussi les illustrations.

Chaque phrase de La mitaine / The Mitten /  Mitcikawin est accompagnée de l’image d’un collage, fait avec différents papiers texturés que Sylvain Rivard accumule ou fabrique lui-même. Il s’est rendu au Bhoutan, au Népal, à Cuba et au Mexique pour parfaire sa connaissance de la fibre et du papier. « Pour moi, les savoir-faire sont très importants. Revenir à l’artisanal, ça fait sortir de l’ère électronique, à la matière, et ça aide à faire une littérature jeunesse plus près de la philosophie autochtone », souligne-t-il.

S’il visite le passé, notamment pour déjouer les stéréotypes qui peuvent être associés aux objets qui ont été élevés au rang de symboles culturels, il a aussi le souci d’ancrer ses créations au présent. Après avoir évoqué les mitaines qui peuvent servir de poches et celles où le fil et les perles racontent de vieilles histoires, il présente la mitaine à four et la mitaine pour jouer au hockey. « Le quotidien contemporain d’un enfant autochtone doit faire partie des univers qu’on leur propose dans les livres », croit-il. « Je veux trouver la poésie dans l’objet, dans la langue, dans les papiers, pour que l’enfant voie le simple, le bon et le beau, pour qu’ensuite il ait envie de passer la journée dans la maison avec des mitaines dans les mains. »

Étonné que la collection trouve de nombreux échos dans l’Ouest canadien, il explique maintenant la chose par le fait que ses livres ne sont pas uniquement ancrés dans une vision québécoise. « Ni dans l’approche ni dans la langue, on ne sent une territorialité géopolitique. On est vraiment en Amérique du Nord. »

« Chez les Abénakis et les Wendats, on utilise encore la ceinture fléchée dans les vêtements traditionnels et ça étonne souvent les gens. Je trouvais que ça méritait d’être expliqué.  »

Sylvain Rivard

Pour choisir la langue autochtone (qui change dans chacun des livres de la collection) il essaie de trouver la culture qui a le plus à dire sur l’objet qu’il aborde. « J’étais tanné d’entendre toujours la même histoire sur la ceinture fléchée. C’est toujours du point de vue du Québécois ou des voyageurs [les engagés de la compagnie du Nord-Ouest] de Lachine, alors qu’une grande partie de ceux-ci étaient iroquois. Chez les Abénakis et les Wendats, on utilise encore la ceinture fléchée dans les vêtements traditionnels et ça étonne souvent les gens. Je trouvais que ça méritait d’être expliqué. » Comme la mitaine est une forme très présente dans la mythologie — voire dans la toponymie — des Anishnabes, il allait de soi que leur langue soit utilisée dans La mitaine / The Mitten / Mitcikawin.

Sept directions, treize lunes

Depuis 2014, Sylvain Rivard ajoute environ un titre par an à sa collection jeunesse sur le vêtement. Il désirait en faire sept, pour s’appuyer sur les sept directions autochtones : nord, sud, est, ouest, ici, en haut et en bas, qui forment une sphère complète. Mais comme il a d’autres titres en préparation (dont un sur le collier), il vise plutôt 13, comme les 13 lunes qu’il y a dans une année. « Je veux aller vers les nations qui sont plus au sud, annonce l’auteur. Il y a beaucoup de Québécois qui vont sur la côte ouest américaine ou en Floride et qui ne savent pas qu’ils installent leur roulotte tout près d’une réserve autochtone. »

Si Sylvain Rivard a fait de l’art et de la culture des Premières Nations le cœur de son travail et de sa démarche artistique, c’est grâce à l’héritage transmis par ses grands- parents maternels. « J’ai commencé très jeune avec mon grand-père blanc à faire des mitaines en rat musqué, à coudre et à broder la fourrure et à faire des raquettes en babiche. Il avait lui-même appris dans les camps de bûcherons. Ma grand-mère m’a envoyé deux fois, petit, à Odanak, en me disant qu’on avait de la famille des deux côtés [autochtone et canadienne-française] et qu’il fallait que je connaisse ça. On avait très peu de sang autochtone, mais ça faisait tout de même partie de notre culture familiale », explique l’artiste.

À force de classer et d’inventorier les collections de différents musées ethnographiques au Québec, aux États-Unis et ailleurs dans le monde, il a eu l’occasion de se faire un œil. Lui-même collectionneur, il possède plusieurs objets remarquables, dont un petit ridicule brodé en poil d’orignal fabriqué par un artisan huron-wendat aux environs de 1850, des mocassins de la même époque conçus par des Abénakis du Maine et une collection de parkas de toutes les nations du cercle circumpolaire. La plupart des mitaines qu’il a représentées en papier dans La mitaine / The Mitten / Mitcikawin font partie de sa collection. Il a rapporté celle en peau de saumon d’un voyage en Islande.

« J’ai commencé très jeune avec mon grand-père blanc à faire des mitaines en rat musqué, à coudre et à broder la fourrure et à faire des raquettes en babiche. Il avait lui-même appris dans les camps de bûcherons. »

Sylvain Rivard

Outre les objets, Sylvain Rivard se nourrit de lectures hétéroclites. Son rôle de jury pour le Prix littéraire du Gouverneur général dans la catégorie jeunesse lui permet de recevoir des publications provenant de partout au Canada. « Ça me permet de voir ce qui est dans l’air du temps, où on est rendu et ce que je peux apporter en littérature jeunesse », note-t-il. Il fréquente aussi les superhéros nés dans les années 1940, comme Catwoman, « pour voir les clichés, les formules genrées, les phrases toutes faites, bref tous les pièges dans lesquels il ne faut pas tomber». Les boutiques des musées sont ses endroits préférés pour se procurer des livres soignés, souvent faits à la main. « C’est aussi là que je conseille aux gens d’aller pour se procurer des livres sur les Premières Nations. Des anthropologues et des spécialistes ont fait une sélection, donc souvent ce qu’on y trouve est moins générique que dans les librairies conventionnelles », explique-t-il.

Restreindre Sylvain Rivard à l’étiquette d’auteur et d’illustrateur jeunesse ne serait pas lui rendre justice. Il a notamment créé le magazine montréalais Paper doll – où des poupées de la contre-culture étaient habillées par de vrais couturiers – dont on peut consulter les quatre numéros à la Grande Bibliothèque. Il utilise d’ailleurs souvent des poupées et des costumes dans des expositions d’arts visuels et des performances, où il apparaît sous le nom de Vainvard (un surnom pour lequel il s’est inspiré d’Hergé, en collant les dernières syllabes de son prénom et de son nom). Autant intéressé par la fibre que par la manière dont notre habillement marque notre identité, il voit le vêtement comme un vaste territoire de possibles, qui permet de mieux comprendre le monde, tout en exprimant sa propre singularité.